Article extrait du Plein droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »
Le choix du départ
Le ministère de l’intérieur, par la voix de sa Direction des Libertés publiques, vient de publier une circulaire en date du 24 décembre 1990 dont l’objectif est de mettre sur pied un dispositif de retour volontaire des demandeurs d’asile « déboutés » dans leur pays d’origine ou dans un autre pays prêt à les accueillir.
Quel est le but de cette circulaire, à l’objet ainsi défini : « mise en place d’un dispositif de rapatriement volontaire des étrangers en situation irrégulière devant quitter le territoire français » ?
Doit-on se satisfaire de l’option proposée et juger la mesure bienveillante, puisqu’elle donne la possibilité à l’intéressé d’échapper à la reconduite à la frontière en décidant de partir de son propre chef et, de plus, muni d’un pécule ?
Alors que des permanences s’organisent un peu partout en France pour la défense et le soutien à des personnes qui se sont vu déboutées de leur demande auprès de l’OFPRA et de la commission de recours des réfugiés — même si cette mobilisation collective n’est pas à la hauteur du problème, quantitativement parlant, puisque quelque 100 000 personnes sont visées — le ministère de l’intérieur réfléchit sur un dispositif de retour qui ne semble pas du tout prendre en compte le statut spécifique des personnes concernées. À moins évidemment de considérer celles-ci comme d’authentiques faux demandeurs d’asile, et de présumer qu’il ne leur arrivera rien en cas de retour dans le pays qu’elles sont supposées avoir fui.
Le dispositif proposé navigue entre deux mesures existant déjà :
d’une part, la procédure de rapatriement volontaire, mesure exceptionnelle qui s’adresse aux immigrés en difficulté (sans travail et sans ressources), l’OMI prenant en charge le prix du billet des « cas sociaux très particuliers » ; d’autre part, la mesure d’aide à la réinsertion qui s’adresse aux étrangers résidents réguliers en France et qui font le choix — parfois dicté par une conjoncture économique et sociale extrêmement difficile — de tenter leur réinsertion au pays. Cette nouvelle formule d’aide au retour a montré ses limites par le nombre assez faible de postulants, et surtout par un nombre important d’échecs entraînant des situations humaines souvent inextricables. L’aide à la réinsertion prévoit différentes sources de soutien financier, liées à un projet de réinsertion économique que les candidats doivent présenter.
Des expériences pilotes
Le dispositif s’avère ici spécifique de par les bénéficiaires potentiels et la recherche d’une certaine efficacité.
Par ailleurs, la circulaire adressée dans un premier temps au seul préfet de la région Rhône-Alpes a une vocation d’expérience pilote. C’est à titre expérimental que ces mesures vont être proposées, à compter du 2 janvier 1991, aux demandeurs d’asile déboutés domiciliés dans ce département et ce, pendant une période de quatre mois. Si les rapatriements volontaires remportent le succès escompté, ils seront vraisemblablement étendus à l’ensemble de la France [1]. Reste à mesurer la réussite de la formule : se bornera-t-on à comptabiliser les rapatriements effectués ou y aura-t-il prise en compte des conditions de réinstallation des personnes ? La mesure semble se présenter comme un volet de la politique répressive de « chasse aux clandestins » même s’il est vrai qu’elle n’en a pas l’apparence. D’ailleurs, la circulaire ne se prive pas de préciser que la mise en place de cette alternative entre la reconduite à la frontière forcée et le rapatriement volontaire ne signifie pas un relâchement des efforts dans la lutte contre l’immigration clandestine.
Ainsi, au rang des bénéficiaires trouve-t-on les demandeurs d’asile déboutés de leur demande de statut de réfugié : il s’agit soit des personnes qui viennent de se voir remettre par les services de la préfecture une « invitation » (et non plus une « injonction »...) à quitter le territoire, soit des personnes qui n’ont pu obtenir leur régularisation exceptionnelle par application de la circulaire Pandraud. Toutes ces personnes doivent, bien évidemment, se présenter spontanément aux services préfectoraux ou à l’OMI ; on n’ira donc pas chez elles leur vanter les mérites du rapatriement volontaire...
Le dispositif peut profiter aussi aux familles à condition que tous leurs membres s’en aillent (le consentement exprès du conjoint est alors requis). Or, cette mesure peut toucher des familles (avec enfants nés en France, avec enfants scolarisés) qui auraient peut-être pu bénéficier de la circulaire du 5 août 1987 qui, rappelons-le, donne compétence aux préfets de régulariser les demandeurs d’asile déboutés pouvant faire valoir des attaches professionnelles et familiales en France.
1000 francs, ou la porte
Quel est le contenu proprement dit du dispositif ?
Il prévoit tout d’abord une assistance administrative apportée par l’OMI (Office des migrations internationales). Les pouvoirs publics prennent en charge la réservation et le billet de retour — en cas de départ forcé, c’est l’État qui de toute façon paie le voyage vers le pays d’origine — et accordent un « pécule » de départ qui s’élève à 1000 F par personne majeure et 300 F par enfant. Quelle générosité vis-à-vis de personnes qui ont contribué au fonctionnement de notre système social et à la marche de certains secteurs industriels ou de service, et qui ont versé des cotisations pendant des années sans en avoir la contrepartie !
Il faut savoir en effet que les demandeurs d’asile, quand ils sont salariés, payent les mêmes cotisations que les autres salariés, et que leur employeur a les mêmes charges patronales. Par contre, au niveau des prestations sociales, ils ne bénéficient que de l’assurance maladie ; ils n’ont droit ni aux allocations familiales, ni à la formation professionnelle. Et quand ces mêmes demandeurs d’asile sont déboutés, ils perdent alors tous les autres droits (chômage, vieillesse, veuvage...). Toutes les cotisations qui auront été versées pendant des années resteront dans les caisses de sécurité sociale françaises.
Prenons le cas d’un demandeur d’asile payé au SMIC : sur les 3 000 F de cotisations salariales et patronales versées chaque mois, 2 000 F ne donneront jamais droit à des prestations sociales, et si cette personne est déboutée, 600 F de plus resteront dans les caisses sans contrepartie pour le salarié.
Quand on sait qu’il y a à l’heure actuelle près de 100 000 demandeurs d’asile déboutés et que la plupart d’entre eux sont en France depuis plusieurs années en y occupant un emploi salarié, on a une petite idée de l’économie réalisée par la France « qui ne peut pas accueillir toute la misère du monde »...
À leur arrivée dans leur pays, les demandeurs d’asile pourront éventuellement bénéficier de l’assistance de l’OMI, ce soutien devant se limiter à une aide à la réinstallation locale. En aucun cas, il n’est envisagé que l’OMI fasse preuve de vigilance dans l’accueil qui sera réservé par les autorités locales aux personnes qui, il ne faut tout de même pas l’oublier, ont fait une demande d’asile en France.
Aucune disposition de la circulaire ne prend en considération la situation spécifique de ces personnes : on présume qu’il ne leur arrivera rien dans leur pays d’origine ou que les pouvoirs publics sauront faire le tri entre ceux qui, effectivement, ont peu de chance d’être inquiétés, et ceux qui, malgré le refus de l’OFPRA et de la Commission de recours des réfugiés, sont susceptibles de subir les contrecoups de la demande d’asile qu’ils ont faite.
L’unique condition à remplir tient à des contingences pécuniaires. En effet, le rapatriement volontaire avec aide n’est pas ouvert aux personnes qui « manifestement sont en mesure de regagner leur pays d’origine par leurs propres moyens ». L’OMI a toute liberté pour apprécier les ressources des postulants. Dans les statistiques établies à l’occasion des permanences ouvertes aux demandeurs d’asile, il ressort que plus de 90% des personnes travaillent. Certes, toutes ne peuvent faire valoir un contrat de travail à durée indéterminée, mais même lorsqu’il s’agit de missions intérimaires, la durée et la régularité des contrats frôlent au bout du compte le SMIC. L’OMI estimera-t-il alors que toutes ces personnes peuvent payer leur billet de retour ?
Les candidats au départ
Après tout, pourrait-on répliquer, ce choix appartient aux personnes. Certaines peuvent, d’un point de vue psychologique, préférer rentrer seules au pays d’origine, munies d’une somme certes dérisoire mais réelle, plutôt que dans le cadre d’un retour forcé avec un arrêté de reconduite à la frontière dans la poche. Peut-être que, pour un petit nombre de demandeurs d’asile — les plus désespérés et ceux qui appréhendent une clandestinité qu’on saura leur présenter comme inéluctable —, la mesure pourrait avoir quelque attraction. La plupart, néanmoins, préféreront vraisemblablement continuer à travailler, même clandestinement, et se satisfaire d’une rémunération faible mais supérieure à 1000 F, quitte à courir le risque d’être interpellés suite à un contrôle d’identité routinier.
Le dernier point de la circulaire traite de la coordination entre la mise en œuvre du rapatriement volontaire et la procédure préfectorale, la proposition faite au demandeur d’asile ne devant pas être un moyen d’interrompre la procédure d’éloignement orchestrée par la circulaire du 5 juin 1990. Le rapatriement est inscrit dans le processus répressif de façon précise. Les intéressés disposent d’un délai assez bref pour se décider : à défaut de prendre contact avec l’OMI ou de ne pas donner suite au premier entretien, au cours duquel l’organisme public a remis les formulaires, la préfecture doit prendre un arrêté de reconduite à la frontière, qu’elle enverra le cas échéant par la poste. Les personnes peuvent alors avoir du mal, concrètement, à user du recours suspensif que les dispositions législatives et réglementaires ont mis en place. En effet, elles ne disposent que de vingt-quatre heures pour saisir le tribunal administratif, vingt-quatre heures qui ont toutes les chances d’être épuisées si, démunies de toute pièce d’identité, elles n’ont pas pu retirer leur arrêté arrivé en recommandé avec accusé de réception.
On peut douter du succès que remportera la mesure de rapatriement volontaire qui néglige la spécificité des bénéficiaires. « Les demandeurs d’asile » économiques risquent de trouver la somme bien dérisoire. Quant aux personnes qui ont le moindre doute sur l’accueil qui leur sera réservé dans leur pays d’origine, elles trouveront que le pécule remis lors de l’embarquement ne mérite pas de prendre de risques.
Notes
[1] L’expérience semble finalement être étendue à plusieurs départements
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