Article extrait du Plein droit n° 63, décembre 2004
« Petits arrangements avec le droit »
Sombres tractations pour une directive
Cécile Poletti
Juriste.
Depuis le Traité d’Amsterdam, le domaine de l’immigration est intégré aux compétences de la Communauté européenne [1]. Ce nouveau cadre a impliqué un changement des mécanismes de décision puisque la responsabilité de la définition d’une politique, dans ce domaine, a été transférée au Conseil. Ce dernier doit arrêter un programme d’action comportant l’adoption des règles communes en matière d’asile, d’immigration et de protection des droits des ressortissants des États tiers [2], conformément à la procédure de l’article 67 du Traité d’Amsterdam qui pose que « le Conseil statue à l’unanimité sur proposition de la Commission ou sur l’initiative d’un État membre après consultation du Parlement européen ». La place prépondérante est dès lors donnée au Conseil, le Parlement et la Commission n’ayant qu’un rôle plus réduit [3]. C’est ce qui transparaît dans l’adoption de la directive relative au regroupement familial.
Le 1er décembre 1999, la Commission européenne propose un premier projet de directive visant à instaurer un droit au regroupement familial pour les ressortissants des pays tiers qui résident légalement dans un État membre. Cette proposition se caractérise par un certain libéralisme : le champ d’application du regroupement familial est étendu et ses modalités d’exercice sont, dans l’ensemble, plutôt souples. Le Parlement européen, dans son avis du 6 septembre 2000, approuve d’ailleurs globalement ce projet. Pourtant, ce texte ne reçoit pas l’agrément du Conseil car certaines questions ne sont à ses yeux « pas résolues », sans qu’il précise pour autant lesquelles. La Commission adopte donc une nouvelle proposition le 2 mai 2002. Cette version modifie fondamentalement la proposition précédente et traduit un véritable recul quant à la protection du droit au regroupement familial. Le résultat est en effet un texte très affaibli par le consensus auquel la Commission européenne a donné la priorité. C’est ce que constatent d’ailleurs les autres institutions européennes consultées – en particulier le Parlement [4]–, qui se montrent tout particulièrement préoccupées. Néanmoins, le Conseil passe outre : le 22 septembre 2003, la directive est adoptée quasiment en l’état, les seules modifications qu’elle comporte allant encore dans le sens de la restriction.
Cette version finale révèle que « l’accent est mis sur la nécessité de rédiger une directive qui reflète les spécificités de certaines législations nationales. En conséquence, le cadre de référence prévu initialement s’est mué en un plus petit commun dénominateur des législations déjà en vigueur dans les États membres » [5]. Elle reflète les compromis concédés par la Commission au Conseil afin de satisfaire les différents États membres, ce qui a conduit à privilégier presque systématiquement la législation la plus restrictive.
Avis consultatif
Le mécanisme de construction du droit communautaire semble ainsi se réduire à des négociations entre les représentants des gouvernements, le Parlement et la Commission étant cantonnés au rôle de témoins sinon passifs du moins sans voix au chapitre. Telle est la perception qu’on a pu avoir de cette première phase de la communautarisation décidée à Amsterdam en matière d’immigration, marquée par la volonté des États membres de défendre leurs prérogatives de souveraineté. Ce tableau ne serait cependant pas complet si l’on y négligeait le rôle joué par les associations.
Sur les questions d’immigration, la place non prépondérante du Parlement n’a jamais beaucoup évolué. Même si, depuis 1999, il doit être systématiquement consulté et donner un avis préalable sur l’ensemble des actes législatifs en préparation alors qu’il était auparavant simplement informé, le Conseil n’est toujours pas obligé de tenir compte de cet avis. Cette simple consultation est « difficilement acceptable […] dans le cadre de l’immense chantier législatif qui s’ouvre en matière d’immigration et d’asile et concerne le statut de millions de personnes » [6], et est d’autant plus inquiétante que le Conseil semble ne pas accorder une grande importance aux amendements proposés par le Parlement.
Il faut préciser, avant de revenir sur les positions transmises par le Parlement sur la directive relative au regroupement familial, qu’au sein même de ce dernier il n’a pas été facile de trouver un compromis. Les propos tenus par les députés lors de l’examen du rapport de Mme Caerdeira Morterero [7] laissent deviner les mêmes oppositions entre nations qu’au sein du Conseil, notamment entre l’Allemagne et une grande partie des autres États membres. Il est en effet intéressant de constater que les parlementaires allemands, par réflexe nationaliste, semblent oublier leur fonction et leur appartenance à un groupe politique et soutiennent les positions inflexibles de leur gouvernement sur certains aspects de la directive (notamment sur la mise en place d’un critère d’intégration à remplir pour les enfants de plus de douze ans). C’est le cas du parlementaire allemand, Ozan Cyhun, du parti socialiste européen qui rejette la position de son parti tendant vers une définition large du regroupement familial pour défendre la position de son gouvernement qui restreint ce droit de manière très importante sur plusieurs points.
Une majorité de députés souhaitaient néanmoins la rédaction d’un texte reflétant et respectant « la diversité des relations familiales existant dans notre société contemporaine » (introduction des concubins comme bénéficiaires de ce droit, refus de la restriction liée au mineur, assouplissement des conditions permettant l’accès des familles…). Ces amendements, loin d’être secondaires, touchaient à la conception du regroupement familial, voire parfois à la notion même de famille. Aucun d’entre eux n’a été retenu dans la version finale de la directive.
Engager une épreuve de force ?
On notera que le Parlement ne s’est pas montré particulièrement téméraire. On aurait pu imaginer, s’il avait fait preuve de plus d’audace, qu’il mène « front commun » avec la Commission pour essayer d’imposer une approche plus favorable du droit des étrangers non communautaires à vivre en famille. Mais celle-ci avait-elle les moyens d’engager une épreuve de force avec le Conseil ? Sans doute pas, étant donné la répartition des compétences prévue par le traité d’Amsterdam. Le renforcement institutionnel de la Commission et du Parlement, au détriment du pouvoir des États membres, qui devrait entrer en vigueur en 2005, pourrait changer la donne en mettant un terme aux marchandages dont l’élaboration de la directive a été le théâtre.
Ainsi, l’Allemagne et la France se sont régulièrement opposées dans une surenchère d’exigences mutuelles. Particulièrement sévère sur le regroupement des mineurs étrangers, l’Allemagne s’est montrée plutôt ouverte sur la question des concubins, notamment homosexuels. A l’inverse, la France s’opposait en principe aux restrictions visant les enfants, mais souhaitait exclure les couples non mariés de la procédure. Le résultat sera une compilation de ces différentes positions nationales : la directive prévoit en effet la limitation possible du regroupement familial aux enfants de moins de quinze ans et la mise en place d’un critère d’intégration à remplir pour les enfants de plus de douze ans d’une part, l’exclusion des concubins comme bénéficiaires automatiques du regroupement familial d’autre part. Ceci tend à confirmer que la méthode de construction du droit en la matière a conduit, non à la recherche d’une convergence entre les différentes lois nationales mais à la juxtaposition des différentes spécificités législatives, même les plus éloignées du modèle le plus répandu.
Le mot d’ordre de la méthode utilisée ici est la « flexibilité ». Les États ont fait en sorte de garder une importante marge de manœuvre, et même de se donner la possibilité de déroger à certaines dispositions adoptées. Il s’agit d’harmoniser tout en accordant suffisamment de souplesse pour tenir compte des situations nationales et leur permettre de perdurer. Signe visible de ce parti-pris, la récurrence, au fil des articles de la directive, du verbe « pouvoir », au détriment de dispositifs obligatoires. Ainsi, le chapitre IV relatif aux conditions matérielles d’exercice du droit au regroupement familial ne contient aucune formule contraignante, tous les articles commençant par l’expression « les États membres peuvent… ».
Du reste, lorsque contrainte il y a, des dérogations sont toujours prévues, dont on imagine que les États feront largement usage, et qui laissent la porte ouverte à une harmonisation minimale. La transposition de la directive dans les législations internes risque donc de conduire à des résultats très différents , voire opposés, suivant les États, ce qui nous amène à nous interroger sur la nature réelle de cet acte. Certes la directive à une valeur obligatoire, mais son interprétation est susceptible d’une telle souplesse que l’on ne voit guère la différence avec le système qui prévalait auparavant. Le risque existe de vider la directive à la fois de son contenu et de son objectif normatif.
En effet, même si cet objectif est clairement désigné dans les considérants et l’article premier, à savoir l’instauration d’un droit au regroupement familial pour les ressortissants des États tiers, il ne peut être atteint si les États ne sont pas liés par un résultat commun. Les États sont libres, non seulement quant à la forme et aux moyens, comme le prévoit ce type d’acte, mais également sur le fond. On s’éloigne donc de la définition formelle de la directive [8], sauf à admettre l’émergence, en matière d’immigration, d’un nouveau modèle de directive, beaucoup plus souple. L’intérêt d’un tel type d’acte fait question puisqu’il revient, à peu de choses près, à préserver les différentes législations nationales au gré de la volonté des États membres.
Ceci est d’autant plus inquiétant que la méthode adoptée ici, pour la directive relative au regroupement familial, pourrait faire école dès que les États membres auront des difficultés à trouver un compromis, ce qui sera probablement le cas dans tous les projets touchant à la reconnaissance de droits en matière d’immigration. Dans la mesure où les législations nationales dans ce domaine sont en grande majorité restrictives, cet individualisme augure mal de la manière dont sera protégé le droit des ressortissants des États tiers au cours des prochaines années dans l’UE. Une telle perspective n’a pas échappé aux associations qui se sont mobilisées pour tenter d’infléchir les orientations désastreuses de la directive.
Dès 2002, des associations nationales et européennes spécialisées dans la défense des droits des étrangers et du respect de la vie familiale se sont élevées pour dénoncer les graves dérives subies par la proposition de directive par rapport à sa version initiale. Mais c’est surtout après son adoption officielle, à l’automne 2003, que la Coordination européenne pour le droit de vivre en famille – qui réunit de nombreuses associations dans différents pays européens, et dont fait partie le Gisti –, a décidé de lancer une campagne auprès des parlementaires européens afin qu’ils demandent l’annulation de la directive devant la Cour de justice des Communautés européennes [9] (CJCE).
Un argumentaire est alors rédigé, qui avance des arguments de forme et de fond. Dans un premier temps, il soulève le non respect, par le Conseil, du rôle du Parlement européen dans la procédure d’adoption de la directive, puis soutient, dans un second temps, que plusieurs de ses dispositions violent les principes de droits fondamentaux, notamment ceux de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention internationale des droits de l’enfant.
Après deux avis favorables l’un de la Commission des libertés, l’autre de la Commission juridique du Parlement européen, la CJCE est officiellement saisie par le président du Parlement, à la fin de l’année 2003, d’un recours en annulation à l’encontre de la directive relative au regroupement familial. Nous en sommes là aujourd’hui et il reste à la Cour à se prononcer. Cette saisine n’est certes pas suspensive, mais l’on peut espérer qu’elle reculera, du moins en partie, la transposition de la directive dans les États membres.
Si ce texte est annulé, ceux-ci devront reprendre les négociations. Certes il n’est absolument pas garanti qu’un prochain accord soit plus favorable aux ressortissants des États tiers, d’autant qu’il devra désormais contenter, avec l’élargissement de l’Europe, non plus quinze mais vingt-cinq États membres. Cependant, si l’on reste sceptique sur le fond, on peut malgré tout se réjouir d’avoir bousculé le consensus mou existant entre les différents organes européens dans l’élaboration du droit communautaire. On peut estimer que la bataille gagnée par cette action de lobbying est de taille : elle a en effet permis, pour la première fois, d’ouvrir une brèche dans ce processus institutionnel opaque. ;
Notes
[1] Le domaine de l’immigration passe en effet du troisième pilier, ayant pour objet une simple coopération gouvernementale, au premier pilier, qui établit la compétence communautaire. Voir Plein droit n° 49, avril 2001.
[2] Traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, e.v le 1er mai 1999, titre IV, article 61.
[3] Ce mode de décision devrait être amené à changer à partir de 2005 avec la mise en place de la procédure de codécision qui donne au Parlement un rôle de colégislateur, le Conseil ne pouvant plus décider sans son consentement.
[4] Parlement européen, Rapport sur la proposition modifiée de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial, 19/03/2003, PE A5- 0086/2003. V. notamment à ce propos l’exposé des motifs ou le rapporteur du Parlement européen considère que « la proposition actuelle a perdu toute son ambition initiale, réduit son champ d’application et, au lieu de rapprocher les législations nationales vers le haut, elle les rapproche par le bas en vue de parvenir à un dénominateur commun minimal des législations en vigueur en la matière dans les différents États membres ».
[5] Comité économique et social, Avis sur la « Proposition modifiée de directive du Conseil relative au regroupement familial », 17/07/2002, CESO857/2002, JO C 241 du 07/10/2002.
[6] Bruycker de (P.), « Vers une politique européenne d’immigration économique ? », in Bribosia (E), Les nouvelles migrations : un enjeu européen, Editions Complexe, Bruxelles, 2002.
[7] Réunion du mardi 21 janvier 2003 de la Commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures.
[8] Aux termes de l’article 249 du Traité instituant la Communauté européenne [ex 189] une directive « lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ».
[9] Depuis le Traité d’Amsterdam, l’article 230 alinéa 4 permet au Parlement, lorsqu’il y a notamment violation du traité d’Amsterdam ou de toute règle relative à son application, ou détournement de pouvoir formé par un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission, d’introduire dans un délai de deux mois un recours devant la Cour de justice des Communautés européennes. Avant la directive relative au regroupement familial, il n’avait encore jamais été fait usage de cette possibilité de recours.
Partager cette page ?