Article extrait du Plein droit n° 82, octobre 2009
« La police et les étrangers (2) »

Dénoncer les violences policières. Mais après ?

Delphine d’Allivy Kelly

Elève-avocate
Dans l’observation des rapports entre la police et les étrangers, la création de la commission nationale de déontologie de la sécurité constitue évidemment un bon point. Cette autorité administrative indépendante consacre en effet une place importante, dans ses rapports, aux manquements à la déontologie frappant les étrangers. Mais en l’absence de pouvoir d’injonction, de sanction et de pouvoir réglementaire, sa marge de manœuvre est étroite.

La commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), fait figurer en page de garde de son rapport annuel l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes duquel « la garantie des droits de l’Homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Force est de constater que ce leitmotiv échappe souvent à une police mise sous pression par la politique du chiffre à laquelle l’exhorte de façon croissante, depuis 2002, le pouvoir exécutif, hier par la voix du ministère de l’intérieur, aujourd’hui par celle du ministère de l’immigration, concernant la police des étrangers.

L’article 1er de la loi du 15 novembre 2001 dispose que « la sécurité est un droit fondamental. Elle est une condition de l’exercice des libertés et de la réduction des inégalités  ». Si on peut s’interroger sur l’accession de la sécurité au statut de droit fondamental, dès lors que ce principe est posé par la loi, il doit s’appliquer à tous et ne doit être ignoré de personne, à plus forte raison de ceux qui ont pour mission de l’assurer.

Instituée par la loi du 6 juin 2000, la CNDS est une autorité administrative indépendante [1]. Sa mission est de « veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République  ». Elle a pris ses fonctions le 25 janvier 2001, date de la première réunion de ses membres. À l’origine, elle pouvait être saisie par le premier ministre ou par un parlementaire (à l’exception des parlementaires membres de la CNDS) agissant de son propre chef ou à la demande d’une victime ou d’un témoin d’un acte susceptible de constituer un manquement à la déontologie de la sécurité. À la suite d’une modification de ses statuts, un pouvoir de saisine directe a été ouvert au médiateur de la République, au président de la Halde et à la défenseure des enfants et, plus récemment, au contrôleur général des lieux de privation de liberté. Pour les particuliers, aucun changement n’est intervenu : ils doivent toujours passer par un parlementaire, ce qui rend la démarche difficile et le risque de filtrage non négligeable.

La commission émet des décisions de classement lorsque des saisines sont jugées irrecevables à raison de leur objet ou de leur tardiveté (les faits doivent s’être produits un an maximum avant la saisine) ; elle émet également des avis concernant les manquements ponctuels à la déontologie ou quand elle conclut à l’absence de violation, et des recommandations en cas de manquements graves. Les pouvoirs de la CNDS ont été mis en exergue par la question des violences sur les étrangers. Dans son rapport 2003, la commission consacre en effet un chapitre aux cas mettant en cause la police de l’air et des frontières (Paf), et présente un recensement important de ses décisions. Dès lors, elle prendra en compte spécifiquement les manquements à la déontologie frappant les étrangers.

L’étude sur la part des discriminations dans les manquements à la déontologie (rapport 2004) prend acte du déploiement de la lutte contre les discriminations au plan national sous l’impulsion du droit communautaire, tout en s’interrogeant sur la relation entre les services de sécurité et les populations aux origines étrangères « visibles ». Est évoquée la discrimination institutionnelle découlant des mesures de neutralisation exercées par la Paf lors des embarquements forcés. Ces mesures, qui s’appliquent spécifiquement à des étrangers constituent un traitement de facto humiliant par l’emploi de techniques de contention dont la commission a relevé qu’elles étaient contraires au devoir général de respect absolu des personnes imposé par le code de déontologie de la police nationale.

Cette étude permet de démontrer de manière induite que l’origine étrangère supposée entre sérieusement en ligne de compte. La police aux frontières y tient une large place, mais également la police nationale à l’occasion de contrôles d’identité. La CNDS a en effet dénoncé, notamment dans son rapport 2006, les contrôles d’identité abusifs et le recours systématique au menottage et à la fouille à corps, en méconnaissance d’une circulaire du ministère de l’intérieur du 11 mars 2003 qui rappelait que cette pratique doit être exceptionnelle et circonstanciée. Est ainsi injustifiée une telle fouille sur la personne d’un lycéen contrôlé alors qu’il était en situation irrégulière [2].

Le rapport 2005 consacre un chapitre à une étude sur les mesures d’éloignement des étrangers. Cette étude spécifique part du constat d’une augmentation conjuguée du nombre d’exécutions des mesures d’éloignement et du nombre de saisines de la CNDS. Elle souligne que « l’analyse de ces saisines fait apparaître des dysfonctionnements renouvelés dont les conséquences humaines peuvent être parfois dramatiques  ». À cette occasion, elle rappelle tout particulièrement à l’ordre les fonctionnaires de la Paf, en visant une précédente mise en garde figurant dans son rapport 2003 : « La commission, saisie cette année à plusieurs reprises pour des faits concernant la police aux frontières, a tenu à rappeler que, si ce service est investi d’une mission délicate, il n’est pas dispensé de l’application des règles et principes qui s’imposent à tous les personnels de police. Qu’il s’agisse de mesures d’éloignement ou de maintien en zone d’attente de type ZAPI, les étrangers doivent être traités avec d’autant plus de précaution que leur situation et les mesures dont ils font l’objet les rendent vulnérables ».

La CNDS relève l’entrave à son action que constitue l’urgence, qui l’a parfois empêchée d’entendre les victimes avant leur éloignement. Deux grands axes émergent des saisines : d’une part les manquements à la déontologie lors du déroulement des opérations d’éloignement forcé, d’autre part les problèmes liés aux conditions de maintien en centre de rétention administrative et en zone d’attente. Dans la première situation, la CNDS relève l’existence de pratiques et gestes techniques professionnels d’intervention (GTPI) inadaptés ou excessifs [3], de violences policières injustifiées (mais se heurtant à l’allégation de riposte en défense de la part des forces de l’ordre), et de manquements dus au non-respect de la dignité des personnes éloignées (menottage, entraves aux chevilles, fouilles à corps systématiques, personnes portées à l’horizontale dans l’avion du retour), déjà dénoncés par le précédent commissaire européen aux droits de l’homme, Alvaro Gil-Roblès.

La seconde situation met en scène des manquements au respect des droits fondamentaux des personnes placées en centre de rétention ou en zone d’attente (droit à un avocat, un médecin, un interprète). Elle soulève la question du placement de familles et de mineurs, également dénoncée par la défenseure des enfants dans son rapport 2005 [4], et du traitement de la minorité en zone d’attente. Sont enfin dénoncées les conditions matérielles de rétention et de maintien en zone d’attente.

La CNDS met à profit une étude sur l’accès aux soins des personnes privées de liberté (rapport 2007) pour rappeler que « les étrangers maintenus ou retenus en zone d’attente ou en centre de rétention administrative bénéficient des garanties juridiques énoncées dans le Ceseda, tels que le droit à l’assistance d’un interprète, d’un conseil et d’un médecin. » Pour la commission, l’accès aux soins est « guidé par un souci d’humanité  » et le droit à un examen médical doit pouvoir être exercé dans un délai raisonnable. Car « on ne peut en effet laisser une personne détenue, retenue ou gardée à vue, dans une situation dégradée susceptible de constituer une atteinte à sa dignité et à sa santé  ».

Il ressort pourtant de l’étude que, sur les 127 saisines de la commission traitant de problèmes relatifs à l’accès aux soins, 85 avaient trait à des affaires où cet accès avait été négligé par les services de police et de gendarmerie, dont 17 en zone d’attente et en centre de rétention. Défaillances relatives à la permanence des soins, problèmes d’escorte pour les consultations à l’extérieur, de suivi de l’état de santé des personnes, de délais d’attente, de respect du secret médical, de respect de la confidentialité durant l’examen médical, autant de violations de l’article 10 du code de déontologie de la police nationale aux termes duquel « le fonctionnaire de police ayant la garde d’une personne dont l’état de santé nécessite des soins spéciaux doit faire appel au personnel médical et, le cas échéant, prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de cette personne. »

Dans le rapport 2008, un chapitre est dédié à la situation des mineurs étrangers en situation irrégulière. Il en ressort un constat de violations récurrentes de la Convention internationale sur les droits de l’enfant. La CNDS dénonce en effet les violences policières commises en zone d’attente sur les mineurs isolés, tout particulièrement vulnérables, ainsi que le déni systématique de minorité qui leur est appliqué. S’agissant des centres de rétention, la CNDS épingle la séparation de familles, l’inadéquation du placement avec la minorité (surtout quand il s’agit de bébés). Il faut rappeler que les mineurs sont admis en rétention sous le « statut » d’accompagnant de retenu, qui ne s’inscrit dans aucun cadre juridique et méconnaît bien évidemment l’intérêt supérieur de l’enfant comme le prévoit la convention. La commission réitère ses critiques et ses recommandations dans son bilan 2008, en pointant particulièrement la rétention administrative outremer : conditions matérielles indignes à Mayotte, déshumanisation, abandon des cadres légaux d’intervention et détentions arbitraires en Guyane. Elle a en effet eu l’occasion de mener des vérifications sur place lors d’une enquête sur le naufrage d’une embarcation de fortune percutée par une vedette de la police aux frontières. Elle a alors découvert l’horreur du centre de rétention de Pamandzi à Mayotte [5], un centre surpeuplé où adultes et mineurs dorment à même le sol au nom de traditions ancestrales (selon les autorités !), et vivent dans des conditions d’hygiène déplorables. La commission dénonce cette situation intolérable, générée par la poursuite effrénée des objectifs de reconduite des étrangers en situation irrégulière, ici largement dépassés par une pratique intensive.

La CNDS, une institution menacée ?



Le Défenseur des droits a été institué à la faveur de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. Cette nouvelle institution dont on ignorait les prérogatives qui lui seraient attachées, vient de se voir assigner, par un projet de loi organique, les compétences fusionnées de trois autorités administratives, amenées dès lors à disparaître dans un futur proche : le médiateur de la République, le défenseur des enfants et la CNDS.

Comme Dominique Versini, actuelle défenseure des enfants, Benoît Narbey, qui vient d’être nommé secrétaire général de la CNDS s’est dit surpris de ne pas avoir été consulté, ayant appris le sort réservé à la commission le 9 septembre dernier1, à l’occasion du communiqué du conseil des ministres présentant le projet de loi organique sur les compétences du défenseur des droits. Force est de constater que la suppression de ces deux institutions, qui interviennent sur des sujets sensibles et dérangeants, et la dilution de leurs champs de compétence au sein d’une entité généraliste soulève des interrogations quant à la perte de visibilité de ces thèmes délicats. On peut y voir une manœuvre qui serait une sanction détournée de l’action de ces deux autorités administratives indépendantes, qui n’ont pas hésité à prendre des positions importantes pour dénoncer les violations des droits dans leurs domaines respectifs, et de concert, comme ce fût le cas au sujet de Mayotte.

1 Voir sur le site de la CNDS son communiqué publié le 21 septembre 2009 www.cnds.fr/pages/Communique_presse_21_09_2009.pdf

Les membres de la commission ont publié le 18 janvier 2009 un rapport spécial [6] pour signaler que ses recommandations n’avaient pas été suivies d’effet. Il s’agissait d’un avis de 2006 rendu à la suite d’une saisine indirecte par un usager de l’aéroport de Toulouse-Blagnac témoin de graves violences de la part de la Paf sur un étranger entravé et donc sans défense. Ce témoin avait fait l’objet d’intimidations policières en écopant d’une plainte en dénonciation calomnieuse que la commission avait dénoncée comme une pression susceptible d’entraver son fonctionnement. Elle estimait son indépendance nettement mise en cause par la possibilité d’engager des poursuites pénales contre l’auteur de la saisine, alors même qu’elle était en plein travail d’instruction. À cette remarque, la ministre de la justice a répondu qu’au contraire, cela permettait un filtrage efficace des saisines abusives. La commission réplique en substance qu’elle n’a pas besoin d’être tenue par la main pour faire son travail, ce qui reviendrait à méconnaître d’ailleurs frontalement son statut d’autorité indépendante.

La CNDS avait en outre fait des recommandations tendant au rappel ferme des obligations légales et des pouvoirs dont dispose la Paf, ainsi qu’à la prohibition absolue de tout acte de violence commis sans nécessité sur une personne menottée, constituant un traitement inhumain et dégradant. Elle déplore le fait que ces recommandations n’aient pas même fait l’objet d’un rappel à l’ordre de l’autorité hiérarchique sur les policiers mis en cause, non plus que d’une réponse.

Prêcher dans le désert

Cet exemple met en lumière les limites rencontrées par la CNDS, et plus généralement les autorités administratives : créées pour mettre l’accent sur une supposée volonté politique de remédier à un problème de société, leur marge de manœuvre les restreint souvent à prêcher dans le désert… Concernant plus précisément la CNDS, l’absence de pouvoir d’injonction, de pouvoir de sanction et de pouvoir réglementaire est susceptible de limiter sérieusement son action. La commission rappelle d’ailleurs elle-même ses limites dans son rapport 2003 : « La commission n’est pas une autorité hiérarchique, encore moins une juridiction. […] Elle n’a ni le pouvoir d’interférer dans une procédure engagée devant une juridiction, ni celui de prononcer elle-même une quelconque sanction disciplinaire, et doit demander, lorsqu’elle instruit une affaire parallèlement à la procédure judiciaire, une autorisation écrite du magistrat saisi pour se faire communiquer les pièces du dossier. Lorsque les faits révélés sont les mêmes que ceux visés dans une procédure pénale ayant abouti à une décision de justice définitive, la commission se déclare incompétente, étant liée par la décision de la juridiction ».

La CNDS ne dispose que d’un pouvoir d’exhortation complémentaire de son pouvoir d’enquête, d’un pouvoir de proposition au gouvernement de modifications législatives ainsi que de la possibilité de demander aux ministères concernés de saisir les corps de contrôle aux fins de réalisation d’études internes… et du rapport spécial. L’action de la CNDS se trouve également affectée par des limites financières. Disposant d’une dotation annuelle tirée du budget du Premier ministre, son indépendance financière est des plus précaires. Celle-ci a d’ailleurs fait l’objet d’une alerte en 2005 quand les crédits de la commission ont été gelés, mettant gravement son existence en cause [7].

La CNDS manque cruellement de publicité. Pour médiatiser son action, elle ne dispose que d’un rapport annuel et d’un rapport spécial publié au Journal officiel. Jusqu’à présent, elle n’a pas bénéficié d’une campagne d’information à l’instar de la Halde, autre autorité administrative. Elle reste donc inconnue du grand public et, a fortiori, des étrangers qui auraient besoin de la saisir. Ainsi, la commission énonçait dès son rapport 2001 : « Il est à craindre que restent à l’écart les personnes qui, en raison de leur âge, d’un handicap, d’une situation d’étranger ou de leur grande pauvreté demeurent dans l’ignorance de leurs droits ; une saisine directe n’y changerait rien. Ne reste alors que la saisine par un parlementaire attentif à de telles situations, agissant de sa propre initiative ou à la requête d’élus locaux ou d’associations ».




Notes

[1Pour une analyse approfondie de l’institution et du choix de sa dénomination, cf. Laurent Charles, « La commission nationale de déontologie de la sécurité », Droits fondamentaux, n° 6, décembre 2006.

[2Saisine 2008-52.

[3Voir dans le n° 62 de Plein droit (oct. 2004) l’article de Stéphane Maugendre « Morts par GTPI ? ».

[4www.defenseurdesenfants.fr/pdf/ RappAct2005.pdf


Article extrait du n°82

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Dernier ajout : jeudi 20 août 2020, 14:19
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