Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »

Le juge des libertés, une garantie de façade

Christophe Pouly

Avocat
La loi impose que l’autorité judiciaire, en l’occurrence le juge des libertés et de la détention, soit saisie pour autoriser ou non le maintien en rétention d’un étranger en vue de son éloignement. À cet égard, elle constitue un garde-fou contre l’arbitraire de l’administration, surtout dans un contexte de durcissement des politiques migratoires. Mais est-ce vraiment le cas ? Les JLD en ont-ils les moyens ? Les conditions de leur intervention garantissent-elle la sauvegarde des libertés individuelles ?

Figure du sauveur face à l’arbitraire du pouvoir, « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle » constitue un pilier de la mythologie républicaine qui, une fois n’est pas coutume, trouve son origine dans le droit anglo-saxon. Pour en finir avec les lettres de cachet par lesquelles le roi embastillait arbitrairement ses sujets, les révolutionnaires de 1789 ont inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen que « nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et dans les formes qu’elle a prescrites  ». La noblesse anglaise, qui avait compris, quelques siècles avant les Français, l’intérêt de limiter les pouvoirs du souverain, avait conçu une procédure dite d’habeas corpus qui impose à tout geôlier de présenter immédiatement à un juge, plus précisément dans les trois jours, toute personne qui se trouve privée de liberté.

Bien que le droit à la sûreté ait été proclamé au XVIIIe siècle, il faudra attendre la loi du 7 février 1933 pour que le législateur confie expressément au juge judiciaire la sauvegarde de la liberté individuelle ; mais cette loi fit long feu car la plupart de ses dispositions furent abrogées en 1935. Ce n’est que plus de trente ans plus tard, dans le contexte de la guerre d’Algérie et de son cortège d’internements administratifs, que les nouveaux maîtres du pouvoir, affairés à la rédaction de la constitution de la Ve République, décidèrent d’inscrire dans le marbre que la protection contre les arrestations arbitraires et, d’une manière plus générale, que la garantie de la liberté individuelle, relevaient de la compétence de l’autorité judiciaire (art. 66 de la Constitution).

C’est sur la base de cette disposition que le Conseil constitutionnel devait naturellement censurer toute législation qui autoriserait la privation de liberté des étrangers en instance d’éloignement sans qu’un juge judiciaire intervienne à bref délai. Ainsi, chaque fois que l’administration détient un étranger en vue de son refoulement ou de son éloignement, l’autorité judiciaire, incarnée ici par le juge des libertés et de la détention (JLD), doit être saisie pour autoriser la prolongation de cette mesure.

On pouvait être réconforté, a priori, par cette présence rassurante d’un magistrat bienveillant, indépendant, prompt à sanctionner les abus de pouvoir de l’administration ou des policiers, mais encore eût-il fallu que le législateur lui en donnât les moyens. Longtemps la loi n’a offert au juge qu’une alternative : prolonger la rétention ou, à titre exceptionnel, assigner à résidence. Alors que, dans un régime libéral, la liberté constitue le principe et la restriction l’exception, il y avait là un renversement des principes que le Conseil constitutionnel n’a jamais critiqué.

Ainsi durant plusieurs années, le juge chargé de veiller à la sauvegarde de la liberté ne pouvait pas remettre en liberté, ce qui était une manière bien curieuse de s’approprier l’habeas corpus. La Cour de cassation a donc dû affirmer, dans une série d’arrêts du 28 juin 1995, qu’il appartenait au juge de vérifier la régularité des actes antérieurs à la rétention administrative et de les sanctionner le cas échéant. Autrement dit, si les conditions du contrôle d’identité, de l’interpellation ou de la garde à vue apparaissaient irrégulières, le juge devait refuser de faire droit à la demande de prolongation de la rétention administrative.

Ce n’est qu’avec la loi Besson du 16 juin 2011 que le législateur a reconnu expressément au juge le pouvoir de prononcer la mainlevée d’une rétention ou d’un maintien en zone d’attente, mais à la seule condition qu’il constate une grave irrégularité ou une atteinte aux droits de l’étranger. L’étude des travaux préparatoires montre surtout que les nouvelles dispositions tendaient moins à reconnaître à l’autorité judiciaire le droit qu’elle s’était arrogé, à juste titre, en application de la Constitution, que de tenter d’en limiter les effets en encadrant strictement les conditions de fond et de forme de sa mise en œuvre.

Un roi sans trône et sans pouvoir

L’exercice de cette compétence est toutefois sérieusement limité par ce que le Conseil constitutionnel a formulé comme étant « la conception française de la séparation des pouvoirs » tirée de la loi sur l’organisation judiciaire des 16-24 août 1790 aux termes de laquelle « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions  ».

Le Conseil constitutionnel en a déduit une interdiction générale pour le juge judiciaire d’annuler ou de réformer les actes de l’administration en dehors de matières qui lui sont réservées « par nature » (le droit de propriété par exemple). La décision de placer un étranger en rétention administrative étant un acte administratif, le juge judiciaire ne peut donc pas en contrôler ni la régularité ni la légalité. Le principe de la séparation des autorités juridictionnelles, corollaire de la séparation des pouvoirs, prime sur la substance de la garantie de la liberté individuelle et empêche le juge de sanctionner les atteintes illégales, arbitraires, à la liberté lorsque celles-ci trouvent leurs sources dans les actes établis par l’administration.

On aurait pu penser que la garantie de la liberté individuelle était une matière réservée « par nature » à l’autorité judiciaire. La Cour de cassation n’a pas retenu cette analyse et a veillé au strict respect du principe de la séparation des pouvoirs à tel point que l’on peut se demander si cette limitation de compétence n’aboutit pas à un déni de justice. Par exemple, la Cour de cassation a estimé que le juge judiciaire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs, ordonner la remise en liberté d’un étranger au seul motif que l’arrêté de placement en rétention était manifestement illégal car il venait alors apprécier la légalité d’un acte administratif [1].

Autrement dit, le juge n’a pas tout à fait le pouvoir de mettre fin aux rétentions illégales si c’est le préfet qui commet l’illégalité. Si la loi Besson a corrigé les effets de cette jurisprudence en soumettant au contrôle effectif du juge administratif, qui doit alors statuer dans un délai de soixante-douze heures sur la légalité de la décision de placement en rétention, il n’en demeure pas moins que sur le plan des principes le juge judiciaire est affecté d’un handicap sérieux ; « un roi sans trône et sans pouvoir  » comme aimait le rappeler un juge des libertés et de la détention exerçant au tribunal de grande instance de Paris.

En effet, la possibilité de faire un recours devant le juge administratif ne règle pas la question de l’impuissance du juge judiciaire. Supposons que, pour une raison quelconque, un étranger placé en rétention ne saisisse pas le juge administratif dans le délai de quarante-huit heures qui lui est imparti, il devra attendre cinq jours avant d’être présenté au juge des libertés et de la détention. Ce dernier pourra constater que les cinq premiers jours de rétention étaient parfaitement arbitraires, sans pouvoir toutefois mettre un terme à cette mesure. Pire encore, il devra prolonger cette rétention pourtant illégale.

Insécurité juridique

Bien que la marge de manœuvre de ce « petit juge » dont la présence est imposée par le Conseil constitutionnel soit assez étroite, elle a été considérée par le législateur comme un obstacle majeur à la réalisation des desseins présidentiels sous le règne de Nicolas Sarkozy. Ainsi, peut-on lire sous la plume de Thierry Mariani, dans un rapport qu’il déposa au bureau de l’Assemblée nationale en préparation à la discussion sur la loi Besson : « Il est manifeste que tous les juges des libertés et de la détention n’ont pas la même vision de leur rôle : alors que beaucoup concentrent leur intervention sur ce qui la justifie, c’est-à-dire la nécessité ou non de priver une personne de sa liberté, certains autres ont une vision maximaliste de leur rôle [2]. » Cette petite phrase, qui masque à peine le désir de mettre les juges aux ordres, pose une question fondamentale, celle de l’insécurité juridique résultant de l’institution du juge unique.

Dans le contentieux de la rétention, l’autorité judiciaire est incarnée par un juge qui œuvre seul, le juge des libertés et de la détention. Ses décisions sont soumises au contrôle du Premier président de la cour d’appel ou à un conseiller qu’il désigne. C’est donc une procédure placée sous le signe du juge unique. Il est évident que l’appréciation des arguments soulevés par les parties dépendra non seulement de la confrontation qu’en fera le juge avec le droit positif tel qu’interprété par la Cour de cassation, mais aussi de considérations plus personnelles de nature culturelle ou idéologique. Comme aiment le rappeler les juristes, « juge unique, juge inique  ». Si la juridiction à juge unique peut être source de critiques récurrentes non spécifiques au droit des étrangers, il est vrai que le contentieux particulier de l’éloignement illustre la pertinence de ces critiques. C’est un contentieux où le masque tombe rapidement, dans lequel les magistrats dévoilent la conception qu’ils ont de la liberté, plus précisément celle des étrangers en situation irrégulière.

La Cour de cassation a eu à juger des contestations tirées de ces contingences qui, indépendamment du sentiment d’insécurité juridique qu’elles génèrent, posent le problème plus large de l’égalité des justiciables devant le service public de la justice. Dans une première affaire, il avait été démontré que le préfet des Pyrénées-Atlantiques plaçait les étrangers dans une autre région afin d’éviter le juge des libertés du tribunal de grande instance TGI) de Bayonne qui, selon les statistiques, censurait fréquemment les procédures policières. La Cour de cassation a toutefois botté en touche en estimant que n’entrait pas dans les attributions de l’autorité judiciaire de contrôler le choix du centre de rétention [3]. Dans une seconde affaire, le retenu avait tenté de démontrer que l’administration procédait aux placements en rétention en fonction des dates de permanence des JLD, ciblant bien sûr ceux qui avaient une jurisprudence qui lui était favorable. La Cour de cassation n’y a rien vu à redire, expliquant que « même à le supposer établi, le fait que la position du juge sur une question de droit qui lui est soumise soit prévisible n’est pas de nature à remettre en cause son impartialité  » [4]. Les orientations ainsi mises à jour peuvent parfois dévoiler une certaine partialité, impossible à prouver, et aider l’administration ou les plaideurs à élaborer des stratégies.

La formation du juge unique crée ainsi une rupture d’égalité entre les retenus. Phénomène bien connu des praticiens, le traitement d’une requête et la réponse qui en sera donnée dépendent moins de ce qu’il y a dans le dossier que de la conception très personnelle que se fait le magistrat tant de sa fonction que de la portée de la règle de droit qu’il applique, à tel point que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier ce contentieux de loterie.

À titre d’exemple, l’examen de la jurisprudence de la cour d’appel de Paris sur la question de la conformité de l’infraction de séjour irrégulier au droit européen est édifiant. Après que la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’emprisonnement pour séjour irrégulier était incompatible avec le droit de l’Union, ce qui remettait en cause la régularité des mesures de garde à vue prises sur le fondement de cette infraction, les étrangers se sont prévalus de cette jurisprudence pour faire annuler leur rétention administrative. Selon que leur dossier était examiné par tel ou tel juge, ils bénéficiaient d’une remise en liberté ou repartaient en rétention. Pudiquement, il est d’usage de qualifier ce phénomène de « jurisprudence divergente ». Avant que la Cour de cassation ne tranche définitivement la question, pour un bon nombre de magistrats, le doute devait conduire à enfermer plutôt que libérer. Étrange conception de la garantie contre l’arbitraire que celle qui conduit le juge à sauver une procédure dont la régularité est douteuse plutôt que de la sanctionner par la liberté.

Un juge « coup de tampon »

Ce que le pouvoir aurait sans doute aimé, c’est que le juge judiciaire ne soit qu’un rouage de la machine à expulser, sans que sa présence ou son intervention grippe le mécanisme. Une formalité, en somme, pour sauvegarder les apparences. Lors des auditions menées par la commission d’enquête parlementaire présidée par François Colcombet, un magistrat avait résumé son rôle comme étant celui d’un « juge coup de tampon ». Thierry Mariani, qui se désespérait alors de voir ces juges compromettre le bon fonctionnement de la répression administrative, écrivait alors : « Il n’est pas acceptable que des procédures d’éloignement parfaitement légales et validées par le juge administratif soient annihilées par les pratiques erratiques de certains JLD [5]. »

Le pouvoir politique aimerait en effet que les juges se plient à sa volonté, lui qui incarne la volonté générale. Si Jean-Pierre Raffarin aimait à rappeler, lorsqu’il était Premier ministre, face aux manifestants défendant leurs droits sociaux, que ce n’était pas la rue qui gouvernait, Thierry Mariani affirmait une conception de la démocratie proche de l’ancien Premier ministre, en adressant la même mise en garde, de manière plus subtile, à ces JLD qu’il désignait du doigt, et qui pourrait se résumer ainsi : « Ce n’est pas le droit qui gouverne ». Mais pourtant, dans un État de droit, le pouvoir est soumis au respect du droit qui lui est supérieur. Si les procédures sont annulées par les juges judiciaires, c’est précisément parce qu’elles ne sont pas légales. D’une certaine manière, ce ne sont pas les juges qui font sortir les étrangers des centres de rétention, ce sont les pratiques des policiers qui les arrêtent.

Il fut même un temps envisagé d’écarter définitivement le juge judiciaire des procédures de rétention en confiant le contrôle de la rétention administrative et la responsabilité de sa prolongation au juge administratif. La commission Mazeaud fut amenée à y réfléchir [6] et écarta cette hypothèse aux motifs que cette tâche ne pourrait être assignée au juge administratif sans dénaturer sa mission, son métier et « surtout sa raison d’être  ». Selon la commission, le rôle de régulateur des actes administratifs et la spécificité de son office, en ce qu’il juge l’administration et non pas les individus, faisait obstacle à ce qu’il puisse examiner des demandes de prolongation de rétention. En outre, ce transfert de compétence alourdirait la masse contentieuse des juridictions administratives déjà encombrées [7], dont le nombre et la répartition territoriale ne seraient pas compatibles avec une bonne administration de la justice. À notre sens, l’argument le plus sérieux, à peine évoqué par le rapport, tient surtout dans la nature du contrôle opéré par le juge administratif qui aurait la charge de statuer sur des moyens de nullités tirés de l’irrégularité des actes de la procédure pénale, matière qui relève naturellement de l’autorité judiciaire.

Indépendamment des obstacles techniques et juridiques que poserait la mise à l’écart du juge judiciaire, le maintien de la compétence judiciaire revêt un caractère symbolique. Elle réaffirme la supériorité de la liberté individuelle sur tout autre principe constitutionnel en privant l’administration de son privilège de juridiction. C’est la raison pour laquelle il est essentiel que l’administration rende des comptes devant un juge qui n’est pas son juge naturel. Si l’intrusion du juge judiciaire dans le contentieux des étrangers reste donc assez marginale, elle peut constituer une ultime garantie, à condition de lui en donner les moyens, c’est-à-dire qu’on ne limite pas sa compétence en raison de considérations byzantines, ce qui impliquerait une révision constitutionnelle. À ce stade, ce n’est donc plus une question de droit mais une question de volonté politique.




Notes

[1Cass. civ. 1re, 23 nov. 2012, n° 10-23042.

[2Rapport à l’Assemblée nationale, n° 2814, 16 septembre 2010, p. 46.

[3Cass. civ. 1re, 26 janv. 2011, n° 09-12.665.

[4Cass. civ. 1re, 18 mai 2011, n° 10-10.282.

[5Rapport précité, p. 48.

[6Pierre Mazeaud, Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, La Documentation française, 2008, p. 76.

[7Voir p. 10 dans ce numéro, l’article de Nicolas Fischer.


Article extrait du n°94

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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