Quand ces lignes seront publiées, l’Union européenne (UE) pourrait s’être lancée dans une opération présentée comme inédite : l’utilisation de moyens militaires pour anéantir des réseaux de « trafic d’être humains ». Il s’agirait ainsi de tarir l’arrivée de boat people dans les eaux territoriales italiennes, grecques ou maltaises. Si, comme cela a été envisagé au conseil des affaires étrangères de l’UE du 12 mai, ces opérations étaient menées sur les côtes libyennes, en mer mais aussi à terre, on assisterait à un nouvel hoquet de l’histoire : quatre ans après l’opération onusienne contre Kadhafi, les forces occidentales seraient de retour en Libye. Plus personne n’y assure le rôle de « garde-frontières de l’Europe », composition qui avait permis au dictateur, banni pour son soutien au terrorisme dans les années 1980, de réintégrer le concert des nations au tournant du XXIe siècle.
Les dirigeants actuels de la Libye, qu’ils soient reconnus (le parlement de Tobrouk) ou non (les autorités de Tripoli) sur le plan international, s’accordent au moins sur un point : ils ont compris que les personnes migrantes venues de toute l’Afrique représentent une triple manne. Main-d’œuvre corvéable à merci ; proie des groupes criminels souvent liés aux « milices révolutionnaires » ; enjeu des marchandages avec l’Europe qui, moyennant finances et reconnaissance, attend de la Libye non seulement qu’elle lutte contre les réseaux de passage mais aussi qu’elle décourage et criminalise les candidat·e·s à la traversée.
Avec près de 2 000 personnes mortes en Méditerranée depuis le début 2015, la situation actuelle est certes particulièrement dramatique. Elle est cependant loin d’être neuve. Depuis les années 1990, certaines routes migratoires sont de véritables cimetières marins dans lesquels disparaissent les exilé·e·s n’ayant pas d’autres voies, en particulier légales, pour rejoindre l’Europe. Face à cette hécatombe, la réponse des États de l’UE n’a pas varié : à coups de visas impossibles à obtenir, de murs et de grillages de plus en hauts, de frontières érigées de plus en plus loin de l’Europe géographique, il s’est toujours agi de repousser les hommes et les femmes exerçant leur droit à émigrer. Les larmes de crocodile pour les disparu·e·s et la compassion médiatique pour les victimes de la « barbarie » et autres violences des « passeurs » ne sont que d’éphémères mises en scène. Ainsi, l’Italie, qui avait mis en place une opération de sauvetage en haute mer afin d’éviter que ne se reproduisent les naufrages de la fin de l’année 2013, n’a jamais pu obtenir la moindre solidarité financière des autres États membres. Elle s’est au contraire vue accuser de créer un « appel d’air » migratoire. Début 2015, l’opération Mare Nostrum a donc été abandonnée au profit d’un nouveau dispositif de police des mers, sous l’égide de l’agence Frontex. Les moyens mis en œuvre ont récemment été triplés sans que les missions de sauvetage des boat people et de protection des réfugié·e·s ne soient clairement incluses dans le mandat des gardes-frontières européens. Ces exilé·e·s que l’UE cherche à tout prix à empêcher d’embarquer dans les ports d’Afrique du Nord, après leur avoir barré toutes les routes aériennes, sont pourtant massivement originaires des régions du monde (Syrie, Érythrée, Soudan, etc.) dont les ressortissants peuvent légitimement prétendre à l’asile. Ce droit est si fondamental qu’il ne saurait être question de l’encadrer par des « quotas » vient de rappeler, avec cynisme, le gouvernement français, vent debout contre la proposition d’une « clé de répartition » européenne de réfugiés. Cette dernière est en effet révélatrice de l’inhospitalité française (chaque année l’Allemagne accueille près de quatre fois plus de demandeurs d’asile) dénoncée de longue date par le Gisti.
Ces lignes auraient en effet pu être écrites il y a une dizaine d’années quand les militant·e·s de la liberté de circulation et de la défense des droits des étrangers ont commencé à dénoncer la « guerre aux migrants » déclenchée par une partie des États de l’Union européenne. Ces termes apparaissaient alors à beaucoup comme outrés ou simplement métaphoriques. L’armada actuelle patrouillant en Méditerranée et les projets de résolution soumis à l’ONU au nom de la lutte contre les « groupes criminels » œuvrant depuis les côtes libyennes rappellent que, pour les personnes migrantes, il ne s’est jamais agi d’un simple slogan. Elles sont bien engagées dans une lutte à mort pour faire valoir leurs droits face à une forteresse fondée sur le déni d’humanité et érigée sur des moyens de répression toujours plus puissants. Elles sont donc contraintes de remettre leur vie dans les mains de groupes suffisamment organisés pour tenter de contourner le blocus européen. Le jeu du chat et de la souris entre barques et zodiacs s’est transformé en confrontations entre frégates armées et paquebots épaves.
Déni de leurs droits encore lorsqu’à Calais, comme à Paris, la répression l’emporte sur l’accueil de personnes en demande de protection. Les ghéttoïsations et les évacuations brutales d’abris collectifs, ne visent qu’à rendre invisibles celles et ceux qui, ayant survécu aux naufrages en Méditerranée, en appellent à un droit d’asile effectif que l’Europe leur refuse. Les pays européens ont en effet oublié les principes qu’ils osent pourtant toujours présenter comme au fondement de l’UE : la défense de la paix et des droits fondamentaux ne peut s’accommoder d’une politique qui criminalise les personnes migrantes en ne leur laissant d’autres options que celle de l’odyssée clandestine et du recours aux passeurs. L’influence de ces derniers n’a ainsi cessé d’augmenter au fil de la militarisation de la lutte contre l’immigration alors qu’elle ne résisterait pas à l’ouverture de véritables voies d’accès légales pour les exilé·e·s.
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