Article extrait du Plein droit n° 109, juin 2016
« Homicides aux frontières »
Au Mexique, des morts moins anonymes
Naawa Siari
journaliste
Mexique et États-Unis partagent une histoire migratoire depuis le début du XXe siècle, alimentée notamment par la question agraire et sa mauvaise gestion, culminant en 1994 avec la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna) [1]. L’explosion de la violence depuis la dite « guerre contre le narcotrafic » par Felipe Calderón en 2006 a précipité sur les routes une portion croissante de la population, classant le pays dans les champions du monde de l’émigration. De plus en plus de Centraméricains passent ou s’établissent dans le pays, auxquels se mêlent des exilés d’Afrique ou d’Asie. L’émigration centraméricaine a évolué depuis le coup d’État de 2009 au Honduras, qui a conduit des familles entières et de nombreux mineurs non accompagnés à s’exiler. Ce pays détient le record mondial du nombre d’homicides par habitant. Le taux d’élucidation y est quasi nul et sa police serait la moins fiable du continent d’après sa propre population. De même au Salvador, la violence reste le principal motif d’émigration selon les associations de monitoring indépendant [2]. Le Guatemala entretient des migrations de travail agricole avec le Mexique et souffre de carences en structures de base en milieu rural. La crise économique que traverse le pays pousse de plus en plus de familles et de mineurs isolés vers l’extérieur. L’Unicef a déjà interpellé le Mexique en 2011 pour sa carence de protection des adolescents contre les bandes organisées, une situation qui n’a fait qu’empirer depuis lors [3]. Notons encore que, depuis 2004, le Honduras, mais aussi le Salvador et le Guatemala sont liés aux États-Unis par des traités de libre-échange qui n’ont fait qu’y approfondir les inégalités, favorisant l’émigration. Ces accords ont été confirmés et portés au niveau régional via le plan d’« Alliance pour la prospérité et le développement » lancé en 2014 par Washington à destination des trois pays.
Loi de 2011 : clarifier les règles et resserrer l’étau
Depuis 1974, la loi générale de population mexicaine y encadrait les migrations. Son décalage avec la réalité et l’explosion de la violence contre les migrants a provoqué une prise de conscience institutionnelle qui a abouti au vote de la loi migratoire de 2011. Une loi qui a clarifié les règles d’entrée, de sortie et de séjour dans le but de limiter les pratiques discrétionnaires. La société civile y a joué un rôle important, à travers la création d’un groupe de travail incluant une dizaine d’organisations de défense des droits des migrants. Ce groupe a revendiqué un cadre légal clair, ce qui a été obtenu, en plus de garanties de procès équitable, de prise en compte de l’unité familiale ou encore de simplification des procédures d’accès au séjour. Mais cette loi présente aussi des carences, comme la persistance des amendes élevées pour séjour irrégulier, et des vides juridiques comme le mode de détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant en application de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide).
La réforme juridique ne s’est pas pour autant traduite par la fin des pratiques discrétionnaires et des abus sur le terrain. Plus est, elle s’est accompagnée d’une modernisation des moyens de contrôle et de répression, favorisant les voies dangereuses de séjour, de travail et de transit irréguliers. Si la prison n’est plus la règle pour les infractions au séjour, la nouvelle loi n’a pas mis fin aux arrestations et placements systématiques en station migratoire [4], aux déportations massives ou encore à l’usage discriminatoire et disproportionné de la force pendant les opérations de contrôle. La région côtière du Chiapas s’est militarisée avec le « Plan frontera sur » qui a bétonné les postes frontière et y a renforcé la présence des forces de sécurité. Ce type de maillage s’étend sur tout le pays et se focalise sur les points nodaux des routes migratoires (grandes villes, ports, aéroports, etc.), permettant aux groupes criminels d’œuvrer en toute impunité contre les migrants dans les zones isolées. Pour traverser cette « frontière du centre », comme la décrivent ses habitants, les passeurs peuvent recevoir jusqu’à 7 000 $ pour montrer le chemin et offrir une protection partielle contre les risques de kidnapping, d’enrôlements forcés dans les gangs ou de viol. Risques desquels ils peuvent parfois se rendre complices. Au nord enfin, la frontière avec les États-Unis demeure la plus tristement connue pour sa dangerosité. Dans ce contexte, les attaques contre les défenseurs des droits des migrants sont fréquentes et souvent impunies, tout comme les atteintes aux défenseurs des droits humains en général [5].
Racines politiques des disparitions
La Commission nationale des droits humains (CNDH) estime qu’au moins 7 000 migrants sont morts au Mexique entre 2007 et 2012. Les fichiers des services fédéraux de médecine légale auraient enregistré à ce jour plus de 24 000 cadavres non identifiés. Des disparus parmi lesquels il y a sans doute de nombreux migrants. Si l’on ne prend que la frontière avec les États-Unis, les estimations les plus basses (OIM) fixent à 400 le nombre de personnes qui y meurent chaque année, un chiffre qu’il faut tripler selon les estimations des associations nord-américaines de migrants et les collectifs de familles de disparus. Sur une période de six mois durant l’année 2010, 11 000 migrants auraient été kidnappés, et on compterait, en 2016, des dizaines de fosses communes de migrants à travers le pays. Des chiffres qui traduisent clairement les causes et la fréquence des disparitions sur les routes migratoires du Mexique.
Parmi les disparitions, il faut distinguer celles qui sont du fait, au sens large, de l’État et de ses agents, dites disparitions « forcées ». Une pratique dont l’utilisation a commencé dans les années 1960, lors de la répression massive des mobilisations étudiantes. Restées impunies, ces disparitions « forcées » ont été reproduites par le crime organisé, dans un but de profit et de contrôle territorial. Ces disparitions « effectuées par des particuliers » [6] touchent tant les Mexicains, qu’ils soient ou non migrants, que les étrangers. Il faut mettre cette situation en lien avec le discours de stabilité politique dont le Mexique s’est toujours prévalu sur la scène internationale pour se distinguer de ses voisins latino-américains. Ce dernier a eu pour effet d’occulter la problématique politique des disparitions en la cachant derrière celle de la criminalité et du narcotrafic. Ainsi, le gouvernement a-t-il constamment répondu aux disparitions et aux problématiques sociales par un discours et des actions politiques sécuritaires, structurellement liés au crime organisé. Il a ainsi perpétué les carences d’enquêtes et/ou de condamnations envers les agents de l’État et leurs complices criminels, et empêché l’établissement de la vérité sur le sort des personnes disparues.
L’attention médiatique et politique sur les disparitions de migrants n’a réellement augmenté au niveau fédéral qu’en 2010 avec le massacre de San Fernando (Tamaulipas), un passage obligé vers les États-Unis sur la route du Golfe. Ce massacre a fait 72 victimes, toutes migrantes [7]. En 2011, un second massacre a lieu dans la même municipalité, faisant 193 victimes migrantes. Ce massacre, sans doute le fait du cartel des « Zetas » [8] et de policiers complices [9], a interpellé la communauté et les organisations internationales. La pression exercée sur le Mexique l’a poussé à formuler une réponse, à savoir la promulgation de la loi de 2011 et des plans sécuritaires qui l’ont accompagnée. Des réformes qui n’ont fait qu’augmenter la criminalisation de la migration en général et celle des Centraméricains en particulier. Cela entre autres car la transnationalisation des cartels et des gangs a eu pour effet de légitimer, dans le discours de la presse et des autorités, une association de la population centraméricaine avec des groupes criminels.
Commençons par distinguer les bases de données ante mortem des bases de données post mortem. Les premières contiennent toutes les données qui peuvent servir à une identification : profil physique, tatouage, signe distinctif, empreintes digitales ou dentaires, prélèvements ADN de la famille directe de la personne. Les secondes contiennent les données recueillies lors d’une autopsie, avec empreintes dentaires, digitales ou ADN du corps si elles ont été prélevées.
Le CICR [10] a aidé les autorités fédérales mexicaines à créer un fichier de données post mortem recueillies sur l’ensemble des corps non identifiés lors d’enquêtes fédérales. Pour ce type d’enquête, il existe une procédure précise d’identification, avec autopsie et prélèvement ADN, et en cas d’identification, remise du corps aux proches du défunt. Cependant, il n’est pas possible, pour les familles ou un particulier, d’accéder au fichier autrement que via une plainte déposée au niveau fédéral. Il n’y a pas, à ce jour, de garantie de l’application stricte de la procédure pour chacun des cas répertoriés. La base de données rassemble toutes les personnes disparues, quelle que soit la cause de la disparition, et il n’y a donc pas de moyen immédiat de distinguer qui, dans ces fichiers, pourrait être une personne migrante. Outre l’impact de la corruption sur les enquêtes, il faut souligner l’absence de médecins légistes professionnels formés au Mexique [11]. Les médecins ayant validé une telle formation à l’étranger ne seraient pas plus d’une vingtaine. Par ailleurs, les plaintes pour disparition déposées au niveau des États fédérés ne sont transmises au niveau national que sur une base volontaire, ce qui rend difficile la centralisation des recherches, même si les autopsies de cadavres non identifiés sont, elles, transmises aux autorités fédérales.
De nombreuses plaintes ont été émises par les familles, qui, à la suite de certaines identifications, se sont vu remettre des corps avec des membres manquants, des restes d’animaux à la place des corps, ou encore des corps qui ne correspondaient pas à la personne disparue. Leur mobilisation pour avoir accès aux bases de données et pour l’accélération des enquêtes n’aboutissant pas, certains collectifs et associations locales ont entrepris de constituer des bases de données ante mortem pour les soumettre à des morgues aux États-Unis. Si ces initiatives ont parfois permis quelques identifications, elles souffrent du morcellement des fichiers ante mortem constitués, du manque de financement, de l’absence de centralisation des fichiers post mortem par les autorités du Mexique ou des États-Unis et de la difficulté d’accès à ces bases. Aux États-Unis, le fédéralisme pose lui aussi ses règles. Si certaines morgues de l’Arizona collaborent avec la société civile [12], toutes incinèrent les corps de personnes non identifiées, ce qui empêche l’éventuelle remise du corps à la famille en cas d’identification grâce aux prélèvements effectués lors de l’autopsie. En Californie, les cendres de cadavres non identifiés sont jetées à la mer.
Une commission d’identification
La forte médiatisation des massacres de San Fernando, en 2010 et 2011, et de Cadereyta (Guerrero) en 2012 a fait émerger la question de la recherche des migrants disparus et donné l’opportunité aux familles de porter plus haut leurs revendications, malgré les risques de représailles des groupes criminels et la réticence des autorités à prendre en compte et à centraliser les recherches. La disparition en 2014 des 43 étudiants d’Ayotzinapa, dans laquelle la CNDH accuse des agents fédéraux d’être impliqués, a encore davantage attiré l’attention internationale sur les disparitions au Mexique. Dans ce contexte, un décret ministériel a été émis afin de créer une commission chargée d’identifier les corps retrouvés lors des massacres de San Fernando et de Cadereyta, et, le cas échéant, de se charger de leur rapatriement et de leur remise aux familles. Celle-ci intègre des observateurs internationaux, le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies (OHCHR), des représentants des familles, l’association Fundación Para la Justicia, l’État représenté par le parquet fédéral et l’équipe légiste argentine EAAF, organisation très reconnue au niveau international pour son travail d’identification des corps dans des situations similaires. Réunie de façon hebdomadaire, la commission révise les autopsies et procédures d’identification des 270 corps retrouvés sur les lieux des trois massacres, ce qui a pour l’instant donné lieu à vingt identifications formelles, avec transfert du corps dans le pays d’origine et explication de la procédure aux familles. Son travail est extrêmement difficile, d’autant plus qu’elle découvre à chaque fois des carences énormes telles que l’absence de prise en compte d’une pièce d’identité retrouvée sur un corps. Elle se retrouve donc à tenter de rétablir la vérité, un travail délicat vis-à-vis des familles, qui souffrent de ne pas savoir ce qu’il est advenu de leur proche, et qui peuvent aussi ne pas avoir été informées ou mal informées de la procédure lors du rapatriement d’un corps.
Jusqu’à très récemment, le seul moyen pour les familles de migrants de lancer des recherches ou une identification de corps à la suite d’une disparition était de porter plainte au niveau fédéral mexicain. Cela nécessitait de recruter un avocat au Mexique, et donc s’avérait très coûteux et difficile, même avec l’appui d’associations. Cet obstacle institutionnel a été levé puisqu’il est légalement possible, depuis le 18 décembre 2015, de déposer plainte à la suite d’une disparition dans les ambassades mexicaines en Amérique centrale. Le chargé d’affaires criminelles transnationales à l’ambassade reçoit la plainte, et c’est aussi lui qui peut informer les familles concernant l’enquête, recevoir des preuves complémentaires ou encore leur remettre une copie numérique du dossier. Des traductions sont prévues pour les plaignants qui ne parleraient pas l’espagnol. Ce système, qui n’existe pour l’instant que sur le papier, a été approuvé par l’Organisation des États américains comme un modèle à reproduire au niveau du continent. La prise en charge concrète des cas devrait commencer prochainement, et permettre de savoir si la mise en place est effective.
Des risques institutionnels
L’instauration d’une commission d’identification est une avancée sans précédent, dont des équivalents sont revendiqués depuis plusieurs années sans succès dans d’autres pays, comme la Tunisie par exemple. Son travail reste pour l’instant limité à des événements précis, soit les deux massacres de San Fernando et celui de Cadereyta. S’il est officiellement possible de faire appel à cette commission pour d’autres situations impliquant des disparitions de migrants, le travail d’investigation sur de nouveaux cas n’a pas encore commencé, et il faut attendre sa mise en place concrète. Aussi, même s’il est désormais possible de porter plainte auprès des ambassades mexicaines des pays d’origine, un autre risque plane sur cette procédure. Une nouvelle loi mexicaine est en cours d’élaboration qui aurait pour objectif d’établir un cadre légal clair sur la procédure de recherche des personnes disparues et créerait un institut autonome de médecine légale. On peut d’ores et déjà se demander quel y serait le rôle des familles et de leurs soutiens, et comment il s’articulerait avec la commission existante. Car le gouvernement mexicain s’est fait une maxime de l’adage « tout changer pour que rien ne change » et a, à maintes reprises, utilisé cette stratégie politique pour reléguer des questions d’importance, comme celle des droits des populations indigènes [13]. Des incertitudes planent donc sur les avancées obtenues par les familles de disparus et leurs soutiens, mais l’espoir demeure que ces mécanismes de recherche et d’identification des migrants disparus servent de base à la mise en place d’un système régional fonctionnel, applicable et transférable à d’autres régions.
Notes
[1] Cet accord passé entre les États-Unis, le Canada et le Mexique a permis l’arrivée massive de produits agricoles américains subventionnés au Mexique, déstabilisant son agriculture.
[2] Grupo de Monitoreo Independiente de El Salvador (GIMIES), cité par Gerson Chavez, « Violencia primera causa de migracion de los salvadorenos », El Mundo (Salvador), 24 avril 2014.
[3] Going north, rapport de l’Unicef sur l’émigration guatémaltèque vers le Mexique et les États-Unis, 2011
[4] Équivalent mixte du centre de rétention et de la zone d’attente en France.
[5] Panorama de la defensa de derechos humanos en Mexico, iniciativas y riesgos de la sociedad civil mexicana, Brigadas internacional de paz, proyecto Mexico, Site de Peace Brigades International, 2013, PDF en ligne sur www.peacebrigades.org
[6] C’est le terme utilisé dans la Convention des Nations unies pour la protection des personnes contre toutes les disparitions forcées : www.ohchr.org
[7] Fundacion Para la Justicia, Masacre de 72 personas migrantes en San Fernando
[8] Créé par d’ex-membres des forces spéciales mexicaines, le cartel des « Zetas » est l’un des groupes criminels organisés parmi les plus puissants au monde. Il se caractérise par sa dimension internationale, sa forte militarisation et des tactiques opérationnelles d’une grande violence.
[9] Fundacion Para la Justicia, Fosas clandestinas en San Fernando
[11] La première promotion de la formation en médecine légale inaugurée à la Universidad Nacional de las Americas à Mexico entame en 2016 sa première année universitaire.
[12] Voir à ce sujet le travail du Colibri Center for Human Rights
[13] Recondo, D., La démocratie mexicaine en terres indiennes, Karthala, Paris, 2009.
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