Article extrait du Plein droit n° 110, octobre 2016
« #Étrangers_connectés »
Quand la lutte des sans-papiers se met au numérique
Entretien croisé avec Mogniss H. Abdallah, agence IM’média, Marc Fromentin, Gisti, Philippe Rivière alias Fil, visionscarto.net, Isabelle Saint-Saëns, Gisti
Propos recueillis par Hélène Spoladore
De quand peut-on dater les premiers usages d’outils numériques dans la lutte des sans-papiers en France ?
Marc Fromentin : Sans doute de 1995. Syndicats et associations sont alors limités par leurs outils de mobilisation : le fax essentiellement [1]. Avec les grands mouvements de grève de l’hiver 1995, des sites et des listes de diffusion se créent autour d’informaticiens, militants de l’internet libre, qui souhaitent créer des outils à destination des mobilisations militantes, généralement persuadés que ces outils sont des biens communs qu’il faut partager le plus largement possible ; on peut citer Samizdat [2] ou le R@S (le réseau associatif et syndical). Concernant ce dernier, les premiers échanges ont lieu dans les locaux de Sud-PTT, l’idée est de mettre à disposition un outil plus performant que le fax pour échanger de l’information lors des temps forts des mobilisations, le R@S mettra donc rapidement à disposition de syndicats, mais également d’associations (dont le Gisti), des e-mails et des listes de discussion ou diffusion via un serveur GNU/Linux.
Une première réflexion s’amorce sur l’utilisation des mails et d’internet qui commencent à s’ouvrir au grand public.
Fil : Si des outils informatiques sont alors conçus pour les militants, c’est grâce au travail de développement d’informaticiens hobbyistes et professionnels ; l’interconnexion par le web permet la création de listes de diffusion. Les logiciels libres, eux, n’arriveront que plus tard, mais les premiers serveurs qui accueillent les sites militants ne sont pas libres ; ils appartiennent à des universités (Jussieu, Caen, Rennes), à des sociétés privées, plus rarement à des personnes : le serveur qui porte au départ le site Pajol est dans le garage d’un ami installé à San Francisco. Il en est de même des premiers serveurs de gestionnaires de mailing-lists : Sympa est créé par le Comité réseau des universités à Rennes.
Un des gros problèmes qui se pose à l’époque, notamment en termes financiers, est celui de l’hébergement alors que la connexion se fait encore par modem, facturée à la minute. Deux initiatives vont permettre de le dépasser : l’une portée par un étudiant de Paris 8 qui crée un hébergeur accessible à tous les étudiants de sa fac (Mygale), l’autre par Valentin Lacambre, militant de la liberté d’expression sur internet, fondateur d’un service Minitel qui permettait de se connecter à internet ; il utilisera les bénéfices réalisés pour offrir un service d’hébergement de sites web à l’usage de tout un chacun, militant, artiste ou simple citoyen : altern.org. Ces initiatives cristallisent du monde et des idées et conditionnent ce qui va devenir la militance autour de l’utilisation d’internet pour les dix années suivantes. Un débat anime notre groupe, assez informel, de webmasters, sur quelle place laisser à la liberté d’expression individuelle, dans la mesure où la plupart des outils étaient destinés aux organisations. On trouve le même type de débat au moment de la création d’Attac, conçu par Le Monde diplomatique comme un cartel d’organisations. Nous recevions beaucoup de mails d’individus qui souhaitaient adhérer. Ce qui m’a conduit à lancer, un peu en franc-tireur au sein du journal, une mailing-list d’Attac. On peut dire qu’il existe alors une tension – créative – entre les tenants d’une organisation participative en réseau, du bas vers le haut, et ceux d’une hiérarchie représentative, plus institutionnelle.
Quand et comment se fait la jonction avec la lutte des sans-papiers ?
Isabelle Saint-Saëns : En 1996, avec Marc Chemillier, un chercheur en informatique, ethno-musicologue spécialiste des musiques d’Afrique. Via ses amis africains, il découvre les entraves à la liberté de circulation dues aux politiques d’immigration de plus en plus restrictives, et veut « faire quelque chose ». Sa mère, Monique Chemillier-Gendreau, spécialiste de droit international, fait partie du Collège des médiateurs du mouvement des sans-papiers constitué le 9 avril 1996 par 26 personnalités pour tenter d’ouvrir un dialogue avec le gouvernement. Hervé Le Crosnier, enseignant-chercheur à Caen, apprend à Marc les rudiments de la publication en ligne. Marc Chemillier rencontre aussi Fil, mathématicien objecteur de conscience au Monde diplomatique, dont il crée le site. Le 10 juillet 1996, en pleine occupation de Saint-Bernard, Pajol – ainsi nommé car les sans-papiers occupent alors les anciens entrepôts désaffectés de la SNCF rue Pajol au nord de Paris [3] – naît à l’adresse http://bok.net/pajol, qui sera scandée dans les manifestations.
Une petite équipe se monte autour du site avec l’appoint de photographes et de traducteurs. Le site est traduit en 10 langues, dont plusieurs d’Afrique (wolof, soninké, bambara). L’équipe reçoit chaque jour des informations de la lutte de Saint-Bernard et, très tôt, de l’étranger. Si la tentative initiale d’échanger avec l’Afrique s’avère décevante [4], les interactions avec d’autres activistes en Europe et ailleurs vont se révéler fructueuses par la suite.
Mogniss H. Abdallah : Le premier texte publié ce 10 juillet est l’« Adresse au gouvernement » rédigée au nom du Collège des médiateurs. Il parle du site comme d’un « espace de débat » et de présentation des Assises de l’immigration, organisées à l’automne suivant, et précise : « Ce site internet permet à ceux qui le désirent d’envoyer un message aux sans-papiers. » Le premier message de soutien arrivant via le site sera celui du réalisateur Leos Carax. Il préfigure le large soutien des cinéastes aux sans-papiers et l’affluence de stars à l’église Saint-Bernard (Emmanuelle Béart, Josiane Balasko, etc.).
Quand le mouvement des sans-papiers démarre en mars 1996, il est très médiatisé. Beaucoup de sans-papiers le rejoignent d’ailleurs après avoir vu l’information à la télévision ! C’est le cas d’Ababacar Diop, futur porte-parole des sans-papiers, ou de Mamady Sanné qui raconte comment « dans la rue, de nouveaux journalistes avec des yeux de lion affamé cherchent des informations auprès des occupants de l’église [5] ». Les acteurs de la médiatisation ne manquent pas, de Droits devant !! à Act Up-Paris en passant par Ariane Mnouchkine.
Libération, Le Monde ou L’Humanité deviennent une sorte de journal officiel des sans-papiers. Cette « couverture médiatique » fait passer au second plan la réflexion sur la production de contenus propres au site, malgré une rubrique « Actualités » de plus en plus fournie. Jusqu’à la déclaration de Le Pen sur « l’inégalité des races » à l’université d’été du FN de 1996, qui fait le buzz. Les médias se détournent alors des sans-papiers, au moment même où la Coordination nationale, constituée le 20 juillet, lance un appel à une journée nationale d’action et à la généralisation de la lutte. Disposer de son propre média devient une nécessité, et des supports « traditionnels » vont se multiplier, tels le journal Le Sans-papier libéré [6] ou le vidéo-journal La Ballade des sans-papiers [7].
ISS : La création – et la gestion – de la liste zpajol (adresse actuelle : zpajol@rezo.net) par Fil va dès lors beaucoup aider à la circulation accélérée d’une information multiforme, parfois avec un effet de mobilisation immédiat : Marc Chemillier cite l’exemple d’un appel à manifester contre une expulsion, posté le 11 janvier 1997 qui a suscité la venue de 200 personnes. La liste devient un vrai lieu de débats, menés de façon horizontale : les différents acteurs inscrits se trouvent à égalité sur la liste, un sans-papiers y côtoyant un « soutien », un réalisateur célèbre ou un professeur d’université... D’autres listes existent, dont conflits_l, gérée par Aris Papatheodorou, proche du collectif « des Papiers pour tous » créé en avril 1996, critique vis-à-vis du Collège des médiateurs de Saint-Bernard, qui dispose de sa propre page web. L’idée de liens inter-sites est alors souvent invoquée pour dépasser les déchirements partisans.
En 1996-1997, le site Pajol reçoit entre 30 et 150 visites par jour, 200 à 300 personnes sont inscrites sur la liste zpajol [8]. Entre 20 et 50 y échangent assidûment des informations, débattent. Aujourd’hui, cela peut paraître bien peu, mais il faut avoir en tête, qu’à l’époque, l’internet militant émergeait tout juste.
Quels contenus pour le site ?
ISS : On décide avec Marc Chemillier d’élargir le site aux différents acteurs de la lutte des sans-papiers ; fin 1996, lors de la discussion à l’Assemblée nationale de la loi Debré, je contacte le Gisti et mets en ligne sur Pajol communiqués, analyses et articles de Plein droit. La même démarche est faite auprès du Collectif anti-expulsions, dont le Guide pratique d’intervention dans les aéroports sera largement diffusé. Puis on créera des sections pour Les Exilés du 10e, le 9e Collectif de sans-papiers et Migreurop. Ces acteurs créeront par la suite leurs propres sites, faisant de Pajol un lieu d’archive du mouvement et des initiatives de 1996 à 2007.
MHA : Avec la montée en puissance du site, se posent les questions du contenu, de sa fiabilité et du renouvellement de ses formes. Le côté structuré des contributions du Gisti contraste avec les appels à l’action un peu foutraques sur le mode de la rubrique « Agit-prop » du Libé d’antan. Selon moi, Pajol se limitait trop souvent à la seule reproduction de communiqués-tracts, d’articles de journaux ou de documents officiels relatifs à l’immigration, par ailleurs indispensables. Marc Chemillier disait : « Je suis webmaster, pas éditorialiste [9] ! » Au nom d’une certaine conception démocratique de non-interventionnisme – faute de temps aussi –, il n’y avait quasiment aucune vérification des sources ni de secrétariat de rédaction. On a toutefois ébauché un travail éditorial avec la publication de reportages écrits en propre pour le site. D’autant qu’on s’est vite aperçu de la force d’internet pour communiquer avec l’étranger. Les articles plus écrits étaient parfois traduits par des militants-internautes et repris dans des journaux allemands, américains, japonais
Et se pose la question de la « centralité » par opposition à la multitude de sites...
MHA : Je pose la question de la « centralité » du site (un site de référence pour toutes les organisations de sans-papiers et de leurs soutiens) dès la fin 1997, puis de nouveau en 2001. À cette même période, est également posée la question de la participation de la Coordination des sans-papiers à la production de contenus pour Pajol, mais aussi aux débats sur la liste [10]. La Coordination n’a jamais vraiment investi Pajol, cela implosait de tous les côtés, sur le terrain et sur le site. La convergence, qui avait fait la force du mouvement à l’été 1996, et dont la « centralité » de Pajol et de zpajol fut le miroir, avait vécu. Des contenus ont été développés sur les sites de différentes organisations qui auraient pu l’être aussi sur Pajol. L’articulation entre sans-papiers et soutiens n’a pas été suffisamment soignée et les luttes de pouvoir ont fait le reste ; la liste et le site n’ont pu maintenir cette convergence.
ISS : Il était certes important que les militants et les organisations pour lesquels des pages avaient été ouvertes sur Pajol (dont le Gisti) envoient du contenu. Mais encore plus important qu’ils et elles aient la main dessus, et qu’on ait sur le web l’équivalent des réseaux militants (Dana Diminescu a d’ailleurs dressé une topographie de ces sites liés aux sans-papiers [11]). C’est pourquoi en 2003 je passe le site en mode coopératif, et les militants qui animent ces sections sont formés. Il n’était plus possible de conserver un site central qui renvoyait aux autres sites. Nous développons des liens avec les sites analogues à l’étranger [12]. En 2003, l’administration de la liste, que j’avais reprise à Fil en 1999, passe à deux militants, qui la gèrent encore aujourd’hui.
MHA : Il faut reconnaître que peu de sans-papiers se sont à l’époque emparés de ces outils internet. Et cela malgré l’image médiatique du porte-parole sans-papiers « high-tech » (Ababacar Diop en cybernaute affublé de son ordinateur prêté par Léon Schwartzenberg et Madjiguène Cissé inséparable de son fameux téléphone portable mis à disposition par Sud-PTT). Les sans-papiers n’avaient guère accès à des ordinateurs, et avaient un rapport ambivalent à l’écrit. Ceci dit, ils ont participé au boom mondialisé de la TV et des télécoms ; les téléboutiques fleurissaient, notamment à Château-Rouge tout près de Saint-Bernard. En revanche, il n’existait pas de cybercafés avant celui ouvert par Ababacar Diop en face de l’église, le fameux « Vis@vis » dont le nom sera racheté par Vivendi 24 millions de francs (3,7 millions d’euros) !
Marc Chemillier et Fil ont tenté de convaincre Madjiguène Cissé de se mettre à internet Mais, icône médiatique très sollicitée, Madjiguène avait un rapport instrumental aux médias. Pressée par ses amis internautes, elle a fini par produire différents textes pour Pajol avec un grand sens de la formule (on lui prête par exemple celle-ci : « Le cas par cas, c’est Kafka puissance K ! ». Elle s’est notamment attachée à conjurer les incessantes rumeurs de « division » entre sans-papiers : dans ses écrits diffusés via le site, comme « À propos de la Coordination nationale », Madjiguène ne nie pas les luttes internes, elle rappelle ses fondamentaux politiques : « des papiers pour tous » (vs. la régularisation de « ceux qui en ont fait la demande »), la carte de dix ans, elle déplore l’émiettement de la lutte et « la disparition progressive de toute activité centralisée »
En faisant circuler les outils de campagne (par exemple pour l’interpellation des compagnies aériennes « impliquées » dans les expulsions), le site Pajol a considérablement accru la visibilité des sans-papiers et de leur lutte.
MF : Parmi les outils numériques employés dans la lutte des sans-papiers en France, il faut parler des appels et pétitions lancés sur le web. À titre d’exemple, l’« Appel à la régularisation de tous les sans-papiers en Europe », initié par le Gisti en septembre 2002, envoyé à plusieurs centaines d’organisations européennes [13]. Il débouchera sur la première manifestation européenne des sans-papiers et l’organisation du séminaire « Syndicats, syndicalisme et immigration » lors du Forum social européen de 2013 qui donne à nouveau de la visibilité aux luttes pour la régularisation des sans-papiers, mais à une échelle nouvelle, tissant des liens au-delà des frontières. Concernant les pétitions en ligne, il y a une période de transition entre 1995 et le milieu des années 2000 où elles ont gagné en visibilité par rapport aux pétitions « papier ». Le « Manifeste des délinquants de la solidarité » du 27 mai 2003, initié par le Gisti pour mobiliser contre le projet de loi du gouvernement Raffarin sur le droit au séjour des étrangers, qui pouvait enfin être signé via le web grâce à un logiciel libre fraîchement développé par François Sauterey du R@S, a récolté 23 000 signatures en ligne, deux fois plus que les 12 000 signatures « papier ».
Trois ans plus tard, la pétition d’Uni-e-s contre une immigration jetable (Ucij), lancée contre le projet de loi Sarkozy de 2007 à l’aide d’un site web sous Spip, rassemblera plus de 113 000 signataires individuels, et plus de 800 organisations !
Aujourd’hui, ces chiffes semblent dérisoires : de très nombreuses pétitions circulent, qui récoltent parfois énormément de signatures. L’extension de l’internet, l’apparition des réseaux sociaux, ont engendré d’autres évolutions qui sont les combats d’aujourd’hui. Si, pour les techniciens soutenant les mouvements de sans-papiers, une motivation importante était la préservation d’un internet libre, un glissement s’est opéré, qui n’est pas propre au champ de la lutte des sans-papiers, ni propre à la France : de l’utilisation d’outils maîtrisés, voire auto-hébergés, on est passé à l’emploi de services fournis par des plates-formes industrielles se rémunérant souvent (au moins indirectement) grâce au fichage des utilisateurs. Le recours aux grands sites de pétitions en ligne (change.org, Avaaz, etc.) et aux réseaux sociaux (Facebook, etc.) pour informer et mobiliser n’est pas sans poser problème. L’emploi, par une écrasante majorité de webmestres, d’outils et éléments techniques fournis par des géants du web, Google en tête, a pour conséquence de permettre un traçage des unes et des autres, organisations, simples utilisateurs et migrant·e·s. Mais d’autres outils, d’autres utilisations, d’autres fonctionnements en réseau sont possibles, comme le montrent des articles du dossier de ce numéro.
Notes
[1] Voir Aris Papathédorou, « Cette grève était la grève du fax, la prochaine sera la grève sur internet », Futur Antérieur 33-34, 1996.
[2] Voir « Samizdat.net, l’histoire d’un projet de médias alternatifs sur internet », entretien avec Aris Papatheodorou et « Utiliser les ressources du net au profit des forces progressistes : le réseau associatif et syndical », entretien avec François Sauterey (les deux in Internet et mouvements sociaux, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 79, BDIC Nanterre, 2005).
[3] Le véritable nom du site est « Africains sans-papiers de Saint-Ambroise » (N.D.L.R.).
[4] Voir Marc Chemillier, Cyber-réflexion du mouvement social, janvier 1998.
[5] Mamady Sanné, Sorti de l’ombre – journal d’un sans-papiers, éd. Le Temps des cerises, novembre 1996.
[6] « Il y a vingt ans, le Sans-papier libéré », Plein droit, n° 109, juin 2016.
[7] La Ballade des sans-papiers. Voir aussi Plein droit, n° 108, mars 2016, p. 43.
[8] En 2016, il y a un millier d’inscrits sur zpajol, devenue essentiellement une liste d’information.
[9] Entretien vidéo avec Marc Chemillier, le 17 juillet 1997, archives Agence IM’média
[10] « Et si la Coordination nationale participait à zpajol ? », zpajol, décembre 1997.
[11] Dana Diminescu et Matthieu Renault, « TIC et parrainage dans les mouvements militants de défense des sans-papiers en France », TIC&Société, vol. 3, n° 1-2, 2009.
[12] Dont certains sont encore actifs aujourd’hui : Kein Mensch ist illegal en Allemagne ou MeltingPot en Italie, etc.
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