Article extrait du Plein droit n° 111, décembre 2016
« Quelle « crise migratoire » ? »
L’Allemagne fait marche arrière
Marcus Kahmann
Institut de recherches économiques et sociales
Dans le contexte de la récente augmentation des migrations forcées au niveau mondial, l’Allemagne occupe une place particulière dans l’Union européenne. En termes absolus, c’est l’État membre qui a accueilli, de loin, le nombre le plus important de demandeurs d’asile [1], la plupart venant d’Irak, d’Afghanistan et de Syrie. À la différence de bon nombre de ses homologues européens, la chancelière Merkel a adopté une attitude accueillante à l’égard des réfugiés. En témoignent, au mois d’août 2015, la mise entre parenthèses temporaire du règlement « Dublin » pour les ressortissants syriens, le laissez-passer accordé à des milliers de migrants bloqués en Hongrie et, en septembre de la même année, l’augmentation significative du budget fédéral destiné à l’accueil des demandeurs d’asile. En présentant leur accueil comme un devoir humanitaire, Mme Merkel a refusé de jouer le jeu politique devenu habituel consistant à instrumentaliser l’asile à des fins électorales. Au sein de l’Union européenne, la chancelière s’est distinguée par son engagement en faveur d’une approche coordonnée de répartition des demandeurs d’asile, prenant le contre-pied des attitudes isolationnistes, voire nationalistes, qui ont rapidement gagné du terrain durant l’été 2015. Ces engagements ont pu surprendre beaucoup d’observateurs, habitués à l’image d’une Allemagne imposant son programme d’austérité à l’Union entière. S’ils témoignent d’un courage politique certain de la chancelière dans ce contexte, leur poursuite n’aurait pas été envisageable sans les prises de position communes des principaux acteurs sociaux (églises, patronat, syndicats, partis politiques représentés au Bundestag) et une mobilisation associative – sans précédent – en faveur des demandeurs d’asile [2].
Un an plus tard, et sur fond de contestations multiples en Allemagne, ces engagements gouvernementaux semblent, à bien des égards, loin derrière. Dans la rue, les manifestations islamophobes et les actes de violence contre les étrangers se sont multipliés. Au sein du gouvernement, s’est constitué un front d’opposants à la ligne de la chancelière, préoccupés par les succès électoraux spectaculaires du très jeune parti de droite populiste Alternative für Deutschland (AfD) et faisant valoir les déclarations de maires dépassés par les difficultés pratiques ou le manque d’anticipation dans l’accueil des nouveaux arrivants. Ces mouvements ont alimenté l’idée que l’appel à l’hospitalité de tout un chacun était allé trop loin et qu’il fallait, de toute urgence, introduire des mesures drastiques pour réduire le nombre de demandeurs d’asile, en amont et en aval de leur arrivée en Allemagne.
Ces évolutions n’ont pas tardé à susciter de nouvelles initiatives gouvernementales. À l’échelle européenne, elles ont abouti au marché conclu entre l’UE et le régime d’Ankara au mois de mars 2016, donnant de nouveau priorité à la protection des frontières externes de l’Union, marché dans lequel le ministre des affaires étrangères allemand a joué un rôle prépondérant. Déjà au mois de septembre 2015, le contrôle des frontières allemandes avait été rétabli, sous couvert des règles permettant de s’affranchir temporairement du code « Schengen », entraînant le refoulement d’un grand nombre de personnes. Pour démontrer sa capacité d’action, le gouvernement a ajusté son discours et multiplié les textes législatifs. En priorité, il a souhaité agir sur de prétendus abus du droit d’asile, tout en offrant des perspectives de séjour à différentes catégories de réfugiés ayant fait preuve de leur intégration. Ce faisant, il mettait en lumière la tension fondamentale [3] qui existe au cœur de la politique d’immigration et d’intégration allemande depuis quelques années : d’une part, une application très restrictive du droit d’asile – tournant entamé entre 1980 et 1993 –, d’autre part, des efforts constants depuis la fin des années 1990, pour engager une politique fondée sur la reconnaissance des vertus démographiques et économiques de l’immigration. Les réformes menées à partir de l’automne 2015 illustrent parfaitement cette tension.
Tri préalable et traitement différencié
Deux grandes réformes de l’asile (Asylpakete) ont été adoptées par la grande coalition gouvernementale des chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates. Elles introduisent des taux de reconnaissance du statut de réfugié différenciés en fonction des nationalités, une procédure d’asile dérogatoire (dite « voie rapide ») étant dès lors instituée pour les demandeurs de certaines nationalités. Elles augmentent par ailleurs le contrôle des demandeurs d’asile, en particulier dans les centres où ils sont accueillis, qui s’apparentent davantage à des lieux d’enfermement.
La « loi sur l’accélération des procédures d’asile » (Asylverfahrensbeschleunigungsgesetz) du 23 octobre 2015 prolonge de 3 à 6 mois la durée de résidence obligatoire en centre de premier accueil – habitat collectif déjà régulièrement fortement surpeuplé – tant que l’administration n’a pas statué sur la demande. La restriction de la mobilité géographique des résidents (Residenzpflicht) et l’interdiction de travailler sont prolongées par la même occasion. Alors que de timides progrès avaient récemment été faits en faveur de l’autonomie des demandeurs d’asile dans les centres de premier accueil, les Länder et les communes ont désormais la possibilité de transformer le « minimum d’existence » en une prestation en nature. Par ailleurs, la notion de « pays d’origine sûr » se trouve élargie aux pays – Albanie, Monténégro, Kosovo – dont les ressortissants – souvent roms – sont suspectés de venir en Allemagne pour des motifs exclusivement économiques. Désormais, ces personnes peuvent être expulsées plus rapidement ou enfermées dans les centres de premier accueil plus de 6 mois. Mais, afin de ne pas priver les entreprises du potentiel de main-d’œuvre provenant des Balkans, les ressortissants de Serbie, du Monténégro, d’Albanie, de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo peuvent demander une autorisation de travail auprès de l’ambassade allemande de leur pays, à condition de ne pas avoir été enregistrés comme demandeurs d’asile au cours des deux dernières années, ou d’avoir résidé hors d’Allemagne entre le 1er janvier et le 24 octobre 2015.
Le deuxième volet du « paquet asile » pousse encore plus loin la différence de traitement entre les demandeurs d’asile déclarés légitimes et les autres. Est également élargi le périmètre des personnes potentiellement concernées. Ainsi la « loi sur l’introduction des procédures accélérées » (Gesetz zur Einführung beschleunigter Asylverfahren) du 25 février 2016 crée des centres de premier accueil spécifiques (BAE) destinés aux ressortissants des « pays d’origine sûrs », aux demandeurs en procédure de réexamen de demande d’asile (Folgeantragsteller) et aussi à ceux suspectés d’avoir fait disparaître leurs documents d’identité. Or, si l’administration suspecte la fraude, les raisons pour lesquelles les demandeurs d’asile ne sont plus en possession de leurs papiers sont liées aux circonstance de leur exil. En attendant, les associations de défense craignent que la procédure accélérée ne devienne la procédure standard [4].
Dans les centres spécifiques, l’administration doit désormais se prononcer en une semaine. Cela rend extrêmement difficile la préparation des demandes d’asile et limite les possibilités de recours. Le gouvernement envoie ainsi un double message à destination de l’électorat et des migrants : l’État protège le droit d’asile, mais, contrairement à l’image d’une Allemagne généreuse, la procédure d’asile est un parcours du combattant, sans perspective pour certains.
Punir « des comportements non souhaitables »
Les événements de la nuit de la Saint Sylvestre à Hambourg et à Cologne – au cours de laquelle la police a enregistré 1 200 plaintes pour agressions sexuelles ou vol – ont marqué un tournant dans la perception de problèmes qui seraient liés par nature à la migration, au prétexte que les quelque 120 agresseurs présumés étaient majoritairement originaires d’Afrique du Nord. Le débat public qui s’est ensuivi a mélangé les enjeux autour des droits des femmes, les préjugés faisant des hommes identifiés comme musulmans des misogynes et la gestion de la vague des demandeurs d’asile. La réaction des responsables politiques a été quasi immédiate : deux semaines après les incidents, le gouvernement proposait un durcissement du code pénal en matière de droit à la préservation de l’intégrité sexuelle (Sexualstrafrecht), ainsi que de la réglementation sur le droit au séjour. La réforme du droit au séjour du 11 mars 2016 (Gesetz zur erleichterten Ausweisung von Ausländern) rend beaucoup plus facile l’expulsion des étrangers ayant commis des délits, même mineurs. Cette loi intervient à peine six mois après une précédente réforme qui facilitait l’obtention d’une carte de séjour à certains réfugiés « tolérés » (Geduldete) [5], ceux ayant fait la preuve de leur intégration et de leur capacité à subvenir à leurs besoins sans aides sociales. Jusqu’à présent, une peine privative de liberté d’un an était considérée comme une raison « sérieuse » (schwerwiegendes Ausweisungsinteresse) d’expulsion. Désormais, chaque peine, y compris avec sursis et indépendamment de sa durée, peut justifier une expulsion.
Une autre loi récente, réformant l’article 177 du code pénal, intègre la possibilité d’expulser des étrangers coupables de délits sexuels. Des féministes allemandes militent depuis les années 1980 en faveur d’un durcissement du code pénal en la matière, arguant du faible taux de poursuites des auteurs de violences sexuelles. En mars 2011, le gouvernement avait signé la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes, mais sans la ratifier ni adapter en conséquence le droit interne. Ce n’est qu’après les événements de Cologne que cette réforme du code pénal a été votée. La revendication d’une définition stricte du consentement (« Non, c’est non ! », l’unique critère du viol doit être l’absence de consentement), encore écartée dans le projet de loi antérieur à la nuit de la Saint Sylvestre, a finalement été adoptée à la satisfaction des associations de victimes. Toutefois, la question se pose de savoir si le souci de protéger le droit des femmes est bien ce qui a guidé la main du législateur. Pourquoi, en effet, des infractions telles que définies à l’article 177 du code pénal (viol, agressions sexuelles) ont-elles été intégrées dans les textes justifiant l’expulsion des étrangers ? Des associations de migrants ont fait remarquer que la menace d’expulsion des auteurs pouvait avoir un effet inverse, et dissuader les femmes concernées de porter plainte. Faisant écho aux événements de Cologne (la tactique d’encerclement des victimes), le législateur a créé le nouveau délit de pelotage « en bande ». Il permet de poursuivre un groupe entier, indépendamment de sa raison d’être, dès lors qu’une agression sexuelle a été commise par un membre de ce groupe. Outre la question de la constitutionnalité de cette disposition, se pose celle de l’identification des membres de ce groupe.
Cette réforme a été adoptée à l’unanimité en première lecture. En revanche, le projet gouvernemental de « punir » collectivement les demandeurs d’asile nord-africains en déclarant l’Algérie, le Maroc et la Tunisie « pays d’origine sûrs » reste pour l’instant bloqué par la deuxième chambre du Parlement (Bundesrat).
Le travail, moyen et preuve ultime d’intégration
La dernière innovation en date dans l’avalanche de textes votés depuis l’été 2015 est la loi intégration (Integrationsgesetz), entrée en vigueur le 8 août 2016. Pour la première fois, le gouvernement a souhaité se doter d’un cadre unique pour définir les politiques publiques d’intégration. Mais, au lieu de proposer des mesures à la hauteur d’une « société d’immigration » autoproclamée, les quelques avancées sont restées cantonnées au domaine du travail, devenu le deuxième pilier de la politique d’intégration.
Introduits par la loi immigration de 2005, les cours d’intégration (Integrationskurse) ouverts aux nouveaux arrivants pour l’apprentissage de la langue et la civilisation allemandes ont longtemps été la pièce maîtresse de la politique publique d‘intégration. Le premier « paquet asile » avait déjà élargi le cercle des bénéficiaires de ces cours aux demandeurs d’asile et réfugiés « tolérés » (Geduldete), à condition que leurs perspectives de rester en Allemagne soient jugées valides. Mais, au lieu de garantir un accès de plein droit à ces cours très prisés et pour lesquels les listes d’attente sont longues, une obligation de participation sous peine de réduction de l’allocation minimum d’existence – laissant entendre à tort qu’il y aurait un nombre significatif de refus. La mesure la plus contestée – pour son caractère contre-productif par rapport aux intentions du texte, et douteux au regard de la jurisprudence européenne – est l’introduction de l’assignation à domicile (Wohnsitzzuweisung) pour les réfugiés statutaires. Conçue pour éviter leur exclusion sociale dans certaines zones du territoire, l’assignation à domicile permet surtout d’intervenir sur la concentration des réfugiés dans les grandes villes. Seuls sont exemptés de cette mesure, vécue comme une punition par beaucoup de réfugiés, ceux qui, lorsqu’ils obtiennent leur statut, suivent un parcours de formation professionnelle ou occupent un emploi.
L’incitation au travail, appréhendé à la fois à travers ses vertus sur la conduite des individus et son utilité pour les entreprises à la recherche de main-d’œuvre, se retrouve dans d’autres mesures de la loi intégration. Elle concerne deux catégories d’étrangers dont la situation est « en suspens » : les demandeurs d’asile et les Geduldete. La loi confirme ainsi un véritable basculement, dans la mesure où les périodes très longues de restriction d’accès à l’emploi ont longtemps caractérisé la réglementation du pays en matière d’asile. La mesure la plus emblématique est la mise en place de 100 000 « mini-jobs », réservés à l’origine aux chômeurs de longue durée. Pour une rémunération de 80 cents de l’heure et sans contrat de travail, il prévoit l’affectation des migrants dans les centres d’accueil et à des travaux d’intérêt public. Si ce programme, contesté par beaucoup pour son contresens économique et intégrateur, traduit avant tout la volonté « d’occuper » les migrants, des mesures ont aussi été introduites pour faciliter l’accès des demandeurs d’asile et des Geduldete aux emplois de droit commun et à la formation professionnelle [6]. Devenant le moyen et la preuve les plus légitimes d’intégration, l’obtention d’un certificat professionnel et l’occupation d’un emploi qualifié sont fortement récompensés : ceux qui ont réussi ce parcours peuvent s’attendre à une sécurisation – relative – de leur séjour : les candidats ayant obtenu un certificat professionnel voient leur Duldung [7] prorogé de six mois afin de trouver un emploi. Une ultime gratification attend ceux qui réussissent à enchaîner une formation professionnelle et un emploi, puisque le législateur leur accorde un « vrai » titre de séjour de deux ans (Aufenthaltserlaubnis), conditionné au maintien de la relation d’emploi. Tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas emprunter cette passerelle restent en revanche soumis aux aléas de l’application du droit d’asile.
Depuis l’automne 2015 et sur fond de tensions croissantes autour de l’arrivée des réfugiés, le gouvernement allemand a ainsi multiplié les initiatives législatives. Cherchant à rassurer l’électorat et à rectifier l’image d’hospitalité un temps promue, il a fait machine arrière. Les décisions de fermeture ont amoindri les chances de ceux qui gardent l’espoir de venir – et de rester – en Allemagne, ne serait-ce que pour rejoindre leurs familles. Le débat public s’est ainsi déplacé sur le terrain de l’intégration. Si l’ouverture de l’accès à l’emploi et l’élargissement du cercle des bénéficiaires des cours d’intégration correspondent au souci de « rationaliser » le droit d’asile, ils se font au prix d’une pression croissante pour se conformer à des normes sociales (emploi, langue, rapports de genre, code vestimentaire, casier judiciaire vierge, etc.) souvent inatteignables, quand elles ne sont pas déniées par ceux qui bénéficient de la citoyenneté. L’intégration affirme ainsi sa double fonction : récompenser statutairement ceux qui ont passé les épreuves du simulacre du bon citoyen allemand et recréer – à travers le discours sur les valeurs nationales et leur nécessaire protection contre des cultures dépréciées – la société allemande à travers l’idée qu’elle se fait d’elle-même.
Notes
[1] En 2015, 1,1 million de demandeurs d’asile ont été comptabilisés dans le système d’enregistrement des demandeurs d‘asile EASY, qui permet d’organiser la répartition des demandeurs dans les centres de premier accueil des différents États fédéraux (Länder). Ce chiffre est probablement surestimé à cause de comptages doubles et erronés, et l’enregistrement de réfugiés qui ne faisaient que transiter vers l’Europe du Nord. La même année, presque 500 000 demandes d’asile ont été enregistrées. Le décalage entre réfugiés comptabilisés et demandes d’asile s’explique aussi par le manque de ressources du ministère de la migration et des réfugiés (BAMF). Dans la première moitié de 2016, le nombre des demandes d’asile est resté à un niveau élevé (presque 400 000) en partie pour résorber les « stocks » de demandes non traitées en 2015.
[2] Marcus Kahmann, « Accueil des réfugiés : l’hospitalité éclipsée par l’enjeu de réduction des demandes d’asile ? », Chronique internationale de l’IRES, n° 153, mars 2016, p. 21-37.
[3] Dietrich Tränhardt, Die Arbeitsintegration von Flüchtlingen in Deutschland, Bertelsmann-Stiftung, 2015.
[4] Pro Asyl, « Stellungnahme zum Gesetzentwurf der Bundesregierung zur Einführung beschleunigter Asylverfahren », Francfort, 16 février 2016.
[5] Dans le droit de séjour allemand, le statut temporaire et renouvelable de Duldung se réfère à des personnes qui ne bénéficient pas du droit d’asile mais qui ne peuvent pas être expulsées pour des raisons diverses ? : santé, considérations humanitaires, complexités administratives à l’égard du pays d’origine, etc.
[6] Marcus Kahmann et Adelheid Hege, « Allemagne – Employeurs et réfugiés : l’intégration au service d’une stratégie à long terme », Chronique Internationale de l’IRES, n° 154, juin 2016, p. 31-49.
[7] Voir note 5.
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