Article extrait du Plein droit n° 135, décembre 2022
« Plein droit ouvrier »
Capitalisme de plateforme : les travailleurs sans papiers toujours en bout de chaîne
Barbara Gomes*
Maîtresse de conférences à l’Université d’Avignon, Laboratoire Biens, normes et contrats
Lorsque l’on évoque le capitalisme de plateforme, vient immédiatement en tête le nom d’une entreprise : Uber. En une dizaine d’années à peine, le modèle qu’elle incarne a su s’imposer dans les habitudes de consommation de millions de consommatrices et de consommateurs à travers le monde, inspirant à la fois fascination et répulsion au regard de l’ébranlement que son développement a provoqué dans les secteurs d’activités concernés. Le phénomène est tel qu’en France, du nom cette entreprise est né un nouveau nom commun et son adjectif qui s’appliquent à toutes les plateformes fonctionnant sur le même modèle : les plateformes de travail [1]. On parle désormais d’« ubérisation » pour désigner la « remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que par des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur Internet [2] ». Et l’on parle de travailleurs « ubérisés » pour évoquer ces nouvelles formes d’exploitation du travail, en dehors du statut de l’emploi, génératrices de précarisation et de paupérisation. La plateforme, dans le capitalisme de plateforme, n’est alors plus synonyme d’échanges libres et de partage comme c’est le cas dans l’économie collaborative à laquelle il emprunte son imaginaire. Elle constitue « une occasion, si ce n’est un prétexte, pour transformer le fonctionnement d’un secteur d’activité [3] », et refuser d’appliquer les règles auxquelles toutes et tous sont pourtant contraints [4], causant ainsi un « trouble à l’ordre public économique et social et fiscal majeur [5] ». Mais c’est sans doute le modèle social [6] que ces organisations imposent qui est le plus problématique.
Les plateformes de travail affirment en effet limiter leur rôle à celui d’un intermédiaire entre, d’une part, un utilisateur-client à la recherche d’un service et, d’autre part, un utilisateur-travailleur qui serait le prestataire de ce service, rejetant ainsi la qualification d’employeur [7]. À ce titre, elles constituent « un espace d’externalisation des travailleurs, et cela en s’appuyant notamment sur les dispositifs d’accès facilité à la création d’entreprise, comme le régime de l’auto-entrepreneur [8] en France depuis 2009, rebaptisé depuis “micro-entrepreneur” [9] ». En conséquence, des milliers de travailleurs « indépendants » exercent leurs activités pour le compte de ce type de plateforme sans la protection du statut de l’emploi : il n’est alors plus question de droit du licenciement, d’accès à l’assurance-chômage et au régime salarié de la sécurité sociale, de règlementation en matière de temps de travail ou de salaire minimum, de droit aux congés payés, etc. Les faibles rémunérations (parfois à peine plus d’1 € la course) imposent de fait aux travailleurs les plus précaires une mise à la tâche sans relâche, parfois sept jours sur sept, sans que cela leur offre la garantie de manger à leur faim. Il n’est pas rare, ainsi, de voir des livreurs, leur sac encore au dos, dans les files d’attente des centres de distributions alimentaires [10].
Dans ces conditions, ne restent plus au sein de ces organisations que celles et ceux qui n’ont d’autre choix que celui d’accepter ce que personne d’autre ne pourrait accepter. Les étudiants des premières heures ont ainsi laissé la place à des travailleurs plus précaires et plus âgés, parmi lesquels de nombreux travailleurs étrangers démunis de titre de séjour et d’autorisation de travail, autrement appelés travailleurs « sans papiers [11] » . On rencontre alors deux cas de figure : « soit des personnes en règle (françaises ou étrangères) créent des comptes et les “sous-louent” à des personnes en situation irrégulière en échange d’un pourcentage (de 30 à 40% des sommes issues des courses déjà fort mal rémunérées), soit des travailleurs sans papiers sont directement employés sous le statut d’autoentrepreneur par des plateformes peu regardantes quant à la situation administrative de leurs livreurs [12] ».
L’arrivée des plateformes du quick commerce [13] avec leurs promesses d’embauches de travailleurs salariés aurait pu laisser croire que ces formes de surexploitation prendraient fin. Pourtant, des conflits collectifs font déjà émerger un constat : désormais dans le secteur de la logistique, les travailleurs sans papiers sont souvent en bout de chaîne.
Si les premières plateformes de livraison ont beaucoup eu recours aux étudiants (I.), la dégradation des conditions de travail et de rémunération a favorisé l’apparition massive de travailleurs sans papiers et sans contrat (II.) qu’il n’est pas exclu de retrouver à terme dans les entreprises de livraison ultra-rapides (III.).
I. Des étudiants aux travailleurs sans papiers
L’arrivée des plateformes de livraison. Peut-être est-ce là un biais de juriste, mais il semble que le changement de sociologie des travailleurs des plateformes de livraison s’explique en premier lieu par les changements apportés à leurs prises sont apparues dans le paysage français au début des années 2010, ces contrats étaient nettement plus avantageux [14]. Certes, il ne s’agissait pas de salariat, l’ingénierie juridique même de ces plateformes reposant sur un contournement de ce statut. Cependant, les conditions de travail et de rémunération étaient bien supérieures à celles qui sont constatées actuellement. Les premiers livreurs percevaient en effet entre 7 et 10 € de l’heure, avec une majoration de 2 à 4 € par course réalisée. Cela s’explique par le fait que, pour s’implanter sur le territoire et transformer les modes de consommation, il faut commencer par se constituer une flotte de coursiers en nombre suffisant afin d’assurer la promesse faite aux nouveaux consommateurs : celle d’une livraison rapide de leurs plats préférés. Les plateformes de travail vantent ainsi les mérites de la liberté totale des travailleurs indépendants et attirent les jeunes recrues avec des niveaux de rémunération avantageux.
Pour les étudiants un peu sportifs, disposant par ailleurs d’une sécurité sociale étudiante, la proposition s’avère alors plutôt alléchante [15]. Seulement, « à mesure du développement de ces plateformes, les contrats deviennent de moins en moins intéressants et les conditions de travail se dégradent : la clientèle se fidélise et la quantité de maind’œuvre disponible devient largement suffisante pour permettre de baisser la rémunération des courses et durcir les conditions de travail [16] ». Une fois l’habitude de consommation prise, les prix peuvent augmenter pour les consommateurs, mais celui du travail se réduit. Les plateformes changent les modes et niveaux de rémunération afin d’inciter les travailleurs à multiplier les courses tout en réduisant les coûts – aggravant ce faisant la concurrence sociale entre les travailleurs [17]. Ainsi, en 2016, les plateformes substituent à la tarification horaire initiale (avec bonus par course réalisée) une tarification à la course (par exemple, 5 € la course réalisée chez Deliveroo). En 2017, la tarification à la course est remplacée par une rémunération kilométrique. D’abord réservée aux nouveaux entrants afin de limiter les risques de tensions et de conflits sociaux, elle sera rapidement généralisée à l’ensemble des coursiers. Désormais, selon la Confédération générale du travail Coursiers (CGT Coursiers) et le Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap) [18], les livreurs travaillent douze à quinze heures par jour et sont payés de 3,50 € à 1,40 € par kilomètre parcouru. La différence avec les premiers contrats est ainsi considérable du point de vue de la rémunération, mais aussi, par voie de conséquence, des conditions de travail de manière générale.
L’apparition des livreurs sans papiers des plateformes. La dégradation des conditions tarifaires contribue en effet à inciter des comportements à risque. Pour essayer de gagner de quoi survivre, les livreurs sont contraints à travailler toujours plus, à réduire leur temps de pause et le nombre de jours non travaillés, à augmenter les amplitudes horaires de travail, à accélérer les cadences et la vitesse sur les routes, à griller feux et priorités ou encore à emprunter sens interdits ou voies réservées aux véhicules rapides. Comme le déplore Me Kevin Mention, par essence « le paiement à la course est accidentogène […] les feux rouges, les stop grillés : ils n’ont pas le choix », d’autant que le temps d’attente devant les restaurants pour récupérer les commandes n’est pas rémunéré [19]. Alors, comme à chaque fois qu’une activité est pénible, dangereuse et très mal rétribuée, les travailleurs qui le peuvent quittent ces organisations délétères et le nombre de travailleurs sans papiers, lui, se multiplie. Et au sein des plateformes, ces derniers subissent une double peine. Comme l’exprime si justement le journaliste de Libération, Gurvan Kristanadjaja : ils sont « sans papiers et sans contrat [20] ».
II. « Sans papiers et sans contrat » : la double peine
Le confinement comme révélateur d’une pratique généralisée. Le premier confinement a rendu la pratique du recours aux livreurs sans papiers impossible à invisibiliser. Rappelons qu’au début de la pandémie, la population n’a pas seulement été enjointe à ne pas sortir de chez elle : elle le craignait. Le télétravail fut mis en place dès que possible, et le gouvernement élabora notamment des aides plafonnées pour les travailleurs indépendants : jusqu’à 1 500 € pour celles et ceux ayant subi au moins une perte de 50% de leur chiffre d’affaires [21]. En dépit des difficultés économiques, certains livreurs ont donc cessé leur activité, pour ne pas mettre en danger leur santé et celle de leurs proches, de sorte que ne circulaient plus dans les rues que les travailleurs sans papiers, n’ayant pas d’autre choix. Quelques semaines plus tard, le conflit Frichti éclate.
Frichti est une plateforme de confection et de livraison de repas [22] située à Paris. Selon l’article de Libération, elle employait, via l’entreprise Greenliv (sous-traitant), des livreurs en situation administrative irrégulière – notons que la sous-traitance en cascade est déjà une constante de l’emploi des sans-papiers dans les secteurs d’activité plus classiques, tels que celui de la construction. Selon les chiffres rapportés, sur les près de 600 coursiers ayant opéré des livraisons pour Frichti à partir du début de l’année 2020, environ 200 sont dépourvus de titres de séjour [23]. À la suite de la parution de l’enquête, embarrassée par ces révélations, la plateforme décide de procéder à un contrôle et interdit l’accès à ses locaux aux travailleurs en situation irrégulière, du jour au lendemain. Les livreurs engagent alors immédiatement une action collective : demande de régularisation, rassemblements devant les locaux de Frichti (les « hubs »), blocage des accès. Le Clap et la CGT vont soutenir cette action. Cette dernière en particulier est forte d’une expérience solide en matière de gestion des conflits des travailleurs sans papiers depuis les années 2000, qui implique notamment de délicates négociations tripartites impliquant la préfecture et, avec elles, son lot de frustrations en raison des compromis difficiles que cela suppose. Seulement cette fois, les travailleurs se voient nier jusqu’à leur qualité de salarié, ce qui n’est pas sans effets juridique, judiciaire et syndical.
Régularisation ou requalification ? Le statut de micro-entrepreneur des livreurs est en effet un obstacle à leur régularisation, le dispositif de « régularisation par le travail » étant ouvert uniquement aux sans-papiers employés en tant que salariés [24]. Dans une telle situation, deux options s’offraient aux travailleurs. La première favorisait l’obtention de la régularisation des livreurs, afin de les protéger contre le risque d’obligation de quitter le territoire français (OQTF), voire d’interdiction de retour sur le territoire français (IRTF). Il s’agit ainsi de répondre à l’urgence de la situation administrative des coursiers. Cette option a été soutenue par la CGT. La seconde privilégiait l’action en justice afin d’obtenir la requalification des contrats de prestation de service en contrats de travail [25], et ainsi par la même occasion, de fonder les demandes de régularisation. Le Clap, dont l’action est principalement axée sur le rétablissement des travailleurs des plateformes dans leurs droits sociaux, a préféré soutenir cette dernière option.
À l’issue des négociations menées par la CGT, 52% des 200 livreurs ont été régularisés sur la base de critères inspirés de la circulaire dite Valls [26], et quinze d’entre eux ont été embauchés en tant que salariés par Frichti pour des emplois polyvalents en cuisine et à la logistique de la plateforme [27]. Quid cependant des 48% ? Des actions judicaires en requalification sont actuellement en cours [28]. Seulement, l’ingénierie juridique du modèle, en plus de compliquer encore davantage les mobilisations et l’exercice des droits collectifs est source de tensions syndicales sur les stratégies à adopter en réaction. Si la stratégie déployée par la CGT s’est avérée particulièrement payante [29], la victoire reste quelque peu amère pour le Clap. Pour le collectif, « la revendication aurait dû être portée collectivement pour approfondir les victoires déjà obtenues jusque devant la Cour de cassation et empêcher définitivement les plateformes de contourner les règles normalement applicables au secteur dans lequel elles évoluent, le droit social en premier lieu. Comment freiner cette course au moins-disant social qui voit les personnes les plus précaires, les plus exclues du marché de l’emploi, faire l’objet d’une surexploitation – entendue ici comme l’exploitation de leur force de travail en dehors des cadres de la réglementation – si ce n’est en remettant en cause le modèle aussi bien économique que juridique sur lequel reposent ces plateformes capitalistes de travail ? [30] ». Seulement ce type de stratégie s’inscrit sur le temps long de la justice. On peut alors comprendre que l’urgence de la situation administrative dans laquelle se trouvent les livreurs sans papiers des plateformes les conduit à des choix aux résultats plus immédiats. Dès lors, à défaut de l’établissement d’une présomption de salariat [31], ou d’une nouvelle circulaire étendant les dispositions de la circulaire Valls de 2012 aux entrepreneurs ou au secteur de la livraison, le conflit entre les deux stratégies ne peut que demeurer [32].
Ces plateformes de travail de première génération existent toujours, continuant de faire travailler des livreurs sans papiers et sans contrat. On aurait pu croire qu’au sein des plateformes de quick commerce, faisant figure de plateforme de deuxième génération, les conditions de travail seraient meilleures grâce au recours au salariat. Tel ne semble pourtant pas être le cas, comme en témoigne le conflit des salariés de Zapp Quick Commerce.
III. Le quick commerce et au-delà
L’arrivée des plateformes du quick commerce. Depuis près de deux ans, les grandes villes ont vu émerger de nouvelles plateformes spécialisées dans la livraison de repas ultra-rapide en quinze à vingt minutes. On parle de quick commerce [33]. Là où les plateformes de travail de première génération recouraient et recourent toujours à des travailleurs indépendants, les plateformes du quick commerce savent manier le « social washing » , c’est-à-dire faire du respect affiché du droit social un argument commercial. En l’occurrence, une partie de la communication de ces plateformes consiste à se démarquer de leurs grandes sœurs en valorisant l’embauche de travailleurs salariés. A priori donc, pas de contentieux en requalification à prévoir. Seulement, la seule signature d’un contrat de travail n’assure pas du respect de la législation sociale. Plus encore, on peut se demander si le modèle en lui-même n’est pas, à ce stade, incompatible avec le respect de ces règles.
Pour assurer une livraison ultra-rapide, ces entreprises ont besoin d’un maillage d’entrepôts partout dans les villes [34]. On parle de « dark stores [35] », ces locaux commerciaux rachetés pour servir d’entrepôts devenant des espaces aux vitrines opaques [36]. Lorsqu’une commande arrive sur le terminal d’un entrepôt, elle est traitée par un préparateur de commandes qui valide son action avant de remettre les produits à un coursier pour assurer la livraison jusqu’au domicile du client. L’ensemble de ce processus (remise au client comprise) ne doit pas dépasser les quinze à vingt minutes (selon les promesses commerciales de la plateforme concernée). Le récit des salariés parisiens de la société Zapp (du groupe britannique Quick Commerce LTD) est alors celui des cadences infernales (près de cinquante heures par semaine selon les salariés [37]), de la mise en danger qu’elles impliquaient nécessairement sur la route et sur la santé psychique, de l’absence du respect des règles en matière de travail de nuit, de l’inexistence des temps de pause (et lorsqu’elle a lieu, pour déjeuner par exemple, chaque appel peut l’interrompre : la mise à disposition est permanente), etc. Après une croissance fulgurante, le groupe britannique a dû considérer qu’il ne serait pas en mesure de remporter le marché français. Zapp annonce alors, dans une note d’information à l’attention des salariés, d’importantes suppressions de postes, qui s’avèreront être une fin d’activité. S’en suit la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) unilatéral [38].
La réapparition des travailleurs indépendants et/ou sans papiers. Si les salariés de Zapp Quick Commerce déplorent des carences en matière de respect du droit individuel et collectif du travail, spécialement sur les questions de santé et de sécurité, reste qu’aucun travailleur sans papiers ne semble avoir été employé par la société [39]. Toutefois, il s’agit là d’une entreprise qui a perdu, en France, la bataille du monopole à laquelle se livre ce type de plateformes. Or, le besoin de main-d’œuvre est tel, l’effort de travail si coûteux et le prix du travail si faible que lorsqu’une activité parvient à se maintenir, c’est au prix d’une sous-traitance ou d’un recours à l’intérim qui fait réapparaître l’exploitation des travailleurs sans papiers et/ou micro-entrepreneurs [40].
De surcroît, sous la pression de ces nouveaux modèles économiques agressifs et très réactifs, les grandes enseignes – qui sont les premières à subir leur concurrence – se doivent de réagir avec des offres de livraison à domicile à (re)valoriser. Est alors à craindre un effet de contamination des pratiques des plateformes au secteur de la livraison, spécialement dans le domaine alimentaire. L’exemple des livreurs grévistes sans papiers de Monoprix en est une bonne illustration. L’enseigne de commerce alimentaire Monoprix avait signé un partenariat avec La Poste pour assurer les livraisons des courses commandées par ses clients sur internet. Il y a un enjeu commercial fort pour ces acteurs traditionnels à ne pas délaisser la livraison à domicile, et à s’éloigner de la mauvaise image véhiculée par les plateformes. On comprend alors l’intérêt de recourir à une entreprise telle que La Poste, qui inspirait plus volontiers confiance à la clientèle. Seulement, La Poste confie l’exécution du contrat à ses filiales : Pickup pour la logistique et Stuart [41] pour la livraison. Dans ce cadre, pour faire face au nombre de commandes, une partie de la livraison va être sous-traitée à la société GSG, qui elle-même va recourir à des micro-travailleurs sans papiers [42].
On repense alors à cette définition du capitalisme de plateforme des sociologues Sarah Abdelnour et Dominique Méda, qui y voient un « prétexte, pour transformer le fonctionnement d’un secteur d’activité [43] ». L’économie de plateforme a en effet su imposer de nouvelles habitudes, une « économie de la flemme » qui conduit un secteur entier à repenser ses pratiques et des entreprises plus traditionnelles à s’en inspirer [44]. Et toujours, en bout de chaîne, ce sont aux travailleurs sans papiers, précaires parmi les précaires, qu’est demandé l’effort de production : une production toujours plus rapide, toujours plus dangereuse, et toujours à moindre coût.
* Ce papier reprend en partie la présentation lors du colloque Ubérisation et santé des travailleurs, analyses pluridisciplinaires du travail de livreur, organisé les 5 et 6 novembre 2021 au palais du Luxembourg. Il consistait notamment à évoquer le travail réalisé à l’occasion d’un article coécrit avec L. Isidro, « Travailleurs des plateformes et sans-papiers », publié dans la Revue de droit du travail en 2020, auquel s’ajoutaient des pistes de réflexion sur le quick commerce. L’autrice tient à remercier chaleureusement les personnes ayant accepté d’échanger sur les sujets traités dans cette contribution, notamment H. Aktouche (Sud Commerce Île-de-France), A. Braun, L. Isidro, G. Kristanadjaja, M. Poulain, L. Rioux (CGT Coursiers), C. Wolmark et les anciens salariés de Zapp Quick commerce.
Notes
[1] L’usage de cette notion est notamment expliqué dans B. Gomes, « Constitutionnalité de la “charte sociale” des plateformes de “mise en relation” : censure subtile, effets majeurs », RDT, 2020, p. 42.
[2] Définition du Petit Larousse depuis 2017.
[3] S. Abdelnour, D. Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF, 2019, p. 5.
[4] Dimanche 10 juillet 2022, l’enquête d’un consortium international de journalistes révèle dans une série d’articles le rôle très actif du gouvernement de Manuel Valls et d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, dans l’implantation de l’entreprise américaine Uber sur le territoire français, voir : www.lemonde.fr/ uber-files/ Depuis des années, s’observent en effet les tentatives multiples des gouvernements successifs pour faire entrer au forceps le modèle frauduleux des plateformes de travail dans le cadre légal, voir B. Gomes, « Uber Files : la connivence rendue publique », Alternatives économiques, 19 juillet 2022.
[5] T. corr. Paris, 19 avril 2022 ; voir B. Gomes, « Deliveroo : condamnation d’un travail dissimulé érigé en système d’organisation », SSL, n° 2001, 23 mai 2022.
[6] A. Jeammaud, « Le régime des travailleurs des plateformes, une œuvre tripartite », Droit ouvrier, 2020, p. 181.
[7] Elles se présentent ainsi comme des intermé- diaires à l’image de courtiers qu’elles ne sont pourtant pas, voir N. Balat, « L’ubérisation et les faux courtiers ou les plateformes numériques rattrapées par le droit des contrats », D., 2021.
[8] Sur ce sujet, voir notamment S. Abdelnour, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, PUF, 2017.
[9] S. Abdelnour, D. Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, op. cit., p. 7.
[10] On se souvient des mots terribles de Patrice Blanc, président des Restos du cœur, à propos des coursiers des plateformes qui, après avoir livré sushis et burgers, rejoignent les centres d’aide alimentaire : « Voir des jeunes arriver aux Restos du cœur avec leurs tenues de livreurs Uber Eats, ça m’a scié », jeudi 19 novembre 2020, France Inter, « L’invité de 8 h 20 : le grand entretien », journée spéciale « Confinés mais solidaires ». Les invités du « grand entretien » sont Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, Olivia Ruiz, autrice-compositrice-interprète, marraine du Secours populaire, et Patrice Blanc, président des Restos du cœur.
[11] C’est l’un des constats que dresse la Maison des coursiers. La Maison des coursiers, située au 70 boulevard Barbès à Paris, propose aux travailleurs des plateformes un lieu où se reposer, se réchauffer, boire un café, recharger son téléphone, aller aux toilettes, etc. Elle propose en outre une aide pour rédiger curriculum vitae et lettre de motivation afin de trouver un véritable emploi, mais aussi un accompagnement administratif et juridique par le biais notamment de permanences syndicales et associatives (de la Confédération générale du travail à la Confédération nationale du travail en passant par l’Association pour l’accompagnement, le mieux-être et le logement des isolés et Médecins du monde). Voir D. Perez, « Vidéo. Maison des coursiers : les livreurs ont “enfin un lieu pour se reposer” », leparisien.fr, 29 octobre 2021.
[12] B. Gomes, L. Isidro, « Travailleurs des plateformes et sans-papiers », RDT, 2020, p. 728. La pratique est cependant plus complexe encore. Il ressort de discussions avec les syndicats et les travailleurs, notamment à la Maison des coursiers (voir note 12), que parmi les travailleurs en situation irrégulière, certains utilisent les papiers d’autres personnes ayant avec ceux-ci une ressemblance plus ou moins forte (ex : la carte d’identité d’un membre de la famille en règle). Pour les personnes migrantes arrivées en Italie avant d’exercer leur activité de livreur en France, la carte de séjour délivrée par les autorités italiennes a permis à certaines d’entre elles d’enregistrer leur micro-entreprise en dépit de l’irrégularité de leur situation administrative. Au moment des déconnexions massives récemment opérées par certaines plateformes, des travailleurs disposant pourtant de la carte italienne ont été déconnectés. Par ailleurs, les vérifications de ressemblance entre photos figurant sur les papiers et photos du travailleur semblent se renforcer selon les livreurs (échanges à la Maison des coursiers, octobre 2022).
[13] Mots en langue anglaise, signifiant « commerce rapide ».
[14] Pour aller plus loin sur l’analyse des contrats des livreurs, B. Gomes, « Le modèle du contrat de travail au défi des plateformes numériques », Dr. ouv., 2019, p. 599.
[15] Sur la sociologie des livreurs de plateforme, voir A. Aguilera, L. Dablanc, A. Rallet, « L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée », Réseaux, n° 212, 2018, p. 23 ; C. Popan, E. Anaya-Boig, « The Intersectional Precarity of Platform Cycle Delivery Workers », SocArXiv tk6v8, Center for Open Science, 2012.
[16] B. Gomes, L. Isidro, « Travailleurs des plates-formes et sans-papiers », op.cit. (note 1).
[17] Sur ce sujet, voir M. Rigaux, Droit du travail ou droit de la concurrence sociale ? Essai sur un droit de la dignité de l’Homme au travail (re)mis en cause, Bruylant, 2009.
[18] Le Clap est l’un des premiers groupements à avoir activement travaillé à la représentation et à la défense des intérêts des livreurs des plateformes
[19] Kevin Mention défend régulièrement de nombreux travailleurs de plateformes. E. Bougerol, « Accidents du travail non déclarés, pas ou mal indemnisés : les livreurs de repas payent le prix fort », Basta !, 9 novembre 2021.
[20] G. Kristanadjaja, « Les “livreurs de bonheur” de Frichti luttent pour leur régularisation », Libération, 8 juin 2020.
[21] Pour être éligible, l’activité de livraison doit, notamment, être exclusive de la conclusion d’un contrat de travail à temps complet en parallèle, l’auto-entreprise créée avant le 1er février 2020, et le livreur ne pouvait avoir perçu d’indemnités journalières supérieures à 800 €. Pour ceux qui s’étaient enregistrés comme auto-entrepreneurs au plus tard le 31 mars 2019, le calcul s’effectue en comparaison du chiffre d’affaires réalisé l’année précédente, à la même période. Après cette date, le calcul s’effectue sur la moyenne du chiffre d’affaires réalisé avant le mois de février. D’autres aides existaient, cumulables ou non avec celle issue du fond de solidarité ; seulement elles supposaient une adhésion à un régime complémentaire (CPSPI ou artisans et commerçants). Notons cependant que pour les livreuses et les livreurs mal-outillés, il restait parfois compliqué de savoir à quoi s’en tenir. Les recherches et les démarches à réaliser ont pu s’apparenter à un enfer administratif et financier qui aurait mérité d’être pris en charge par les services comptables ou de gestion du personnel des plateformes elles- mêmes.
[22] L’illusion de l’intermédiation propre au capitalisme de plateforme se voit ainsi déjà dépassée, voir B. Gomes, L. Isidro, op. cit. (note 1). Notons que depuis, la plateforme a été rachetée par un géant du quick commerce, Gorillas, en mars 2022. Voir « Livraison ultra-rapide : l’allemand Gorillas rachète le français Frichti », Le Monde, 25 janvier 2022 ; « Le spécialiste de la livraison rapide Gorillas finalise le rachat de Frichti », Le Figaro avec AFP, 10 mars 2022.
[23] « Des livreurs Frichti sans papiers réclament leur régularisation », Liaisons soc., n° 18077, 10 juin 2020.
[24] Il existe une « admission exceptionnelle au séjour eu égard à l’activité salariée » (Ceseda, art. L. 313-14). La circulaire dite Valls du 28 novembre 2012 (NOR : INTK1229185C) précise que pour obtenir un titre de séjour mention « salarié », il est nécessaire d’avoir passé un certain temps de présence en France, de produire un certain nombre de fiches de paie, de présenter un contrat de travail.
[25] Il s’agit de mobiliser les victoires judiciaires précédemment obtenues pour les travailleurs des plateformes. Voir C. Cass., soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, P + B + R + I et le commentaire d’E. Dockès de cet arrêt dans Droit ouvrier, « Le salariat des plateformes – à propos de l’arrêt Take Eat Easy », 2019, p. 8 ; voir également B. Gomes, « Quand le droit remet “l’ubérisation” en question : commentaire de “l’arrêt Uber” de la cour d’appel de Paris du 10 janvier 2019 », Droit ouvrier, 2019, p. 499.
[26] Voir la note 21. La circulaire Valls « autorise la régularisation par le travail [salarié] sur la base de trois années de présence en France et la production de vingt-quatre fiches de paie supérieures à soixante-quinze heures par mois, sous réserve en outre pour l’employeur de produire un document Cerfa de demande d’autorisation de travail pour salarié étranger. Eu égard au temps de présence moyen relativement court des livreurs sans papiers de Frichti, il est décidé de retenir, d’une part, une ancienneté de deux ans en France, d’autre part, un chiffre d’affaires, tiré des livraisons réalisées pour Frichti, d’un montant de 9 000 € » (B. Gomes, L. Isidro, op. cit.). Les livreurs régularisables ont reçu des récépissés dits « Sacko » les autorisant à séjourner et à travailler en France, d’une durée de six mois, renouvelable pendant deux ans. Dans ce délai de deux ans, les travailleurs peuvent reprendre une activité de livraison auprès de Frichti, mais il est surtout attendu d’eux qu’ils trouvent un emploi salarié leur permettant d’obtenir un titre de séjour mention « salarié ». Voir aussi, CE, avis, 8 juin 2010, n° 334793, Sacko, Lebon ; AJDA, 2010, p. 1123 ; D., 2010, p. 2868, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert, K. Parrot. Mais pourquoi s’être inspiré de la circulaire Valls, et ne pas avoir régulariser tous les livreurs ? La préfecture craignait que la régularisation de travailleurs « auto-entrepreneurs » ne crée un précédent, et plus encore, un effet d’« appel d’air ». Elle va donc s’inspirer d’un dispositif existant pour les travailleurs salariés, afin de procéder aux régularisations sur la base de certains critères existants, sans toutefois reconnaître le caractère salarié de l’activité des livreurs. Le faux statut d’auto-entrepreneur s’avère ainsi être un obstacle supplémentaire pour les travailleurs souhaitant obtenir un titre de séjour.
[27] Pour plus d’informations sur cette affaire et ses enjeux, voir B. Gomes, L. Isidro, « Travailleurs des plateformes et sans-papiers », op. cit.
[28] Une audience de conciliation a eu lieu au conseil de prud’hommes de Paris le 29 avril 2021, mais les livreurs ont finalement choisi de se désister de la procédure, voir « Livreurs sans papiers Frichti : désistement devant les prud’hommes », AFP, 29 juin 2022.
[29] Pour les détails, voir B. Gomes, L. Isidro, op. cit.
[30] Ibid.
[31] Une directive relative aux travailleurs des plateformes est actuellement en cours d’élaboration (Autorité européenne du travail, direction générale de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion, « L’UE propose une directive visant à protéger les droits des travailleurs de plateformes », 17 mars 2022, europa.eu). Une telle présomption pourrait faciliter les négociations avec la préfecture, dès lors que les plateformes seraient reconnues employeur par la loi.
[32] Dans les milieux militants, a pu se poser la question du bien-fondé d’une égalité de traitement pour élargir aux travailleurs indépendants le bénéfice des dispositifs de la circulaire de 2012. Une telle interrogation est neutralisée par un arrêt récent du Conseil d’État du 14 octobre 2022 (no 462784) qui confirme la non-invocabilité de la circulaire Valls. La loi du 10 août 2018 avait pourtant instauré une nouvelle règle à l’article L. 312-3 du code des relations entre le public et l’administration, permettant à toute personne de « se prévaloir des instructions et circulaires publiées ». De sorte que désormais « tout document de portée générale fait grief en droit administratif sauf les circulaires de régularisation qui sont les plus invoquées devant la Préfecture et qui produisent des effets notables… » (S. Slama, Twitter, 15 octobre 2022).
[33] M. Schorung, H. Buldeo Rai, L. Dablanc, « Flink, Getir, Cajoo… Les “dark stores” et le “quick commerce” remodèlent les grandes villes », La Tribune, 6 mai 2022.
[34] Nous n’évoquerons pas ici les problèmes urbanistiques et commerciaux générés par ces nouvelles pratiques, ni même les formes de concurrence déloyale subies par les épiceries de quartier et autres vendeurs du commerce alimentaire ne pouvant revendre leurs produits à perte dans le but unique de fidéliser une nouvelle clientèle, de créer un nouveau besoin de consommation. Nous n’aborderons que la question du respect du droit du travail.
[35] Terme anglais désignant, au sens littéral, un « magasin sombre ».
[36] V. M. Schorung, H. Buldeo Rai, L. Dablanc, op. cit. Tous les locaux ne sont pas forcément commerciaux. Avec l’explosion de ce type de commerces, la tension immobilière sur les grandes surfaces idoines, en cœur de ville, se fait de plus en plus rare. Parfois, les entrepôts s’installent alors aux rez-de-chaussée d’immeubles d’habitation, ce qui est vecteur de nuisances supplémentaires pour le voisinage et d’aggravation des conditions de travail. La ville de Paris a choisi de s’attaquer à ces modèles par le biais de cette problématique urbanistique et commerciale. Voir « Cajoo, Gorillas, Flink dans le viseur de la mairie de Paris », AFP, 8 mars 2022. Les enjeux sont par ailleurs environnementaux et sociaux, voir « Dire on veut une ville zéro dark store ne suffit pas, il faut des alternatives », entretien avec Barbara Gomes, L’Humanité, 24 mai 2022.
[37] Entretien avec un collectif de travailleurs et Hichem Karim Aktouche, représentant du syndicat Sud Commerce Île-de-France, le 19 mai 2022 à la Bourse du travail de Paris ; P. Marissal, « Zapp. Quand les salariés jetables du quick commerce se rebellent », L’Humanité, 24 mai 2022.
[38] Le syndicat Sud Commerce Île-de-France a désigné un délégué syndical le 7 avril 2022. La contestation devant le juge des référés par la société Zapp a permis au syndicat d’avoir la connaissance exacte du nombre de salariés et d’être légitime à demander l’organisation d’une élection professionnelle. En parallèle, le PSE unilatéral est contesté : le syndicat demande à ce qu’il soit négocié avec les représentants du futur comité économique et social. Notons par ailleurs qu’une action collective de livreurs Gorillas contre une annonce de licenciement et de PSE a été menée le mardi 28 juin 2022. En quelques heures, la direction revenait sur sa décision et annulait les procédures en cours. Il est à craindre que ces annonces se multiplient en faveur d’un recours à la sous-traitance, voir infra.
[39] Ibid (voir note 29).
[40] G. Kristanadjaja, K. Hullot-Guiot, « Quick commerce. Livraisons rapides des courses : les dessous d’un business express », Libération, 15 novembre 2021.
[41] Les méthodes de fonctionnement de Stuart seraient cependant fort similaires à celles des plateformes de travail concurrentes. L’entreprise a été « soupçonnée d’avoir entretenu une relation de salariat avec ses coursiers alors qu’ils relevaient officiellement du statut indépendant d’auto-entrepreneur », voir « Pour Stuart, filiale de La Poste accusée de travail dissimulé, la procureure requiert la peine maximale », Le Monde, 24 septembre 2022. Le 12 janvier 2023, la plateforme a été reconnue coupable de prêt de main-d’œuvre illicite, elle a cependant été relaxée des charges de travail dissimulé par le tribunal correctionnel de Paris, voir « Un jugement en demi-teinte au pénal pour Stuart », L’Humanité,13 janvier 2023.
[42] Entretien avec Marilyne Poulain, secrétaire de l’UD CGT Paris et pilote du collectif Immigration CGT et Gurvan Kristanadjaja, juin 2022.
[43] S. Abdelnour, D. Méda, Les nouveaux travailleurs des applis, op. cit.
[44] Sur les profils des consommateurs, voir R. De Leyris, N. Louvet, La pratique du e-commerce alimentaire à Paris, Londres et Genève, 6-T bureau de recherches, décembre 2022 ; H. Botton, « L’ubérisation des quartiers populaires », Compas zOOm, n° 27, novembre 2022.
Partager cette page ?