Article extrait du Plein droit n° 79, décembre 2008
« Français : appellation contrôlée »

Les anciens colonisés encombrants

Geneviève Afoua-Geay

Avocate (Entretien mené par Jean- François Martini)
Au moment de l’accession à l’indépendance des pays qui appartenaient à l’ancien empire colonial français, les questions de nationalité des anciens Français de ces territoires ont été réglées au gré des intérêts politiques et économiques de la France. Aujourd’hui, la France veut se débarrasser de son passé colonial, mais aussi de ceux que la colonisation a liés à elle. Administration comme tribunaux multiplient alors les obstacles au maintien ou à la réintégration dans la nationalité française de personnes qui ont parfois vécu et travaillé en France leur vie durant.

On sait que le processus de décolonisation a donné lieu à des règles particulières en matière de nationalité. Il existe néanmoins un certain nombre de principes récurrents. Pouvez-vous nous les exposer ?

Le processus de décolonisation a effectivement donné lieu à des règles spécifiques et diverses en matière de nationalité parce que la colonisation était ellemême diversifiée. Ainsi, certains pays sur lesquels la France assurait seulement la représentation au niveau international ont recouvré leur souveraineté et certaines dispositions spéciales que la France y avait instaurées ont cessé de produire effet du jour où les droits particuliers de la puissance coloniale ont cessé de s’exercer. Ce fut le cas de la Tunisie et du Maroc, pays sous protectorat de la France, ainsi que du Togo et du Cameroun, territoires administrés par la France en vertu d’un mandat international. En Tunisie et au Maroc, par exemple, il a toujours existé une nationalité tunisienne et une nationalité marocaine à côté de la nationalité française. Pour ces pays, l’existence de dispositions particulières, au moment de la décolonisation, pouvait relever du droit conventionnel (ce fut le cas de la Tunisie avec la Convention du 3 juin 1955). Pour le Maroc, l’indépendance n’a été précédée d’aucune convention avec la France sur la nationalité. Pour les établissements français de l’Inde, la décolonisation a donné lieu à la cession de ces établissements à l’Inde, État déjà constitué avec lequel ont été conclus des traités.

L’accession à l’indépendance a constitué l’une des modalités de la décolonisation. Ce processus s’est appliqué essentiellement aux TOM d’Afrique noire [1], à Madagascar, à l’Algérie et à l’Indochine. Exception faite de la convention conclue avec le Viêt Nam [2], qui a été élaborée sur la base du critère ethnique, l’accession à l’indépendance de ces anciens territoires français n’a pas été accompagnée de conventions internationales sur les problèmes de nationalité, pourtant nombreux, qu’elle suscitait. Cela peut s’expliquer par les circonstances politiques et sociales troublées dans lesquelles ces États ont accédé à l’indépendance mais aussi par une volonté de la France de faire perdurer sa suprématie en continuant à désigner ses nationaux, y compris au sein de ces États devenus indépendants.

Faute de convention, le législateur français opta pour une solution unilatérale en matière de conservation ou de perte de la nationalité française, fondée notamment sur des critères d’origine, de statut et/ou de domicile. Dans la loi du 28 juillet 1960 pour les anciens TOM d’Afrique et Madagascar comme dans l’ordonnance du 21 juillet 1962 pour l’Algérie, ont été distinguées les personnes auxquelles la nationalité française devait être maintenue de plein droit de celles dont la nationalité française ne pouvait être établie que par une procédure particulière, appelée procédure de reconnaissance de la nationalité française, conditionnée notamment par le transfert du domicile en France.

La procédure de reconnaissance de la nationalité française était limitée dans le temps puisqu’il s’agissait de permettre aux personnes qui voulaient conserver la nationalité française de se faire confirmer cette nationalité. L’absence d’option pour la reconnaissance de la nationalité française dans le délai imparti par la loi était interprétée comme un refus de la nationalité française. La loi du 20 décembre 1966 pour l’Algérie et celle du 9 janvier 1973 pour l’Afrique noire et Madagascar ont mis fin à la procédure de reconnaissance. Toutefois, celle du 9 janvier 1973 a prévu, pour les ressortissants des anciens TOM, une procédure de réintégration spéciale dans la nationalité française, finalement abrogée par la loi du 22 juillet 1993 dite loi Méhaignerie.

Concernant les ressortissants des anciens TOM d’Afrique noire, comment ont été réglées les questions relatives à la perte ou au maintien de la nationalité française ?

Pour les ressortissants des anciens TOM, c’est la loi du 28 juillet 1960 qui, en retenant le critère de l’origine ethnique, a distingué entre les originaires et les non-originaires du territoire de la République française tel qu’il était alors constitué (c’est-à-dire le territoire national « amputé » des territoires devenus indépendants). Ont ainsi bénéficié de plein droit du maintien de la nationalité française, sans formalité particulière, deux catégories de personnes : d’une part, les Français originaires du territoire de la République française tel qu’il était constitué à la date du 28 juillet 1960, et qui étaient domiciliés au jour de son accession à l’indépendance sur le territoire d’un État qui avait eu antérieurement le statut de territoire d’outre-mer de la République française ; d’autre part, leurs conjoints, veufs ou veuves et descendants.

Les « non originaires » du territoire de la République française ont été astreints à la procédure de reconnaissance de la nationalité française, sauf deux catégories de « non originaires », qui ont bénéficié du maintien de plein droit de leur nationalité française : ceux qui étaient domiciliés, à la date de l’indépendance, sur le territoire d’un État antérieurement territoire d’outre mer et à qui aucune autre nationalité n’était conférée par la loi de cet État, ainsi que ceux qui, à la date de l’accession à l’indépendance des anciens territoires d’outre mer, n’étaient pas domiciliés dans un de ces territoires.

Est-ce que l’application de ces règles a donné lieu à beaucoup de contestation et de contentieux ?

Effectivement, nombre de ressortissants de ces anciens TOM qui ont opté pour la procédure de reconnaissance de la nationalité française après avoir transféré leur domicile en France, et ceux qui se sont vu maintenir de plein droit cette nationalité en raison de l’absence de domicile dans un des anciens territoires, ont vu leur nationalité contestée, des années après. Cela a donné lieu à un important contentieux, dont les solutions sont devenues, au fur et à mesure du temps, plus sévères.

Pour quelles raisons ?

Dans les années qui ont suivi les indépendances et jusqu’à la fin des années 70, le critère de domicile était apprécié de manière large par les tribunaux. À l’époque, les considérations économiques semblaient l’emporter sur la preuve de la fixation du domicile en France, domicile entendu au sens du droit de la nationalité c’est-à-dire de la résidence habituelle du demandeur en France mais aussi de son conjoint et de ses enfants mineurs. En effet, la France avait besoin de main-d’oeuvre, notamment pour faire tourner les usines, et on exigeait seulement de ces ouvriers, originaires des anciens territoires d’outre-mer, qu’ils justifient d’un emploi rémunéré dans une entreprise française, telle que Renault, Peugeot ou Citroën, pour se voir délivrer un certificat de nationalité française ou pour former la déclaration recognitive. D’ailleurs, la plupart des certificats de nationalité délivrés à ces ressortissants d’anciens TOM l’ont été au vu de leurs certificats de travail et d’un justificatif de domicile. Personne ne leur demandait où résidaient leur femme et leurs enfants. La présence de leur famille hors de France ne semblait gêner personne puisque seule comptait leur force de travail. Bien évidemment, la plupart d’entre eux avaient femme et enfants au pays.

Les années passant, la situation au regard de la nationalité française des ressortissants des anciens territoires d’outre-mer, notamment ceux d’Afrique noire, n’a cessé de se détériorer en raison de la modification des pratiques administratives et de la jurisprudence. Ce changement d’attitude est intervenu dans un contexte de dégradation de la situation économique où la figure du travailleur immigré était devenue indésirable. Ainsi, dans les années 80, ont commencé à fleurir des décisions judiciaires annulant les certificats de nationalité française délivrés aux intéressés dans les années 60 ou constatant leur extranéité au motif qu’ils ne justifiaient pas avoir fixé leur domicile de nationalité en France. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le domicile de nationalité « s’entend d’une résidence effective présentant un caractère stable et permanent et coïncidant avec le centre des occupations et des attaches familiales ».

C’est souvent à l’occasion du renouvellement d’une ancienne carte nationale d’identité française que l’administration leur demandait de produire un nouveau certificat de nationalité française et ce, alors même que leur premier certificat de nationalité n’avait jamais fait l’objet de contestation. Cette pratique s’est renforcée après la mise en place de la carte d’identité sécurisée à partir de 1994. Aujourd’hui, la demande de délivrance du certificat de nationalité française est en général rejetée au motif que l’intéressé ne justifie pas avoir transféré son domicile en France au moment de l’indépendance, dans la mesure où son épouse et ses enfants mineurs sont demeurés dans le pays d’origine. On assiste donc à la remise en cause, de plus en plus fréquente, des certificats de nationalité française délivrés à ces travailleurs français ressortissants d’anciens territoires d’outremer au motif qu’ils ont conservé des attaches familiales dans leur pays d’origine, et que la preuve n’est pas rapportée d’une volonté de rupture complète et définitive avec ce pays.

En résumé, on peut dire qu’après avoir participé pendant des années (souvent jusqu’à la retraite) au développement du pays dont ils ont toujours eu la nationalité (rappelons qu’ils sont nés français), l’administration française, par son intransigeance, les transforme en parias de la République, autrement dit en Français jetables.

Y a-t-il une possibilité, pour ces personnes, de recouvrer leur nationalité française ?

En théorie, oui. C’est ce que l’on appelle la réclamation de la nationalité française fondée sur la possession d’état. Il s’agit d’une procédure qui permet de réclamer la nationalité française par déclaration lorsque l’on a joui, d’une façon constante, de la possession d’état de Français pendant les dix années précédentes. Bien que les tribunaux d’instance aient une obligation d’information du public, la plupart du temps les intéressés ne connaissent pas cette possibilité qui leur est donnée d’engager une procédure pour réclamer à nouveau leur nationalité. Ils se retrouvent alors souvent « sans papiers » après avoir été considérés comme français depuis leur naissance et après avoir passé la majeure partie de leur vie en France, travaillant dans des entreprises françaises, loin de leur famille restée au pays.

De leur côté, ceux qui connaissent cette procédure ignorent souvent qu’ils doivent former leur demande dans un « délai raisonnable » à compter de la date à laquelle ils ont été informés de leur extranéité. Ce « délai raisonnable », imposé par la jurisprudence, ne faisant l’objet d’aucune définition, les tribunaux l’apprécient selon chaque cas d’espèce. Or, les intéressés se heurtent fréquemment à de nombreux obstacles, comme le délai, souvent très long, pour obtenir du pays d’origine un acte de naissance ou un jugement supplétif de naissance conforme, obligatoire pour former la demande. Avec le temps, leurs chances de recouvrer leur nationalité française s’amenuisent.

De plus, ils ne peuvent transmettre leur nationalité à leurs enfants mineurs restés dans le pays d’origine, car l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française en faveur de l’enfant mineur ne joue qu’à la condition que le nom de celui-ci soit inscrit dans la déclaration de nationalité et qu’il réside habituellement ou alternativement avec le parent qui acquiert la nationalité française, ce qui est rarement le cas. Quant aux enfants majeurs, ils ne bénéficient pas d’effet collectif et restent étrangers.

Il serait trop long de détailler ici toutes les discriminations et remises en cause des droits acquis dont sont l’objet les Français originaires des anciennes colonies en matière de nationalité. On peut néanmoins observer qu’après avoir opté pour la nationalité française dans les années 60, selon les conditions dictées par la France, ces Français « contestés » ont l’amère impression d’avoir reconnu la France mais que la France ne les reconnaît plus. Ils vivent dans une totale insécurité juridique quant à la conservation de leur nationalité et des droits qui en découlent, ce qui leur donne le sentiment d’être indéfiniment des Français sous conditions, voire de catégorie inférieure, dont la nationalité est manipulée par les politiques en fonction des intérêts partisans économiques du moment.




Notes

[1Liste des anciens territoires d’outre-mer d’Afrique noire et date de leur indépendance : Bénin (ex-Dahomey, 1er août 1960), Burkina Faso (ex-Haute-Volta, 5 août 1960), Centrafrique (ex-Oubangui-Chari, 13 août 1960), Congo (15 août 1960), Côte-d’Ivoire (7 août 1960), Djibouti (ex-territoire des Afars et des Issas, 27 juin 1977), Gabon (17 août 1960), Guinée (1er octobre 1958), Mali (ex-Soudan, 20 juin 1960), Mauritanie (28 novembre 1960), Niger (3 août 1960), Sénégal (20 juin 1960), Tchad (11 août 1960).

[2Convention du 16 août 1955, décret du 22 avril 1959, JO du 3 mai 1959.


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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 17:25
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