action collective

Lettre ouverte au Premier ministre après la décision du Défenseur des droits sur la situation des migrants du Calaisis
Un « État policier » au cœur de la République pour une « guerre » aux migrants

Le 29 novembre 2012

Monsieur Jean-Marc Ayrault
Premier ministre
Hôtel Matignon
57, rue de Varenne
75700 Paris

Objet : lettre ouverte

Monsieur le Premier Ministre

Dans sa décision MDS 2011-133 du 13 novembre 2012 relative à la situation des migrantes et migrants à Calais et dans ses environs, le Défenseur des droits, saisi en juin 2011 par divers témoins de violences institutionnelles, notamment policières, avec l’appui de vingt-trois organisations associatives et syndicales, confirme que, dans cette région, les pouvoirs publics ont laissé un État policier se substituer à l’État de droit [1]. Ni plus ni moins. Cette dérive, qui s’est aggravée depuis la fermeture du camp de Sangatte il y a exactement dix ans par M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, avait commencé dès la fin des années 90, avant l’ouverture de ce camp par le gouvernement Jospin. « Un non-lieu pour des gens de non-droit », comme le qualifiait son directeur de l’époque. Ouverture et fermeture de ce camp ont manifesté une volonté identique de la part de l’ensemble des responsables politiques de cacher à l’opinion publique et à la presse un échec magistral de la politique migratoire de l’Europe et de la France et, face à cet échec, leur détermination d’empêcher à tout prix l’arrivée de nouveaux migrants.

L’idée à l’origine de la répression organisée par la droite de 2002 à 2012 a été, en effet, la même que celle au nom de laquelle la gauche gouvernementale a commencé à tricher avec l’État de droit dès que des Kosovars d’abord, puis des Afghans ou des Irakiens sont apparus dans le Calaisis pour fuir des situations incontestées de violence dans leurs pays d’origine. Il fallait à tout prix les dissuader de venir chercher une protection. A tout prix, c’est-à-dire en les entassant dans un camp où les conditions de vie étaient infra-humaines, en les informant aussi peu que possible de leur droit à solliciter l’asile, en usant et en abusant de règles européennes qui leur imposaient et leur imposent toujours aujourd’hui de demander cet asile à des États de l’Europe où, pour l’essentiel, ils sont traités de façon dégradante et ont le moins de chances d’obtenir la protection espérée. C’est cette maltraitance légale par l’Europe tout entière qui pousse ces exilés toujours plus à l’Ouest jusqu’au finistère du Pas-de-Calais.

Cette politique de la dissuasion a évidemment échoué. Si les Kosovars ont disparu du Calaisis dès les prémices d’un apaisement chez eux, des Érythréens, des Iraniens, des Soudanais, aujourd’hui des Syriens se sont, entre autres, ajoutés aux Afghans toujours condamnés à s’exiler. Pour contrer leur obstination légitime à échapper à l’insécurité, la France a poursuivi, à partir de 2002, sa tentative de dissuasion à l’aide de moyens plus coercitifs - suppression de tout hébergement et harcèlement permanent par la police avec destruction systématique des lieux de vie qui, sous les coups de la répression, se sont étendus sur un territoire beaucoup plus vaste, de Cherbourg à la frontière belge en passant par Arras et Paris.

C’est cette situation et, avec elle, sa genèse que vient de condamner le Défenseur des droits.

La lecture de sa décision est édifiante. Il existe en France une région - le Calaisis - où un effectif permanent de 580 agents des forces de l’ordre (connaît-on ailleurs une pareille mobilisation policière ?) peut tout se permettre contre les migrants :

  • des interpellations incessantes des mêmes personnes, y compris là où elles peuvent accéder à des distributions alimentaires et à des soins, dans le seul objectif de les terroriser (selon les calculs du Défenseur des droits, 95 % des 13 000 contrôles de 2011 ont abouti à une remise en liberté) ;
  • la pratique « avérée » de gazages et l’empêchement du sommeil par l’usage de musiques fortes que le cynisme policier ose justifier comme « un moment de convivialité et d’échange entre migrants » ;
  • quantité de destructions de biens personnels avec le concours zélé de la municipalité de Calais qui, n’importe où ailleurs, tomberaient sous le coup du code pénal (art. 332-1 et suivants) ;
  • des expulsions parfaitement illégales de lieux de survie ;
  • des intimidations de militantes et de militants ainsi que de journalistes.

La violence policière n’est pas la seule à dénier aux exilés le respect des droits fondamentaux les plus élémentaires. Comme le souligne le Défenseur des droits, il y a aussi la violence du dispositif départemental d’hébergement d’accueil et d’insertion qui les exclut, au mépris de la légalité, de toute prise en charge.

À cela s’ajoute l’inertie voire la complicité active du pouvoir judiciaire, au mépris de son rôle de garant des libertés individuelles. Le Défenseur des droits montre qu’il a renoncé au moindre contrôle du pouvoir policier pour lui laisser les mains libres. S’agissant du traitement des migrants, le Calaisis s’apparente ainsi à un « État policier » :

  • des milliers d’interpellations discriminatoires effectuées sur la base d’infractions jamais reprochées aux Français (crachats sur la voie publique, jets de papier, station sur pelouses interdites, traversées de chaussées hors passages cloutés, etc.) ;
  • absence systématique de procès verbaux de ces procédures pour empêcher la vérification de leur légalité, priver les victimes de la possibilité de les contester, interdire toutes statistiques qui révéleraient nécessairement leur caractère xénophobe et discriminatoire ;
  • non-respect de la procédure de vérification d’identité de l’article 78-3 du code de procédure pénale caractérisé notamment par le refus de remise au migrant contrôlé du procès-verbal prévu par ce texte.

Censé défendre les intérêts de la société, le parquet sombre dans la léthargie dès lors qu’il s’agit de veiller au respect des droits fondamentaux des migrants. Comme distributeur automatique de « réquisitions » qui couvrent les opérations des forces de police, son activité ne se dément pas. Mais quand il s’agit de contrôler que ces mêmes forces ne passent pas les bornes de la loi et, le cas échéant, de les sanctionner, le parquet s’inscrit aux abonnés absents avec une telle constance qu’il ne peut que se savoir approuvé par son ministre de tutelle.

Voilà quelles sont les observations et les conclusions du Défenseur des droits au terme d’une investigation de presque dix-huit mois. Le ministre de l’intérieur dispose d’un trimestre pour y réagir. Mais la gravité des dérives est telle qu’elle excède de beaucoup sa seule compétence. Car ce sont les libertés publiques et l’État de droit en général qui sont affectés par cette lutte contre l’immigration, au service de laquelle la République use des moyens expéditifs et violents que l’on connaît en situation de guerre.

C’est pourquoi nos organisations vous interpellent et, à travers vous, l’ensemble du gouvernement. Car la décision du Défenseur des droits ne requiert pas seulement des réponses techniques. Elle implique la réflexion et l’action de tous les garants de l’institution démocratique. Quand et comment votre gouvernement va-t-il faire cesser la situation condamnée par le Défenseur des droits, question qui peut ainsi se décliner :

  • quelles instructions va recevoir la police ?
  • quelles mesures allez-vous prendre pour que nombre de ces demandeurs d’asile ne continuent pas à être renvoyés, au nom du Règlement « Dublin 2 », vers des États européens où leur protection est illusoire ?
  • quelle politique d’hébergement d’urgence, conforme à la décision du Conseil d’État du 10 février 2012 (« il appartient aux autorités de l’État de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale ») allez-vous mettre en place au profit des personnes exilées que leur abandon à la rue et à l’indigence condamne à l’errance en Europe en les dissuadant très souvent de solliciter l’asile en France ?

Telles sont les interrogations principales contenues par la décision du Défenseur des droits. Elles impliquent des réponses de la part de plusieurs des ministères de votre gouvernement. Au delà de la situation dans le Calaisis, elles questionnent la politique d’ensemble de la France à l’égard de celles et de ceux que des insécurités de toutes sortes contraignent à fuir leurs pays d’origine. Avec la majorité élue en juin 2012, dont vous êtes le chef, allez-vous, Monsieur le Premier Ministre, dresser le bilan des dix années d’échec évident de la politique de répression menée dans une parfaite continuité par vos prédécesseurs de la gauche et de la droite, et définir les axes d’une politique alternative ?

Dans l’attente de vos réponses, nous vous prions, Monsieur le Premier Ministre, de recevoir l’assurance de notre haute considération

Pour l’ensemble des organisations signataires,
Stéphane Maugendre, président du Gisti

Organisations signataires :

  • Auberge des migrants (Calais)
  • Association européenne pour la défense des droits de l’homme (AEDH)
  • Calais Migrant Solidarity
  • Collectif de soutien des exilés (Paris)
  • Emmaüs International
  • Fédération des associations de solidarité avec les travailleur·e·s immigré·e·s (Fasti)
  • Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)
  • Fraternité Migrants Bassin Minier 62
  • Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s (Gisti)
  • Ligue des droits de l’homme
  • Marmite aux idées (Calais)
  • Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap)
  • Réseau euro-méditerranéen pour les droits de l’homme (REMDH)
  • Salam Nord-Pas-de-Calais
  • Syndicat des avocats de France (SAF)
  • Syndicat de la magistrature
  • Terre d’errance (Norrent-Fontes - 62)
Décision du défenseur des droits, 13/11/2012
Lettre ouverte, 29/11/2012
Réponse du Premier ministre, 14/01/2013

Documents joints :


[1Cette situation avait été décrite et dénoncée par de multiples rapports antérieurs, notamment :

Le 17 novembre 2012 encore, la BBC titrait un reportage « Calais after Sangatte : The migrants ’worth less than cattle’ ».

Voir notre dossier « Contrôles d’identité et interpellations »

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Dernier ajout : mardi 2 juin 2015, 18:14
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