Article extrait du Plein droit n° 45, avril 2000
« Double peine »

El Ejido : tempête dans la mer de plastique

Jacques Teissier

Journaliste
Les émeutes racistes qui se sont déroulées pendant trois jours au mois de février dernier dans le sud de l’Andalousie sont les plus graves survenues en Espagne depuis la fin du franquisme. Elles ont éclaté dans une région qui, cristallisant la contradiction entre un nombre toujours croissant d’immigrés sans papiers et une économie nécessitant de plus en plus de main-d’œuvre, prospère sur une exploitation sordide des paysans marocains.

Le 6 février dernier, à El Ejido, une petite ville de 50 000 habitants au sud-est de l’Andalousie, plusieurs milliers de manifestants espagnols ont transformé l’enterrement d’une jeune femme assassinée par un Marocain déséquilibré en une émeute raciste, la plus grave survenue en Espagne depuis la fin du franquisme. Les émeutiers ont saccagé tous les commerces des Marocains se trouvant dans leur ville, dévasté leurs mosquées, incendié des dizaines de logements précaires les abritant et tenté de lyncher tous les Maghrébins qu’ils croisaient sur leur chemin. Ils s’en sont aussi pris aux associations travaillant avec les immigrés et ont agressé des Espagnols engagés dans leur défense. Pendant trois jours, les manifestations racistes se sont déroulées à El Ejido avec la complicité ou la passivité de la majorité de la population et de la mairie et, la plupart du temps, sous le regard indifférent des forces de police.

Pour le gouvernement de Madrid, les incidents d’El Ejido interviennent au pire moment pour son image de marque internationale, à l’heure où il se joint aux autres gouvernements de l’Union européenne pour dénoncer l’arrivée de l’extrême-droite autrichienne au pouvoir. Le gouvernement de José Maria Aznar ne s’attendait pas à devoir faire face à une telle situation et tentait, au contraire, de donner à l’Union européenne des gages de fermeté vis-à-vis des immigrés.

Enjeu électoral

La loi des droits et des libertés des étrangers en Espagne adoæptée en décembre 1999 par l’ensemble des partis représentés au parlement national, après dix-huit mois d’intenses débats, mettait en œuvre une large régularisation. Mais les responsables de l’Union européenne la jugeaient contraire aux engagements communautaires de l’Espagne. Le Parti populaire (PP), la droite héritière du franquisme, au pouvoir, a alors promis de réformer la loi dans un sens plus restrictif s’il remportait les élections législatives du 12 mars prochain.

Embarrassants au niveau européen pour le gouvernement espagnol, les événements d’El Ejido sont alors devenus un enjeu électoral dans le cadre national permettant de dénoncer la nouvelle loi. Le maire d’El Ejido, Juan Enciso, membre du PP, n’a jamais condamné les émeutes racistes. Dans tous ses discours, il accuse l’immigration d’être à l’origine de l’insécurité, réclame l’expulsion des « illégaux » et se déclare un adversaire résolu de la nouvelle loi. Quelques jours après les incidents, il a reçu une visite de soutien de la part du secrétaire général du PP et du ministre du travail.

Le racisme a toujours était latent en Espagne. Depuis, cinq cents ans, les Gitans en sont régulièrement victimes. Il concerne aussi les Maghrébins, désignés par les Espagnols sous l’appellation péjorative de « Moros », en référence à la guerre de conquête menée par les armées chrétiennes contre les populations musulmanes d’Andalousie qui furent massivement expulsées au XVIIe siècle après la chute de Grenade. Dans l’inconscient de beaucoup d’Espagnols, les immigrés marocains sont les descendants de ces « Moros » qui ne pensent qu’à revenir envahir leur pays.

A ce racisme historique, s’ajoute celui qui a pu naître sporadiquement ces dernières années en différents lieux d’Espagne et qui a été exploité par des groupes ou des responsables politiques locaux. En 1995, une partie de la population de Ceuta faisait la chasse à tous les migrants noirs africains qui se trouvaient dans ses rues. En 1996, une tension croissante entre la population de Melilla et les migrants se concluait par l’intervention de l’armée et l’expulsion musclée d’une centaine d’Africains.

En 1999, c’est en Catalogne, à Terrassa, que plusieurs centaines d’habitants ont pris pour cible les véhicules, les magasins et les domiciles des Marocains. Les événements d’El Ejido ont donc pour toile de fond ces tensions. Mais leur localisation et leur violence s’expliquent aussi par d’autres raisons.

Longtemps pays d’émigration, l’Espagne est devenue en une quinzaine d’années un pays d’immigration. Les migrants africains qui naguère la traversaient pour se rendre dans le reste de l’Europe, s’y arrêtent désormais et y trouvent du travail, principalement dans l’agriculture, en Catalogne et en Andalousie, ou dans le bâtiment et les services, à Madrid et Barcelone. La demande de main-d’œuvre dans ces secteurs demeure très forte. La loi des étrangers adoptée en 1985 ne prévoyait pas une telle situation. Pour un migrant, en l’absence de processus de régularisation (le dernier remonte à 1991), la seule façon d’obtenir des papiers consiste à déposer une demande de permis de résidence et de travail lors du « contingent » annuel. Par ce biais, l’administration attribue un certain nombre de cartes de séjour temporaires en fonction des besoins de l’économie espagnole. Chaque année le nombre de ces cartes ne cesse d’augmenter. En 1998, il fut de 28 000 pour un total de 65 000 demandes.

Si, au départ, ce « contingent » ne concernait que des étrangers résidant encore dans leur pays d’origine, au fil des ans, il a servi à régulariser les migrants déjà installés en Espagne. Mais les quotas annuels de main-d’œuvre extra-européenne s’avèrent insuffisants pour régulariser la situation de l’ensemble des travailleurs immigrés présents sur le territoire. L’Espagne se retrouve donc avec une quantité croissante de personnes sans papiers et sans droits alors que des secteurs de son économie nécessitent de plus en plus de main- d’œuvre étrangère. La province d’Almeria et, plus particulièrement, la ville d’El Ejido sont au cœur de cette contradiction.

El Ejido se trouve dans la plaine du Couchant d’Almeria, coincée entre la Méditerranée et les contreforts des Alpujarras. Cette zone fut longtemps la zone la plus chaude et la plus aride d’Europe. Dans les années soixante, les importantes réserves d’eau découvertes dans son sous-sol et l’utilisation de nouvelles techniques de cultures sous serres permirent le développement fulgurant d’une agriculture intensive. Cet ancien désert pouvait produire en grande quantité des légumes (tomates, concombres, aubergines, poivrons…) cultivés hors saison, en plusieurs récoltes, pour les exporter vers les pays européens. L’Institut de la colonisation, créé par Franco, encouragea par des prêts très accessibles l’installation de milliers de petits paysans venus des régions les plus pauvres d’Andalousie. Ceux-ci firent fortune en quelques années. La nouvelle se répandit dans toute l’Espagne et les nouveaux pionniers affluèrent. Si, en 1970, les serres ne s’étendaient que sur 75 hectares, trente ans plus tard, le plastique en recouvrait 30 000.

Entre-temps, un réseau d’autoroutes, financé par les fonds structurels européens, décupla les capacités d’exportation d’Almeria. La « mer de plastique » devint le symbole du « miracle économique » espagnol. Si, au début de la « ruée vers l’or vert », la main-d’œuvre était essentiellement constituée par les familles des petits agriculteurs, au fil des années les besoins de la production leur imposèrent de faire appel à une main-d’œuvre extérieure. Mais la production horticole intensive nécessitait l’emploi d’ouvriers prêts à accepter les pires des conditions : chaleur excessive sous les serres (jusqu’à 50° C), salaires très bas, absence totale de logement… Malgré le chômage massif qu’ils subissaient, les journaliers espagnols, souvent syndiqués, ne pouvaient pas accepter de telles conditions. Les agriculteurs andalous se tournèrent donc vers la main-d’œuvre immigrée. C’est elle qui a soutenu le développement de la « mer de plastique » ces quinze dernières années.

Avec la complicité de l’ensemble des autorités et de la majorité de la classe politique, le « miracle économique » d’Almeria s’est réalisé dans la logique capitaliste la plus sauvage : recherche du profit maximal dans le plus bref délai, sans aucune autre considération. Ainsi, les nappes phréatiques s’épuisent-elles, envahies par l’eau de mer, et les agriculteurs doivent aujourd’hui creuser à plus d’un kilomètre de profondeur pour trouver de l’eau. Le sol de la région est saturé de pesticides et de détritus agricoles en tout genre.

On connaît mal les graves séquelles que ces produits laissent sur la santé des agriculteurs, de leurs ouvriers et des habitants, aucune étude n’ayant pu être publiée à ce jour. Dans la région d’El Ejido, la construction de nouvelles serres est théoriquement interdite. Il s’en crée pourtant tous les jours et les rares écologistes qui osent s’y opposer sont menacés. Le prix du terrain, devenu l’un des plus élevés d’Espagne, incite à la pire des spéculations. Le chiffre d’affaires annuel généré par les serres est de l’ordre de 300 milliards de pesetas (12 milliards de francs).

Comme du temps de Franco

Mais en l’absence d’une réelle structuration du marché, des milliards de pesetas échappent à tout contrôle et sont investis dans une économie souterraine toute puissante. Le « miracle économique » d’Almeria s’est produit dans les marges de la légalité et dans la violence. A El Ejido, la rente par habitant est la plus élevée d’Espagne, mais le taux de suicide bat aussi tous les records nationaux.

Les petits paysans, parfois anciens chevriers, journaliers, ou travailleurs émigrés en Catalogne ou en France, sont devenus les pires des exploiteurs. Ils reproduisent ce qui existait déjà du temps de Franco dans les grandes propriétés des latifundistes andalous : le marché à la chair humaine. Tous les matins, au petit jour, sur des places publiques des villes de la « mer de plastique », les travailleurs immigrés, avec ou sans papiers, qui n’ont pas encore trouvé un patron viennent se vendre. Les propriétaires au volant de leur 4x4, les observent, évaluent leur force de travail, puis les appellent pour leur soumettre leurs conditions. Les immigrés qui acceptent un salaire de misère ont le plus de chance d’être embauchés. La convention qui régit normalement le travail dans les campagnes exige que le salaire minimal soit de 4 500 pesetas par jour (180 F).

A Almeria, le salaire ne dépasse jamais les 4 000 pesetas (160 F) et se réduit même souvent à 3 500 (140 F). La plupart des travailleurs immigrés n’ont ni contrat, ni couverture sociale. Les agriculteurs refusent obstinément de les payer plus et de respecter la convention. Ils se sont endettés pour payer les nouvelles technologies, des machines et des ordinateurs, et ils multiplient les dépenses en herbicides, insecticides et engrais, dont les prix ont parfois augmenté de 3 000 % en quinze ans. Les prix de vente des légumes, imposés par les chaînes de supermarchés, eux, ont stagné. Pour continuer à être concurrentiels au niveau international et conserver les mêmes bénéfices, les agriculteurs andalous, prisonniers d’une logique économique qui les dépasse, n’ont pas le choix. Ils ne peuvent réduire qu’un seul coût : la masse salariale. Tout est donc fait pour payer les salaires les plus bas et disposer d’une main-d’œuvre la plus flexible possible.

En 1999, officiellement, 20 500 étrangers résidaient légalement dans la province d’Almeria, dont 9 200 Marocains, 700 Sénégalais, 630 Guinéens et 560 Algériens. Mais plusieurs milliers d’autres travailleurs immigrés demeurent sans papiers et ne peuvent pas quitter la plaine d’Almeria. Au-delà, commencent les contrôles de police. Chaque jour des dizaines d’autres immigrés sans papiers viennent les rejoindre. Pour atteindre Almeria, la plupart ont dU subir la terrible traversée de la Méditerranée sur une minuscule barque de pêcheurs surchargée de passagers : les « pateras ».

Voyage en enfer

Depuis 1992, plus de trois mille personnes auraient péri dans ces voyages à haut risque. Les survivants débarquent parfois au pied des serres et se perdent dans la mer de plastique. Là, les patrons espagnols les attendent pour leur faire continuer leur voyage en enfer. Cette masse de travailleurs corvéables, sans papiers, sans droits, prêts à tout pour rembourser le prix de leur traversée, est indispensable à l’agriculture andalouse. C’est elle qui permet aux agriculteurs de maintenir au plus bas niveau l’ensemble des conditions de travail et de vie des immigrés.

Si l’ensemble de la région d’Almeria pratique une exploitation éhontée de la main-d’œuvre immigrée, la plupart des 50 000 habitants espagnols d’El Ejido se distinguent toutefois par leur zèle excessif dans la persécution. Le hasard, puis les liens communautaires, ont fait que les immigrés se sont répartis par origine dans les différentes villes de la « mer de plastique ». Les Sénégalais, les Guinéens et les Maliens sont les plus nombreux à Roquetas de Mar. Les Marocains sont majoritaires à El Ejido. Ils seraient 4 000 à posséder des papiers et entre 5 000 et 10 000 à en être dépourvus.

Un véritable apartheid

Dans cette ville, la violence sociale que subissent les immigrés est aggravée par le réveil du racisme vis-à-vis des « Moros ». Les travailleurs immigrés maghrébins n’ont aucune chance de trouver un logement. La majorité de la population refuse de leur en louer. Les ouvriers agricoles d’El Ejido sont donc obligés de vivre au milieu des serres, entassés dans des maisons en ruines ou des cabanes de plastique, sans eau, sans électricité, sans aucune condition sanitaire minimale. Certains agriculteurs les logent dans leur entrepôt, profitant ainsi de travailleurs à disposition le jour transformés en gardiens la nuit. Les immigrés y vivent à côté des sacs de pesticides qu’ils respirent en permanence et qui leur provoquent de graves troubles. Pour ce logement, certains propriétaires retiennent même un loyer sur le salaire de leurs ouvriers.

Le maire de la ville, Juan Enciso, ne serait pas renié par le Front national français. Depuis dix ans, son obsession est de chasser les Maghrébins des rues de la ville et de les contenir dans la « mer de plastique ». Il définit ainsi son action : « A El Ejido, il faut des immigrés de 7 heures du matin à 7 heures du soir. De 7 heures du soir à 7 heures du matin, il n’en faut plus. » Le maire s’oppose farouchement à tout projet de construction de logements sociaux pour immigrés, qu’ils soient d’initiative publique ou privée. Une grande partie des habitants d’El Ejido et de ses responsables politiques, toutes tendances confondues, sont propriétaires de serres et profitent de la précarité des travailleurs immigrés. Rares sont ceux qui osent condamner l’apartheid qui règne dans leur ville et remettre en cause ouvertement les propos ou les actions du maire. La rente agricole les soude dans un même silence.

Au début de l’année 2000, la nouvelle loi des étrangers prévoyait de régulariser tous les immigrés pouvant prouver leur présence en Espagne depuis deux ans. Ainsi, une grande partie des travailleurs de la « mer de plastique » espéraient obtenir des papiers qui leur permettraient de réclamer ouvertement leurs droits.

Depuis des mois, les soirs et les fins de semaines, dans les misérables habitations de la mer de plastique, les discussions des travailleurs immigrés revenaient toujours sur le même thème : l’organisation d’une grève générale. L’obtention des papiers leur permettrait de s’organiser en constituant des associations et des syndicats reconnus par les autorités. Ces dernières, qu’elles soient étatiques ou autonomes n’ont jamais agi pour empêcher l’exploitation des sans-papiers. Pour elles, ils n’existent pas. Les travailleurs marocains devaient passer par l’intermédiaire des syndicats espagnols pour exprimer leurs revendications.

Coïncidence ou pas, les émeutes racistes d’El Ejido sont intervenues quelques jours avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Les émeutiers pensaient peut-être casser définitivement la résistance des Marocains. Ils n’avaient pas prévu qu’en réponse à cette agression, les travailleurs immigrés réaliseraient ce dont ils rêvaient depuis longtemps : déclencher une grève générale illimitée. Surpris par une telle mobilisation et inquiets pour leur production en pleine période de récolte, les agriculteurs ont accepté de négocier avec les représentants des grévistes, les syndicats espagnols et les autorités. Le relogement des personnes sinistrées, leur indemnisation, une rapide régularisation de tous les sans-papiers et un respect de la convention furent les quatre points de l’accord signé.

Les grévistes ont suspendu leur grève mais ont promis de la reprendre si l’accord n’est pas respecté dans un bref délai. Juan Enciso, lui, n’a participé à aucune rencontre et a refusé de prêter des terrains pour installer des tentes de la Croix-Rouge destinées à accueillir les sept cents Marocains dont les logements ont été brûlés.

Des immigrés plus dociles

Même si leurs organisations ont signé l’accord, beaucoup d’agriculteurs ne se sont pas désolidarisés de leur maire. Ils envisagent des mesures de rétorsion et encouragent la venue de travailleurs immigrés roumains pour remplacer les Marocains. Pour ces agriculteurs, les travailleurs marocains, désormais organisés, risquent de devenir de plus en plus exigeants. Mais ils ont aussi aujourd’hui le tort d’être originaires du pays qui concurrence le plus dangereusement la production andalouse.

Une nouvelle « mer de plastique » est en train d’être réalisée au nord du Maroc, avec notamment l’appui de capitaux français et hollandais. L’accord de coopération conclu avec l’Union européenne pourrait ainsi sonner le glas du « miracle économique » d’Almeria. Les plus gros propriétaires agricoles andalous ont anticipé les risques et investissent déjà dans les légumes marocains. Les bénéfices promettent d’être importants mais surtout la main-d’œuvre marocaine employée localement sera bien moins coûteuse et plus docile que les immigrés d’Espagne.



Article extrait du n°45

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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 15:44
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