Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »
Quelle action éducative auprès des jeunes irréguliers ? : Des solutions de survie
Equipe de prévention TVAS 17
Nous sommes une équipe de prévention spécialisée, dont l’action éducative se construit autour de trois particularités : pas de mandat nominatif mais un mandat géographique, le respect de l’anonymat des individus, leur libre adhésion à nos propositions.
Notre association est financée par le conseil général dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance. Notre mission consiste à prévenir la marginalisation des jeunes à l’échelle d’un quartier. Notre équipe travaille à partir des demandes, des besoins individuels et collectifs repérés à l’occasion des « tours de rue », de l’ouverture quotidienne de notre local d’accueil, ou des activités de médiations collectives (camps d’été, sorties, réunions, débats…).
Depuis quelques années, de plus en plus de jeunes étrangers nous interpellent sur les questions relatives à leur situation administrative et à l’acquisition de la nationalité française. Cette situation n’est pas nouvelle, mais les blocages administratifs se sont intensifiés suite à l’entrée en vigueur des lois Pasqua. Dans ce contexte, le cadre de notre action éducative se trouve modifié ; la question du séjour occulte la relation éducative traditionnelle. Le travailleur social est sollicité pour répondre aux interrogations et incertitudes des jeunes quant à la question de leur séjour sur le territoire français. L’accès aux dispositifs éducatifs de droit commun s’en trouve perturbé. Les projets d’insertion socio-professionnelle sont relégués au second plan, la preuve du séjour régulier devenant l’unique clef d’accès à une existence officielle.
La majorité : un couperet
La situation est particulièrement préoccupante pour les jeunes qui atteignent l’âge de la majorité et pour les femmes.
Nous sommes interpellés par des jeunes de seize à dix-sept ans dont les familles, pour diverses raisons, ne se sont pas conformées aux exigences légales. Les aînés ayant pu, bien souvent, obtenir un titre de séjour à leur majorité, (ils étaient entrés en France avant l’âge de dix ans hors regroupement familial et avant l’entrée en vigueur de la loi Pasqua), les parents n’avaient aucune raison d’imaginer qu’une partie de leurs enfants soit soumise à un autre régime. Les difficultés surgissent au moment de la première demande d’un titre de séjour à la majorité.
Le passage à la dix-huitième année signifie la confrontation directe à l’administration. Les jeunes que nous rencontrons se sauvegardent au quotidien en pensant que les expulsions ça n’arrive qu’aux autres. Un jeune homme de vingt et un ans qui déclarait « Chirac aime les sportifs, avec lui j’aurai ma carte de dix ans », s’est retrouvé en quelques jours au Zaïre, pays qu’il avait quitté depuis de nombreuses années. Vivant dans la peur grandissante d’être interpellés, acculés à une précarité obligée, ils nous interrogent « que pouvez-vous faire ? ».
En effet, que pouvons-nous faire ? Sinon recréer des réseaux de solidarité, « fouiller les subtilités du droit dans des situations de non-droit ». En permanence, le préalable à toute démarche en matière de santé, de logement, consiste à vérifier la situation administrative du jeune. La finalité et la poursuite d’un projet éducatif importent peu à ce stade. A contrario, l’absence de projet éducatif peut être opposée pour refuser la prise en charge d’une personne sans papiers ; par exemple, quand un centre d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) nous répond « nous voulons bien héberger une personne sans papiers, malheureusement notre projet éducatif consiste en une recherche et un projet de travail. Il faut être en règle… ».
Jeunes femmes en détresse
« Quand on n’a pas de papiers, on est mal vu. On vous fait tout le temps sentir que vous êtes indésirable », raconte F., jeune algérienne de vingt deux ans arrivée en France en 1992, envoyée par sa mère chez un parent pour la protéger de son père violent. En situation irrégulière, F. connaît les centres d’hébergement d’urgence depuis 1995. Sans le soutien des éducateurs du club de prévention, elle aurait « craqué ». Ils l’ont beaucoup aidée dans la recherche d’une place en foyer.
Aujourd’hui, mère d’un enfant français, la galère continue pour la recherche d’un toit. Il est difficile en région parisienne d’obtenir une place dans un foyer maternel quand on est en situation irrégulière : de manière totalement illégale, la plupart des foyers refusent de recevoir ces jeunes mères, alors que les prestations relatives à l’aide sociale à l’enfance ne sont pas soumises à une condition de séjour régulier.
Avec l’aide des éducateurs, F. a contacté tous les foyers. On l’a informée que, sur Paris, un seul acceptait d’accueillir les jeunes mères étrangères en situation irrégulière. F. y présentera un dossier d’admission. Après deux entretiens, l’un avec la directrice, l’autre avec le psychologue – « l’entretien a duré cinq minutes », se souvient F, « pendant lesquelles il ne m’a même pas regardée », la demande est refusée.
La raison invoquée sera « l’absence de motivation » de F. Depuis, elle a finalement trouvé une place dans un foyer pour six mois. Au terme de ce délai, si F. est toujours en situation irrégulière, le foyer l’a prévenue, elle ne pourra rester. Son seul espoir est aujourd’hui d’obtenir un titre de séjour « pour sortir de la détresse ». Sa crainte : que son enfant lui soit enlevé et placé dans une famille d’accueil.
Des jeunes femmes en détresse comme F., les éducateurs en rencontrent beaucoup au club de prévention. Toute idée de projet éducatif les « fait sourire ». Le plus important pour elles, dans un premier temps, est « de s’en sortir ». Elles ressentent douloureusement la situation de non-droit dans laquelle elles se trouvent.
B. a vingt trois ans. Elle est malienne. Issue d’une famille nombreuse, elle est arrivée en France, à l’âge de onze ans, pour vivre chez sa sœur. Elle a grandi en France, y a suivi toute sa scolarité. Ses difficultés ont commencé en 1991, lorsqu’elle a fait sa première demande de titre de séjour à l’âge de dix-huit ans. Depuis, « je n’ai connu que la galère », raconte-t-elle.
Elle a obtenu son premier titre de séjour, une carte de séjour temporaire « salarié », en 1995. B. se souvient des interminables files d’attente, des nuits passées dehors devant cette préfecture de la région parisienne. « C’est vers 22h qu’il fallait être là pour être sûr d’avoir un ticket et attendre jusqu’à 9h30 le lendemain matin l’ouverture des bureaux . […] Le matin, il fallait voir comment les flics nous traitaient, nous poussaient, nous bousculaient, comme si on était des chiens. Les femmes enceintes et les vieilles dames étaient traitées de la même manière ».
Une fois les bureaux ouverts, « tu te faisais souvent envoyer balader parce qu’il manquait un papier ». « Il faut être très tolérant pour ne pas réagir à tout cela », poursuit-elle.
B. a une carte de séjour temporaire depuis bientôt deux ans, mais son inquiétude est restée. « Je ne me sens pas en sécurité et j’ai toujours peur du renouvellement ». Avec sa carte de séjour temporaire, B. pensait sortir de la galère, trouver un travail, suivre une formation. Elle voulait entrer en contrat de qualification, cela ne s’est pas fait. « J’ai la rage et j’en ai marre », clame t-elle. B. a rencontré des employeurs qui prenaient le prétexte du caractère temporaire de son titre de séjour pour ne pas l’embaucher. « Votre carte de séjour expire dans cinq mois, que se passera-t-il après ? » lui demande-t-on.
B. avait envisagé de faire une demande de naturalisation. Elle a renoncé. « Je ne le fais pas parce que j’ai peur qu’on me la refuse. Déjà pour obtenir un titre de séjour, j’ai mis presque quatre ans de galère, alors… ».
Et si sa carte de séjour n’est pas renouvelée ? B. a pris sa décision. Elle ne cherchera pas à rester en France, surtout avec un enfant. Elle partira avec son fils au Mali, pays natal qu’elle ne connaît plus, qu’elle a quitté quand elle avait onze ans. « Ici, on me rappelle trop souvent que je suis différente et que ma place n’est pas ici ».
Quelle action socio-éducative ?
Chez les jeunes concernés, la perte de référence identitaire n’aide pas, loin de là, à élaborer des projets sociaux, mais génère un fort sentiment d’exclusion et d’injustice, de dépréciation de soi. Les projets de formation socio-professionnelle, déjà difficiles à mener durant l’adolescence, en pleine période de construction de l’identité, deviennent impossibles lorsque tout se ferme faute de titre de séjour.
La mission des éducateurs se trouve prise entre deux nécessités, celle de mener une action socio-éducative d’aide et de soutien et celle de trouver une solution à la situation administrative de ces jeunes. Dans ce contexte, les réponses et les actions proposées le sont à court terme.
Les relais institutionnels de prise en charge et de suivi éducatif et socio-éducatif devraient avoir la possibilité de participer à la résolution de situations administratives délicates d’autant que de la possibilité de séjourner légalement sur le territoire dépend largement une bonne construction de la personnalité et de l’identité.
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