Article extrait du Plein droit n° 44, décembre 1999
« Asile(s) degré zéro »

Dans les zones d’attente : Atteinte aux libertés et inefficacité

Stéphane Julinet

Permanent à l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé)
Sept ans après la création officielle des zones d’attente aux frontières, le bilan de l’accueil des étrangers est plutôt négatif sur le plan du respect de la liberté individuelle et du droit d’asile, mais également du point de vue de l’efficacité de la procédure mise en place. Pour le ministère de l’intérieur, qui fait la même constatation, l’essentiel est ailleurs. Il est dans les nouveaux outils de contrôle de la circulation transfrontière qui se situent en amont et qui sont aujourd’hui les visas et la responsabilisation des transporteurs. Dans ce contexte, on ne peut que s’inquiéter du devenir du droit d’asile.

La question des demandeurs d’asile aux frontières, de leur détention et de leur refoulement n’a jamais constitué une question politique importante. Elle n’intéresse guère les médias, donc l’« opinion », ni même la plupart des militants qui défendent les étrangers. L’accès au territoire est le grand absent des débats sur l’immigration et l’asile, comme s’il existait un consensus implicite des différentes forces politiques sur un véritable pouvoir régalien du contrôle des frontières, le droit d’accorder ou de refuser librement l’entrée sur son territoire constituant un élément de la souveraineté de l’État.

Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, l’État agissait sur ce point dans l’indifférence générale, tant il est vrai qu’il est difficile de s’intéresser à ce qui est invisible, ce qui était le cas de ces étrangers, inconnus et renvoyés immédiatement ou après quelques jours passés au secret. Le durcissement des conditions d’entrée dans les années quatre-vingt et la détérioration de la situation des personnes, de plus en plus nombreuses, détenues pendant une durée parfois très longue dans les aéroports parisiens a suscité l’indignation de militants syndicaux du transport aérien qui en ont alors « révélé » l’existence aux organisations de défense des étrangers.

En décembre 1991, sous la pression des associations et des syndicats regroupés depuis décembre 1989 dans l’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) et sous la menace de plusieurs procédures judiciaires, le gouvernement socialiste introduit sous forme d’amendement, dans un projet de loi en cours de discussion, un article créant des « zones de transit » visant à donner une base légale à la détention, à la frontière, des étrangers non-admis ou dont l’entrée en France au titre de l’asile était en cours d’examen. Élaborée dans la précipitation et introduite en catimini, cette tentative maladroite suscite suffisamment d’oppositions pour que les sénateurs socialistes obtiennent du Premier ministre, en échange de leur vote, la promesse de déférer lui-même la loi au Conseil constitutionnel.

Celui-ci rappellera quelques principes : les documents et justificatifs nécessaires à l’entrée en France n’étant pas exigibles d’un demandeur d’asile, celui-ci « ne saurait faire l’objet d’un maintien en zone de transit […] que s’il apparaît que sa demande d’asile est manifestement infondée », appréciation qui implique de « se borner à apprécier la situation de l’intéressé sans avoir à procéder à aucune recherche ». Il censure ensuite la loi parce qu’elle ne prévoit pas l’intervention, dans les meilleurs délais, de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, pour contrôler le maintien en zone de transit.

Mais c’est dans l’indifférence presque générale que le gouvernement suivant fera adopter, le 6 juillet 1992, la loi Quilès créant les zones d’attente, intégrant formellement les exigences du Conseil constitutionnel, mais qui ne lui sera pas déférée.

Depuis cette date, le cadre juridique est demeuré quasiment inchangé. Sept ans après, le bilan de l’application de cette loi fait apparaître un paradoxe qui reste à expliquer : l’inefficacité d’une procédure pourtant marquée par l’arbitraire et le secret.

Le refus d’entrée : une décision sans recours

La Convention de Genève sur les réfugiés dispense les demandeurs d’asile de la présentation des documents exigibles des étrangers pour entrer en France, définis à l’article 5 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Cet article renvoie également à toutes les conventions internationales, en particulier à la Convention européenne des droits de l’homme dont l’article 3, prohibant la torture, interdit de renvoyer, par quelque moyen que ce soit, une personne vers un pays où elle risque de subir des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

La loi du 6 juillet 1992, en autorisant le maintien en zone d’attente d’un demandeur d’asile « le temps d’un examen tendant à déterminer que sa demande n’est pas manifestement infondée », a créé un motif spécifique de refus d’entrée pour les demandeurs d’asile. Ce faisant, elle n’a fait que légaliser une pratique existante.

La principale lacune de cette procédure est qu’elle ne prévoit pas de recours suspensif dans une matière où l’exécution de la décision – le refoulement – rend illusoire toute possibilité réelle de recours et le prive, de toute façon, de toute efficacité. Ce n’est que dans de très rares cas particuliers que des refus d’entrée ont été contestés devant le juge administratif. Toutes les décisions attaquées ont d’ailleurs été annulées, mais le ministère de l’intérieur a systématiquement refusé de s’incliner : le 27 mai 1994, le TA de Paris a jugé que le ministère de l’intérieur ne pouvait légalement considérer une demande d’asile manifestement infondée au motif que l’intéressé avait transité par un pays tiers, mais l’administration a ignoré cette décision.

Par ailleurs, le ministère de l’intérieur continue à exiger des demandeurs d’asile des récits détaillés et circonstanciés et à rejeter ainsi de nombreuses demandes qu’il estime dépourvues de justification alors que le TA de Paris a annulé plusieurs de ses décisions en se satisfaisant d’allégations pourtant moins étayées de risque de persécution.

Enfin, le ministère de l’intérieur écarte les demandes qu’il estime hors champ de la Convention de Genève. Or, ni la loi ni la jurisprudence n’imposent ce critère, beaucoup trop difficile à manier au stade de l’examen nécessairement superficiel du caractère manifestement infondé de la demande. De plus, le ministère devrait prendre en compte tous les risques de persécution susceptibles d’entrer dans le champ de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le ministère de l’intérieur rechigne même à appliquer les arrêts du Conseil d’État. Le 29 juillet 1998, celui-ci a confirmé que le placement en zone d’attente est le seul cadre légal permettant à l’autorité administrative de priver de sa liberté un étranger arrivant par voie aérienne, maritime ou ferroviaire, et que la consignation des passagers clandestins maritimes à bord des navires est illégale.

Interrogé, le ministère de l’intérieur s’est évidemment engagé à respecter cet arrêt, mais a ensuite estimé que « si la loi est claire sur la nécessité de débarquer les clandestins maritimes » (il l’a néanmoins contesté pendant plus de quatre ans !), « le moment où l’on doit procéder à ce débarquement l’est moins ». Or, la décision du Conseil d’État énonçait clairement que « l’administration est tenue de placer en zone d’attente les étrangers non-admis qui ne peuvent être immédiatement renvoyés et ceux qui demandent l’asile, le temps d’examiner leur requête ».

De fait, si la consignation à bord n’est plus systématique dans certains ports où de nombreux passagers clandestins sont débarqués et placés en zone d’attente (Marseille ou Dunkerque par exemple), elle continue de l’être dans beaucoup d’autres.

L’autorité administrative est donc libre de faire ce qu’elle veut, avec tous les risques d’abus et de dérapages inhérents à toute action incontrôlée.

Détention sans contrôle

Lorsqu’un étranger n’est pas admis sur le territoire ou demande son admission au titre de l’asile, il peut être placé en zone d’attente par décision de la police pour quarante huit heures renouvelables, soit quatre jours, durée sans équivalent en droit, comparée par exemple à celle de la garde à vue (vingt quatre heures renouvelables une fois sur autorisation du procureur de la République) ou même à celle de la rétention administrative (dont le passage de vingt quatre à quarante huit heures a suscité de nombreux débats). A l’expiration de ce délai, c’est au juge qu’il appartient de se prononcer sur une éventuelle prolongation du maintien pour une durée de huit jours renouvelable une fois.

Or, depuis 1993, la durée moyenne de maintien n’a pratiquement jamais dépassé quarante huit heures, ce qui signifie que 90 % à 95 % des étrangers non admis ont été renvoyés sans être passés devant le juge, sans avoir jamais vu personne d’autre que les policiers qui leur ont refusé l’entrée et sans que personne n’ait pu s’assurer de la régularité de leur privation de liberté.

En ce qui concerne les demandeurs d’asile, le gouvernement avait affirmé, lors du vote de la loi en 1992 que, du fait de la procédure, tous seraient présentés au juge. Or, jusqu’en 1996, la durée de maintien des demandeurs d’asile n’a cessé de se raccourcir (deux jours à Roissy, par exemple, qui concentre la quasi-totalité des demandes). Elle est restée inférieure à trois jours en 1997. Un tiers seulement des demandeurs environ a donc été présenté au juge et moins de la moitié (44,5 %) en 1998, malgré l’allongement du délai moyen à sept jours, en raison de l’augmentation du nombre de demandes à instruire.

On peut se féliciter de ces chiffres, comme le ministère de l’intérieur, pour qui ils traduisent une moindre atteinte à la liberté individuelle des intéressés. On pourrait par contre regretter que plus de la moitié des demandeurs n’ait pu bénéficier de ce contrôle, en raison de sa tardiveté. Mais force est de relativiser ces regrets, au regard de la faiblesse de ce contrôle, et c’est sa deuxième limite.

Autocensure des juges

Le juge doit normalement contrôler la régularité de la procédure administrative et de sa saisine, vérifier ensuite que les conditions permettant le maintien en zone d’attente sont réunies, et enfin que celui-ci est nécessaire. Or, sur tous ces points, son contrôle est défaillant. S’estimant lié par les décisions de l’administration, il n’assume pas son rôle de protection de la liberté individuelle.

La plupart des juges répugnent déjà à vérifier que des irrégularités portant atteinte aux droits des intéressés n’entraînent pas la nullité de la procédure. Ainsi, la tardiveté de la décision de maintien par rapport à l’arrivée effective de l’étranger n’est qu’exceptionnellement sanctionnée, y compris lorsqu’un P.-V. d’interpellation dressé à la sortie de l’avion prouve que l’intéressé était bien à la disposition de la police dès son arrivée. Il en était de même des conditions de la notification de la décision et des droits, notamment l’interprétariat, pourtant rarement assuré par un interprète agréé sur place, jusqu’à ce qu’un arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre dernier n’impose la présence physique de l’interprète « aux côtés de l’étranger ». Et il a fallu attendre six ans pour que la cour d’appel de Paris se décide à constater qu’en application du code de procédure civile, l’irrégularité de la présentation de mineurs isolés et non représentés, donc incapables juridiquement, entachait la saisine du juge de nullité. Mais bien que cette jurisprudence soit aujourd’hui établie, tous les juges du TGI de Bobigny, en Seine-Saint-Denis (dont dépend l’aéroport de Roissy) ne la suivent pas et certains persistent à autoriser la prolongation du maintien de mineurs pour lesquels ils ne sont pas valablement saisis.

De même, rares sont les magistrats qui vérifient que les conditions autorisant le maintien en zone d’attente sont réunies. Conditions matérielles d’abord. La loi parle de « prestations de type hôtelier » mais malgré la dénonciation, par des policiers, des conditions de détention à Roissy comme constitutives d’un traitement inhumain et dégradant, des juges autorisent chaque jour la prolongation du maintien de dizaines de personnes.

Conditions juridiques ensuite. Le juge doit d’abord vérifier que la requête de l’administration est suffisamment motivée pour pouvoir ainsi contrôler que l’intéressé entre bien dans une des catégories visées par la loi, que s’il est non-admis, il existe une décision de refus d’entrée et qu’un réacheminement dans les délais impartis est effectivement prévu et possible.

Concernant plus particulièrement les demandeurs d’asile, lors du vote de la loi en 1992, le gouvernement avait affirmé que le juge pourrait bien entendu prendre en compte le caractère manifestement infondé ou non de leur demande pour statuer sur la demande de prolongation du maintien en zone d’attente. Or, dans la confidentialité des prétoires, c’est l’inverse que plaideront ses avocats dès l’entrée en vigueur de la loi : c’est au ministère de l’intérieur qu’il appartient d’examiner si une demande d’asile n’est pas manifestement infondée. Le juge qui s’aventurerait sur ce terrain contrôlerait de fait la décision de l’administration et violerait ainsi la séparation des pouvoirs.

Pourtant, le Conseil constitutionnel n’a autorisé le maintien des demandeurs d’asile en zone d’attente que si leur demande est manifestement infondée, et a censuré la loi précédente parce qu’elle ne prévoyait pas l’intervention du juge judiciaire pour contrôler, dans les meilleurs délais, l’atteinte à la liberté individuelle que constitue ce maintien. L’appréciation du juge judiciaire ne lie pas l’administration, pas plus que celle du ministère de l’intérieur ne lie le juge judiciaire dont la décision se limite à refuser la prolongation du maintien en zone d’attente, sans remettre en cause la décision éventuelle de l’administration, qui ne peut être annulée que par le juge administratif.

En cas de refus de prolongation, l’étranger doit être mis en possession d’un visa de régularisation de huit jours au terme desquels il doit soit avoir quitté le territoire, soit avoir régularisé sa situation (par la délivrance par une préfecture d’une autorisation provisoire de séjour pour saisir l’OFPRA d’une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié ou pour déposer une demande d’asile territorial par exemple). Pourtant, le juge se laisse généralement enfermer dans le seul rôle que lui concède l’administration, à savoir prendre acte du refus d’admission sur le territoire et prolonger le maintien en zone d’attente pour en permettre l’exécution.

Enfin, le juge devrait vérifier que le maintien en zone d’attente s’impose, que l’atteinte à la liberté est non seulement possible, mais également nécessaire. La Cour de cassation a ainsi admis que l’existence de garanties de représentation pouvait justifier le refus de prolonger un maintien en zone d’attente qui n’apparaissait plus nécessaire, atteinte inutile à la liberté individuelle de l’intéressé.

La prolongation du maintien en zone d’attente ressemble néanmoins aujourd’hui à une loterie où l’étranger ne peut qu’espérer tomber sur un magistrat qui accepte de remplir sa mission et ne nie lui-même sa compétence. Mais les numéros gagnants sont rares. L’administration a réussi à transformer les magistrats, avec leur complicité, en chambre d’enregistrement de ses propres décisions.

Indifférence et immobilisme

Arbitraire car marquée par l’absence de recours et de contrôle institutionnel, la procédure peut l’être aussi parce qu’elle reste confinée dans le secret des seuls lieux de privation de liberté où aucun intervenant extérieur à l’administration n’est autorisé à entrer.

Le législateur, en 1992, y avait du moins prévu une présence des associations. Dans son esprit (ou par hypocrisie ?) l’accès des organisations humanitaires aux étrangers maintenus en zone d’attente pour leur apporter une assistance humanitaire et juridique constituait une garantie indispensable, et le groupe socialiste avait subordonné le retrait d’un amendement en ce sens à l’engagement du gouvernement d’en définir les modalités par décret.

La loi est entrée en vigueur dès sa publication, le 9 juillet 1992, mais le décret sur l’accès des organisations humanitaires n’a été publié que trois ans plus tard et n’est entré véritablement en application qu’un an après, au printemps 1996.

De plus, le rôle concédé aux associations était loin de celui qu’elles avaient revendiqué. Plus question d’assistance humanitaire ou juridique, mais présence limitée à des visites ponctuelles avec pour simple mission l’observation du fonctionnement général des zones d’attente. Ces visites n’ont certes pas été tout à fait inutiles. Elles ont permis de faire un état des lieux des zones visitées, de dénoncer la non application de la loi dans les gares et la plupart des ports et aéroports de province, la violation fréquente des droits reconnus aux étrangers ainsi que les conditions matérielles de maintien souvent insuffisantes, voire scandaleuses, comme à Roissy.

Mais cela fait maintenant trois ans que les associations font ce constat, le consignent dans un rapport transmis aux administrations concernées puis diffusé largement à toutes les institutions, organisations et organes de presse possibles. Sans résultats puisque d’année en année, rien ne change, ou presque.

Seule l’instauration de recours efficaces, c’est-à-dire impliquant une sanction immédiate pour l’administration, serait de nature à l’obliger à respecter le droit.

Une procédure inefficace

Le paradoxe de cette procédure, c’est qu’elle n’est pas efficace au regard des objectifs qui lui sont assignés. Le ministère de l’intérieur, dans son bilan annuel sur les zones d’attente pour 1998 a dû lui-même, et pour la première fois, le reconnaître : « si cette procédure a montré son bon fonctionnement au cours des cinq années précédentes c’est-à-dire sa capacité à effectuer des contrôles frontaliers efficaces tout en respectant les libertés individuelles des étrangers maintenus et la notion de droit d’asile, l’année 1998 a été marquée par des difficultés importantes ».

Respect de la liberté individuelle ? Pour le ministère de l’intérieur, il est assuré quand la durée de maintien est courte. Mais comment parler de respect de la liberté individuelle quand l’accélération de la procédure est acquise au prix de la violation du droit au délai d’un jour franc avant l’exécution de la décision de refus d’entrée, quand l’hébergement s’effectue dans des conditions matérielles très insuffisantes et même attentatoires à la dignité voire à la sécurité des personnes, en particulier des mineurs, quand ces conditions d’hébergement n’autorisent aucune liberté de mouvement et organisent l’isolement des personnes maintenues, quand les intéressés ne sont informés ni de leurs droits ni de la procédure dont ils font l’objet, quand ne sont respectés ni leur droit à l’assistance d’un interprète ou d’un médecin, ni leur droit à la liberté de communication, et qu’il leur est ainsi finalement impossible de se faire entendre et de se défendre ?

Respect de la notion de droit d’asile ? Comment croire que, dans les conditions décrites ci-dessus, les intéressés peuvent bénéficier d’un examen sérieux et attentif de leur demande ? D’autant plus qu’entre 1993 et 1997, le nombre d’agents de la division de l’asile à la frontière (DAF) du ministère des affaires étrangères est tombé de 6 à 2 alors que le nombre de demandes doublait, passant de 500 à 1 000. Courant 1998, le nombre d’agents est remonté à 3 puis à 4 en fin d’année, mais dans le même temps, le nombre de demandes, multiplié par 2,5, passait de 1 000 à 2 500 environ, chiffre atteint dès le mois d’août en 1999. Il est impossible, dans ces conditions, pour ces agents de faire un travail sérieux. Ils sont réduits à faire de l’abattage. Le taux d’admission sur le territoire au titre de l’asile a toujours été faible, environ un tiers des demandeurs, peut-être un peu plus ces deux dernières années du fait de la part importante de Rwandais (environ un quart). En effet, à la lecture des statistiques du ministère de l’intérieur pour 1998, il apparaît que le premier critère est celui de la nationalité.

Si les ressortissants de quelques pays comme le Rwanda, l’Irak, et dans une moindre mesure le Burundi sont admis en quasi-totalité au titre de l’asile, les ressortissants d’autres pays où la situation est également dramatique ne semblent pas bénéficier du même intérêt. Par exemple, pour rester dans la région des Grands Lacs, le taux d’admission des Congolais (Kinshasa et Brazzaville) est resté faible malgré les conflits qui déchirent ces deux pays depuis deux ans, avec leur cortège d’atteintes massives aux droits de l’homme et de massacres.

Seuls 12 % des ressortissants de la Sierra Leone, pays ravagé depuis des années par un conflit marqué par la barbarie la plus féroce ayant entraîné la mort ou la mutilation de milliers de personnes et l’exode de centaines de milliers d’autres dans les pays voisins, sont admis au titre de l’asile, de même que 21 % des ressortissants du Nigeria, où régnait une dictature militaire condamnée par de nombreux États, 27 % des demandeurs sri lankais, essentiellement des membres de la minorité tamoule en lutte armée contre l’État cinghalais depuis des années, ou 35 % des demandeurs soudanais, fuyant un régime pourtant dénoncé comme intégriste et la guerre menée contre les populations du sud.

Des contrôles frontaliers efficaces ? Là encore, la procédure ne semble pas remplir les objectifs qui lui étaient assignés, car si le pourcentage d’entrées au titre de l’asile reste bas, le pourcentage total d’entrée explose (moins de 21 % de renvois en 1998 et 17 % pour les huit premiers mois de 1999). Les décisions de refus d’entrée sont de moins en moins exécutées, comme si l’administration ne pouvait faire face à l’augmentation du nombre de demandes.

Paradoxe apparent

Les délais s’allongent, de plus en plus de demandeurs doivent être présentés au juge, et mécaniquement un plus grand nombre d’entre eux est libéré avant d’avoir pu être réacheminé (12 % des demandeurs en 1998 et 19 % pour les huit premiers mois de 1999). La charge de travail administratif et de surveillance des étrangers des agents de la PAF limite leur disponibilité pour pratiquer des contrôles à la sortie des avions, et les étrangers qui arrivent à cacher leur provenance doivent être admis pour défaut de moyen de réacheminement (16 % des demandeurs en 1998, 31 % pour les huit premiers mois de 1999).

Comment expliquer la contradiction entre une attitude affichée de fermeté, voire la crispation des gouvernements successifs pour protéger le pouvoir régalien de l’État de contrôler librement ses frontières, menacé par la moindre concession à l’État de droit ou à un regard extérieur, et l’incapacité de celui-ci à se donner les moyens matériels et humains d’exercer efficacement ce contrôle ?

En réalité, ce paradoxe n’est qu’apparent car le gouvernement estime la situation globalement satisfaisante. Au regard de l’objectif d’efficacité qu’il s’est donné, il n’a peut-être pas tort. En effet, si le système semble désorganisé, si le pourcentage d’entrées apparaît élevé, que représentent, en chiffres absolus, quelque deux à trois mille personnes ? Une quantité négligeable, comparée par exemple au nombre de demandeurs d’asile recensés chaque année par l’OFPRA (plus de 22 000 en 1998), au nombre d’étrangers autorisés chaque année à s’installer légalement en France (60 000 à 100 000), ou encore au nombre d’étrangers que M. Jospin a cru pouvoir laisser sans papiers (63 000 sans compter ceux qui n’avaient pas fait de demande de régularisation).

L’essentiel du contrôle de la circulation transfrontière s’est déplacé en amont. Ces deux à trois mille personnes représentent la partie émergée de l’iceberg, les quelques poissons passés à travers les mailles des filets jetés bien en deçà de la frontière, dès les pays d’origine. Les outils principaux du contrôle sont aujourd’hui les visas et la responsabilité des transporteurs.

Depuis 1986, la France exige un visa des ressortissants de la plupart des pays étrangers et même, depuis 1991, des visas de transit aéroportuaire des ressortissants des États dont proviennent le plus grand nombre de demandeurs d’asile. Et depuis la loi du 26 février 1992, elle inflige aux transporteurs une amende de 10 000 F par personne acheminée dépourvue de visa ou munie d’un visa falsifié, leur imposant ainsi de vérifier les documents de voyage de leurs passagers au départ, avant de les embarquer. Résultat : les étrangers jugés indésirables, et notamment les demandeurs d’asile, restent cloués au sol, assignés dans leur pays ou condamnés au mieux à ne pouvoir se réfugier que dans les États voisins, où ils n’ont parfois qu’une protection toute relative. Ne peuvent embarquer que les personnes aisées qui pourront se procurer les faux documents de qualité suffisante pour abuser les compagnies aériennes. De fait, d’après les responsables de la PAF de nombreux aéroports, les refus d’entrée en France pour défaut de visa ont quasiment disparu tandis qu’augmentent les refus pour falsification ou usurpation de documents.

Que reste-t-il du droit d’asile quand l’administration rejette plus de la moitié des demandes par des décisions arbitraires prises sans contrôle, après une instruction effectuée dans des conditions contestables sur la base de critères qui ne le sont pas moins ? De nombreuses personnes sont ainsi refoulées malgré les risques de persécution qu’elles encourent, et 80 % sont finalement admises par impossibilité matérielle de les réacheminer.

Alors non, on ne peut se réjouir de cette situation injuste, malsaine et dangereuse, d’autant que l’État peut, à tout moment, si les choses deviennent trop explosives ou s’il y trouve un intérêt, dénoncer l’incohérence de la situation, voire son injustice, et apporter un dernier tour de vis en dégageant quelques moyens supplémentaires. Tout démontre au contraire la nécessité de modifier la législation sur l’accès au territoire pour remplacer l’arbitraire et le secret par le droit et la transparence.

Une telle modification implique au minimum l’instauration d’un recours suspensif contre les décisions de refus d’entrée en France, la limitation de la durée de maintien en zone d’attente et le raccourcissement du délai d’intervention du contrôle du juge judiciaire, la liberté d’accès des associations en zone d’attente pour apporter une aide juridique aux étrangers qui y sont maintenus.

Ces quelques modifications restant de toute façon insuffisantes tant la logique de contrôle des flux migratoires et de fermeture des frontières apparaît contradictoire avec le droit d’asile et plus largement la liberté individuelle.



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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 18:43
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