Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

Quelles politiques communes ?

Nathalie Ferré

Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris XIII – Présidente du Gisti.
Pour sa troisième journée d’étude, le Gisti a choisi de revenir sur l’Europe. L’heure semble en effet venue de dresser un bilan d’étape du programme de mise en œuvre des politiques d’asile et d’immigration, prévu par le Traité d’Amsterdam et censé prendre forme en 2004. Avancées, reculades et interrogations sont déjà nettement perceptibles dans chacune des interventions de cette journée que nous présentons ci-dessous.

A titre introductif, il convient de livrer quelques réflexions préalables participant d’un aperçu global et critique des politiques d’asile et d’immigration. Il ne s’agit pas ici de se perdre dans les méandres du droit communautaire institutionnel, mais d’examiner la lente et progressive marche vers la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration, du désintérêt initial pour ces questions (et plus généralement pour les questions autres qu’économiques) à leur intégration dans le Traité instituant la communauté européenne.

Les choses ont bien changé depuis maintenant six ans. L’européanisation de la question migratoire, plus encore qu’au moment de l’adoption du Traité d’Amsterdam, est devenue une évidence. L’actualité ne cesse de nous le rappeler : le drame de Douvres où, en juin 2000, plus de cinquante Chinois ont trouvé la mort étouffés dans un camion à bord duquel ils tentaient de passer clandestinement la frontière britannique ; l’échouage spectaculaire sur les côtes varoises d’un millier de Kurdes en quête d’une terre d’accueil au tout début de l’année 2001… Une actualité qui montre que les logiques qui guident les déplacements des personnes ne peuvent être ni comprises, ni traitées dans un cadre national. L’actualité nous enseigne également qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer, parmi les flux sillonnant le continent, ceux qui relèvent de la contrainte – les personnes cherchent alors protection – de ceux censés révéler un choix – les personnes partent pour des raisons personnelles et économiques.

L’épisode Sangatte offre à cet égard un éclairage particulièrement significatif de la complexité du phénomène migratoire en début de ce XXIe siècle. Les étrangers qui sont arrivés dans le Pas-de-Calais, à l’issue d’un périlleux voyage à travers l’Europe, ont été poussés hors de leur pays d’origine par une situation politique emportant son lot de misère économique et de dégradation dans les relations sociales.

Quelle a été l’attitude des États de l’Union européenne depuis quelques années, face à une complexité qu’ils ne pouvaient pas ne pas percevoir ? Force est de remarquer qu’ils l’ont ignorée, dans la plus grande hypocrisie. On peut reprendre une fois de plus l’exemple de Sangatte. La gestion du camp est la traduction manifeste d’un raisonnement à courte vue des questions liées à la circulation des personnes, qu’il s’agisse des raisons qui ont justifié l’ouverture de Sangatte en 1999 (il fallait cacher des clandestins errant dans la ville), ou de celles présidant à sa fermeture (disperser des « réfugiés » dont la trop grande concentration dans un espace avait attiré l’ire des élus). De réflexion sur ce « flux » de personnes vers le Pas-de-Calais, traversant toute l’Europe, il n’y en eu aucune. L’intervention du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans le règlement de la question de Sangatte, sur laquelle revient Louise Aubin dans « Le HCR et Sangatte  » est à même de nous fournir quelques éclairages.

Dans ce contexte, la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration peut apparaître comme la solution : sortir des contradictions que produisent des réglementations nationales disparates. Si elle est désormais inscrite dans le Traité, on ne peut que constater que cette « communautarisation » est bien mal engagée. Certes, à chaque occasion qui leur est donnée, les pays de l’Union invoquent l’Europe, feignant ainsi de prendre en compte l’intérêt commun. Mais, en réalité, ils continuent à ne penser la question de l’immigration et de l’asile qu’en termes nationaux. Combien d’Etats ont en effet, ces dernières années, modifié leur réglementation sans se préoccuper des voisins, mis en œuvre des procédures de régularisation ou encore durci leurs pratiques ? De concertation avec leurs partenaires, il n’y en eut là encore aucune.

La « communautarisation » est surtout mal engagée lorsqu’on écoute les États membres et qu’on observe les premiers textes communautaires, engagés ou aboutis. Pourtant, lors du Conseil européen de Tampere, à l’automne 1999, les États membres avaient posé les pierres de la future politique de l’Union en dégageant des principes protecteurs ; la commission européenne, quant à elle, avait souhaité orienter le travail des États en vue d’ouvrir les canaux légaux d’immigration (dans une perspective certes utilitariste). La suite, on la connaît : une évolution lente des discours et des actes, puis, avec le Conseil de Séville de juin 2002, un recentrage vers la – seule ? – lutte contre l’immigration clandestine. On peut y voir le signe d’un « effet 11 septembre » et s’interroger, avec Didier Bigo, sur ce que pourrait être une politique sécuritaire commune (« Contours d’une politique sécu-ritaire »).

Avancées de la répression, lenteur de l’intégration

On est forcément frappé par le décalage entre les avancées rapides dans le domaine du contrôle des frontières et de la prétendue maîtrise des flux migratoires, et la lenteur du processus ayant trait à la résidence et au séjour des étrangers installés ou ayant vocation à l’être. C’est ce qui ressort de la mise en perspective des interventions de Virginie Guiraudon « Une obsession : la clandestinité  » et de Claire Rodier, « L’intégration mise aux oubliettes  »).

Deux raisons peuvent l’expliquer. La première est d’ordre idéologique : l’Union européenne, dit-elle, doit nécessairement – et en priorité – se protéger contre l’ennemi que représentent le migrant et le demandeur d’asile, même si elle admet conjointement qu’elle aura besoin des étrangers non communautaires pour satisfaire ses besoins économiques et sociaux. La seconde relève de la technique, précisément des modes d’élaboration des normes prises dans le domaine du contrôle des frontières. La plupart ne nécessitent ni vote formel du Conseil, ni intervention du Parlement européen, ni même transposition en droit interne. C’est ce qui s’est passé avec la création d’un corps de gardes-frontières européen ou lors de la négociation des accords de réadmission que Caroline Intrand définit comme « La politique du donnant-donnant  ». L’absence de tout formalisme ou de procédure institutionnelle interroge nécessairement la légitimité démocratique.

Concernant les futures lois européennes, il faut au contraire – et pour l’instant – un vote unanime des États membres [1]. Au bout du compte, dans le champ de l’intégration et de l’asile, le bilan est maigre. Aucun texte n’a été adopté [2]. Le sort réservé aux directives européennes consacrées à l’asile et aux réfugiés (prescriptions minimales d’accueil, par exemple) est fort éloquent à cet égard : de tractations en marchandages on en est arrivé, comme le démontre Daphné Bouteillet-Paquet à un nivellement des textes par le bas, à « Un droit d’asile qui s’effrite ». Il en est de même pour le regroupement familial. Le travail mené à l’échelle de l’Union appelle, par son manque de transparence, la vigilance des associations. Il appelle surtout, comme le souligne Patrick Delouvin dans « L’indispensable pression des associations  » la construction de réseaux associatifs européens, maîtrisant les outils communautaires, capables de faire entendre leurs positions, et aptes à réagir de façon concertée.

L’Europe vient de décider d’intégrer dix nouveaux États membres. Il est à craindre que le fossé ne se creuse encore davantage entre les « citoyens européens » – notion entendue de façon restrictive par le Traité de Maastricht – et tous les autres, les non communautaires, parfois installés depuis des années sur le sol européen, et qui ne pourront accéder, parce qu’étrangers, aux droits – ou même à une part des droits – dont les premiers sont pourvus. ;




Notes

[1V. Art. 61 à 69 du Traité. Le passage à la majorité qualifiée est programmé, mais il nécessitera pour devenir effectif un vote à l’unanimité des États membres.

[2La directive portant sur les normes minimales d’accueil a finalement été adoptée le 27 janvier 2003. Elle ne contient guère de dispositions contraignantes puisque, pour la plupart des domaines abordés, elle laisse le choix aux États membres de transposer dans leur droit interne ces normes, déjà minimales.


Article extrait du n°57

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
URL de cette page : www.gisti.org/article4223