Article extrait du Plein droit n° 57, juin 2003
« Une Europe du rejet »

La politique du « donnant-donnant »

Caroline Intrand

Juriste, permanente à la Cimade, direction des étrangers reconduits
L’utilisation des accords de réadmission par les États membres de l’Union européenne, pour mettre en œuvre leur politique de retour des étrangers en situation irrégulière sur leur territoire, date des années soixante. A l’origine instrument strictement bilatéral et réciproque, ces accords sont devenus un élément central de la politique migratoire de l’Union. Leur contenu a évolué pour s’adapter aux changements géopolitiques et aux réalités migratoires. Aujourd’hui, les États tiers, invités à négocier avec l’Union européenne la conclusion de nouveaux accords se trouvent impliqués dans un processus de « donnant-donnant ».

L’obligation du droit international de réadmettre ses propres ressortissants [1] n’est pas mise en œuvre par les autorités des pays d’origine si elle n’est pas formalisée dans un accord de réadmission précisant les modalités d’identification, de requête et de remise à ces autorités. En effet, un des obstacles majeurs à l’expulsion est l’identification et la délivrance par l’État requis (État d’origine) d’un laissez-passer. Les accords de réadmission sont donc la pierre angulaire de la politique de retour des pays européens.

Dans les années 50 et 60, alors que les contrôles aux frontières intérieures de l’Union avaient toujours cours, les États européens ont conclu entre eux des accords bilatéraux, afin d’organiser la réadmission de leurs nationaux ou des ressortissants d’États. C’est le cas de la France qui a conclu des accords avec les pays limitrophes, l’Allemagne en 1960 et le Benelux en 1964 [2]. C’est ce qu’on a appelé la « première génération » d’accords de réadmission.

Si les accords avaient principalement pour but, dans un premier temps, de faciliter les expulsions, les États européens leur ont ajouté une autre fonction dans les années 90, après les bouleversements géopolitiques à l’Est, l’ouverture des frontières et la mise en œuvre du processus Schengen-Dublin : celle de faire supporter aux pays de transit le poids de leur défaut de contrôle aux frontières. En effet, ces accords « deuxième génération » comportent des clauses qui obligent les États à réadmettre les ressortissants d’États tiers ayant transité par leur territoire pour se rendre sur les territoires des pays européens. De nombreux accords de ce type ont été conclus, dans les années 90, notamment avec les pays de l’Est. Ils avaient pour but de former autour de l’Espace Schengen ce qu’on a appelé un « cordon de sécurité » ou un « sas » empêchant les réfugiés et les migrants de l’Est d’affluer à l’Ouest.

Le premier accord de réadmission multilatéral passé entre les États Schengen (à l’époque au nombre de cinq dont la France et l’Allemagne) et la Pologne est, à ce titre, très représentatif. En échange de l’engagement pris par la Pologne de contrôler ses frontières, les Polonais se sont vu dispensés désormais de visa et la Pologne s’est trouvée être le premier pays du groupe des PECO (pays d’Europe centrale et orientale) à signer un accord d’association avec l’Union européenne (accord économique signé en décembre 1991). Cette mesure concernant la suppression de l’obligation de visa est toujours le premier élément offert par les États membres en contrepartie de la conclusion des accords de réadmission. C’est la première monnaie d’échange dans cette politique du donnant-donnant.

Des centaines d’accords bilatéraux

Plus tard, sous l’empire du traité de Maastricht, les États membres, voyant les accords bilatéraux se multiplier, ont estimé nécessaire de développer une technique commune de réadmission. Le Conseil a alors émis, entre 1992 et 1996, un certain nombre de recommandations, parmi lesquelles figure notamment un « accord-type bilatéral de réadmission entre un État membre et un pays tiers  » ainsi qu’un protocole (du 24 juillet 1995) relatif à sa mise en œuvre. Ces documents ont influencé notablement la teneur des accords qui ont suivi et des centaines d’accords de réadmission bilatéraux sont aujourd’hui utilisés par les États européens avec les pays d’origine et de transit [3].

La question du rapatriement des personnes en séjour irrégulier est entrée dans le domaine communautarisé avec le traité d’Amsterdam. Les accords de réadmission communautaires constituent la « troisième génération » d’accords de réadmission.

Dès le 28 septembre 2000, des mandats ont été donnés à la Commission par le Conseil justice et affaires intérieures pour négocier des accords avec le Maroc, la Russie, le Sri Lanka et le Pakistan, puis en mai 2001 avec Hong-Kong et Macao, en juin 2002 avec l’Ukraine, et le 28 novembre 2002 avec l’Albanie, la Chine, la Turquie et l’Algérie.

Mais à ce jour, un seul accord communautaire a été signé : celui de novembre 2002 avec Hong-Kong, en échange de l’exemption de visa. Cet accord, basé sur une totale réciprocité permet de préfigurer le contenu de ceux qui sont actuellement négociés par la commission. S’il ne diffère pas radicalement des modèles bilatéraux, on peut constater qu’il ne contient plus de référence générale aux dispositions internationales et, en particulier, à la Convention de Genève.

Si la signature de cet accord a été triomphalement annoncée, il semble que ce soit davantage pour le message qu’il véhicule que pour son contenu réel. En effet, l’Union européenne peine à faire avancer les négociations des différents accords. Pour le moment, les plus proches d’aboutir concernent le Sri Lanka (accord paraphé en mai 2002) et Macao (octobre 2002). En novembre, la Russie a accepté de commencer à négocier ainsi que l’Ukraine alors que les mandats ont été donnés à la commission depuis trois ans.

L’entrée en négociation de pays tels que le Pakistan ou le Maroc est beaucoup plus problématique pour les pays de l’Union. Le Maroc, particulièrement réticent à devenir un sas entre l’Union européenne et l’Afrique subsaharienne, n’a finalement que très récemment accepté de commencer à négocier. Cette décision fait suite à l’octroi, par l’Union européenne, de quarante millions d’euros pour le soutien à l’amélioration de la gestion des frontières et soixante-dix millions d’euros pour le soutien au développement économique de régions sujettes à émigration telles que la province du Nord [4].

La réticence des États tiers à coopérer tient à plusieurs raisons simples : d’une part, les accords ne prennent en compte que l’intérêt des États européens qui cherchent à se débarrasser de leurs étrangers indésirables. La charge relative à la reprise des personnes renvoyées (ressortissants de l’État de renvoi ou ressortissants d’États tiers) peut représenter un poids financier important, notamment pour le renvoi vers le pays d’origine. Les conséquences matérielles (développement d’infrastructures pour la gestion des populations renvoyées, examen des demandes d’asile, contrôle aux frontières extérieures) s’accompagnent également d’une certaine charge morale et politique non négligeable pour un État qui se prête au jeu des États européens vis-à-vis de ses propres ressortissants.

Dans son obsession de lutte contre l’immigration clandestine, l’Union s’est donc focalisée sur la recherche d’éléments, notamment financiers, à faire valoir pour inciter, voire faire pression sur les États tiers pour qu’ils acceptent de négocier des accords de réadmission.

Dès 1998 a été constitué un Groupe de Haut niveau chargé d’une part d’examiner la possibilité de négocier des accords communautaires, d’autre part d’étudier l’intégration des clauses de réadmission dans les accords de coopération et d’association. Six pays (Afghanistan, Sri Lanka, Pakistan, Somalie, Maroc puis Albanie) ont été visés par ces plans d’action. Les travaux de ce groupe ont cependant été fort critiqués parce qu’ils n’allaient que dans l’intérêt des États membres et liaient la question de l’aide au développement, de l’aide humanitaire et les questions commerciales à la gestion des flux migratoires.

Bibliographie



Daphné Bouteillet-Paquet



, L’Europe et le droit d’asile. Une étude critique de la politique d’asile européenne et de ses conséquences sur les pays d’Europe centrale, collection logique juridique, Edition l’Harmattan, 2000, Paris.

Daphné Bouteillet-Paquet,



« European harmonisation in the field of readmission agreement » in The International Journal of Human Rights, Vol 1, n° 3 (Automn 1997), p 31-43 published by Franck Cass, London.

Mike King



, « Le contrôle des différences en Europe : l’inclusion et l’exclusion comme logique sécuritaire et économique » in Contrôles : frontières, identités.

Les enjeux autour de l’immigration et l’asile, Culture et Conflits, n° 26, 1997.

Frank Paul Weber



, « Expulsion : genèse et pratique d’un contrôle en Allemagne », Culture et Conflits, hiver 2002.

Contreparties économiques

Le Conseil européen de Tampere, en octobre 1999, a ensuite invité le Conseil à conclure des accords avec « les pays ou groupes de pays concernés par l’immigration irrégulière  ». La question de la réadmission fut clairement liée aux négociations des accords économiques lorsque le Conseil justice et affaires intérieures de décembre 1999 a défini les « clauses-type de réadmission » précisant qu’elles devraient être insérées dans tous les accords mixtes (accords d’association et accords de coopération). Ces clauses standards prévoyaient soit une obligation de réadmission, soit l’obligation de négocier un accord de réadmission [5].

Cependant, face aux difficultés des négociations, la Commission s’est interrogée sur les mesures qui pouvaient être mises en place pour inciter les États tiers à la coopération : en 2001, elle a invité l’Union à faire usage de son « poids politique ». En 2002, dans son Livre Vert, elle s’est interrogée sur « l’effet de levier » dont les États membres disposaient dans les négociations, reconnaissant « que peu de choses peuvent être offertes en échange. En particulier, la facilitation de l’obtention de visas ou la suppression de l’obligation de visa ne peut constituer une possibilité réaliste que dans des cas exceptionnels »

.

Lors du Conseil européen de Séville en juin 2002, la question des incitations à coopérer dans le domaine migratoire a été au cœur du débat. Si les États membres ont finalement renoncé à faire de l’aide au développement un élément d’incitation, les conclusions de Séville prévoient une évaluation systématique des relations avec les pays tiers qui ne coopèrent pas et la possibilité, pour les États membres, de « prendre des mesures  » dans le cadre de la politique extérieure de sécurité commune (PESC) et des autres politiques de l’Union envers les États qui refusent de coopérer de façon non justifiée. Ainsi, les conclusions prévoient que les clauses de réadmission dans les accords d’association devront désormais s’accompagner de clauses sur la gestion conjointe des flux migratoires, avec, à la clé, une aide technique et financière spécifique.

Les dessous financiers de cette politique sont considérables : la commission annonce en décembre 2002 que pour la période 2000- 2006, le cadre financier de l’UE est de 935 millions d’euros pour la gestion des frontières externes et la coopération avec les pays tiers. Elle propose de doubler le montant des lignes budgétaires dédiées à inciter les pays tiers à coopérer en matière migratoire pour atteindre 20 millions d’euros en 2003. Le fonds européen pour les réfugiés pourrait également être utilisé pour financer le retour forcé. Les nouveaux « moyens de persuasion  » pourraient s’accompagner d’une aide spécifique à la préparation et à la mise en œuvre des accords de réadmission avec les pays tiers et des « mesures incitatives supplémentaires » comme un meilleur accès au marché ou des préférences tarifaires.

En revanche, on voit que le discours général des États membres, au fil du temps et de l’acharnement à mettre en place une politique de réadmission, prend de moins en moins en compte l’intérêt et la protection des libertés individuelles. Si la commission, en novembre 2001, évoquait la nécessité, pour la négociation des accords, de « prendre entre autres considérations la situation politique et en matière de droits de l’homme du pays d’origine et de transit. », le plan d’action du conseil du 28 février 2002 évoque uniquement l’intérêt des États membres. Quelques mois plus tard, dans une décision du 16 avril 2002

,

une liste de critères déterminant les pays tiers avec lesquels de nouveaux accords de réadmission doivent être négociés fut établie, omettant la référence au respect des droits de l’homme : le conseil peut donc conclure que la Chine, la Turquie, l’Algérie et l’Albanie sont les prochains pays avec lesquels l’Union européenne doit négocier de nouveaux accords.

Jusqu’où ira l’Union pour se défaire de ses étrangers indésirables ? La pression économique ouvertement affichée et les incitations financières peuvent-elle compenser l’humiliation et la contrainte des retours forcés ? La troisième génération d’accords de réadmission place les États tiers face à l’ensemble de l’Union dans un rapport de force disproportionné au mépris des obligations découlant notamment de la Convention de Genève mais également des libertés individuelles. Combien de temps et à quel prix les États des pays les plus pauvres résisteront-ils ? ;




Notes

[1Contrepartie de l’article 13 alinéa 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

[2C’est également le cas de l’Espagne en 1988, l’Italie en 1990, la Suisse en 1998 et le Portugal en 1993.

[3Pour une liste des accords de réadmission actuellement en vigueur ou en cours de négociation : ICMPD Study on comprehensive EU return policies and practices for displaced persons under temporary protection, other persons whose international protection has ended, and rejected asylum seekers, annexe II, Janvier 2002.

[4Voir dans ce numéro, l’article p. 35

[5Aujourd’hui, des clauses de réadmission figurent dans les accords avec l’Algérie, la Croatie, l’Egypte, le Liban, la Macédoine, et plusieurs pays de l’ex-Union Soviétique. L’accord de Cotonou passé entre l’Union européenne et les 70 pays ACP en juin 2000 contient également une telle clause.


Article extrait du n°57

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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