Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »
Sans-papiers, mais pas sans emploi
François Brun
Ingénieur de recherche au Centre d’études de l’emploi
Quelle place occupe le sans-papier dans le monde du travail ?
Trois figures principales sont en fait en concurrence pour évoquer une même condition : le clandestin ; l’étranger en situation irrégulière ; et enfin le sans-papiers.
La première est clairement une figure de dénonciation : le « clandestin » est celui qui se cache et qui y a certainement quelque intérêt, comme le passager du même nom qui ne paie pas son billet. Il est aussi celui dont la présence est illicite, illégitime.
La notion purement juridique d’« étranger en situation irrégulière » permet d’afficher une apparente neutralité en posant en principe que ceux qui séjournent sur un territoire sans en avoir obtenu le droit commettent un délit, qu’ils doivent partir ou être reconduits à la frontière. La référence au droit permet commodément ici de s’abstenir de poser la question en termes de justice ou même politiques et d’éviter l’écueil de la morale.
L’émergence de la figure du « sans-papiers » a, au contraire, pour enjeu l’objectivation de la situation de l’étranger auquel un titre de séjour est refusé, à son corps défendant. Dans un contexte de lutte pour la reconnaissance de son droit au séjour, l’étranger qui se désigne comme sans-papier signifie par là qu’il n’a pas choisi la clandestinité, qu’il ne demande rien d’autre que d’être en situation régulière.
Avoir aujourd’hui réussi à donner droit de cité à l’expression dans le langage courant comme dans celui des médias représente donc pour le mouvement qui s’y est attaché une avancée indéniable. Cette nouvelle perspective n’est pourtant pas exempte d’une certaine ambiguïté qui pourrait à terme fausser le regard sur la place qu’occupent ces sans-papiers dans les sociétés dites « d’accueil ».
Du point de vue des militants qui l’ont porté politiquement, le choix du vocable avait aussi une fonction stratégique : opérer la jonction avec le plus vaste mouvement des « sans » (sans logis, sans droits, voire sans emploi). Du même coup, la revendication des sans-papiers étant intégrée dans la lutte contre les exclusions, le sans-papiers apparaissait comme un « exclu », défini par le manque et l’extériorité : « no vox », sans identité, perdu dans une zone de « non-droit », privé de perspectives d’avenir, dépourvu d’autorisation de travailler. Ce que l’on risque dès lors de perdre de vue et que nous voudrions ici remettre en évidence, c’est que les sans-papiers, par leur fonction économique et sociale, loin d’être absents ou « en dehors », sont au contraire au cœur du système ; leur présence est sinon admise, du moins largement tolérée dans les faits puisqu’à défaut de leur reconnaître le droit à l’emploi, on connaît en tout cas leur « mode d’emploi ».
Schizophrénie administrative
Il convient pour cela de bien préciser en quel sens on peut dire que leur présence est effectivement tolérée. Nul doute qu’à titre individuel, le sans-papier, à tout moment à la merci d’une dénonciation ou d’un contrôle, ne doit avoir qu’une idée très vague de cette tolérance. Son lot quotidien, c’est bien sûr d’abord la peur constante d’être arrêté et mis dans l’avion. Il n’en demeure pas moins que les politiques répressives, quand elles se targuent par exemple aujourd’hui en France d’augmenter de plus d’un tiers le nombre des reconduites à la frontière exécutées ou se promettent même de les doubler, sont certes génératrices d’autant de drames personnels, mais ne peuvent en aucun cas prétendre avoir raison de la grande masse des sans-papiers, quelles que soient les spéculations hasardeuses sur ce qu’elle représente quantitativement. Et ce d’autant plus que la « maîtrise des flux » dans sa plus extrême rigueur, ne peut jamais être que partiellement efficace.
Les gouvernements successifs de tous les pays peuvent donc ajuster leurs lois et règlements en fonction de leurs calculs, de leurs inclinations et de leurs soucis d’image, durcir leurs politiques ou utiliser les régularisations épisodiques comme soupapes, les sans-papiers sont toujours là. C’est pourquoi le ministre de l’intérieur le plus martial ne peut en définitive que les tolérer. Il n’est certainement pas de meilleure illustration de la schizophrénie administrative que la demande faite aux sans-papiers de produire leur déclaration d’impôts à l’appui de leurs demandes de régularisation ou le simple fait que la « prime à l’emploi » a pu leur être parfois versée. De fait, dès lors que l’immigration de travail est pour l’essentiel officiellement fermée, le passage par une période en situation irrégulière devient en quelque sorte « normal », commun.
Ce constat invite aux réflexions qui suivent. Il faut prendre garde de céder à une théorie du complot en attribuant uniquement la tolérance à l’égard de la présence des sans-papiers à leur utilité économique. On voit mal, en effet, comment il serait possible de résorber complètement et définitivement le contingent de sans-papiers sur un territoire donné autrement que par une totale ouverture des frontières et par la remise immédiate et inconditionnelle d’un titre de séjour à tout étranger se présentant aux frontières : il est clair qu’on n’en est aujourd’hui pas là. Deux observations peuvent cependant être formulées.
La première est que les modalités des politiques migratoires menées par les États européens à l’égard des ressortissants des pays tiers, ne tendent pas, tant s’en faut, à réduire le nombre des sans-papiers. Le cumul des exigences, les tracasseries administratives qui président à l’octroi d’un titre de séjour, la longueur même des délais fixés par la loi allongent en effet sensiblement la durée du « stage » en irrégularité et augmentent mécaniquement le nombre des sans-papiers. A supposer que les gouvernants considèrent vraiment comme un fléau la présence sur le territoire de leurs pays d’hommes et de femmes maintenus dans l’illégalité, ils mèneraient certainement, pour limiter cette présence, une autre politique que celle qui se traduit par la répétition, des années durant, de refus opposés à une même demande, avant de céder finalement aux « délinquants » les plus patients et les plus obstinés. Si l’on voulait établir un savant dosage entre étrangers en situation irrégulière et étrangers en situation régulière, on ne se comporterait pas autrement. Et l’argument de la dissuasion est faible : les migrants potentiels ont quelque idée des ressources qu’ils peuvent mobiliser dans les pays où ils envisagent d’émigrer, mais ils en méconnaissent largement les pratiques administratives.
L’autre observation mérite ici un plus ample développement. Quand bien même la présence massive d’étrangers en situation irrégulière ne serait pas froidement programmée, quand bien même elle ne serait que le corollaire fatal de la fermeture des frontières, force est de reconnaître qu’elle est d’autant plus cyniquement gérée que le bon usage des sans-papiers n’est pas ignoré. La place qui leur est assignée dans l’économie ne présente pas le moindre caractère aléatoire.
Concentration et communautarisation des emplois
La première remarque à cet égard porte sur le nombre limité de secteurs, très clairement identifiés, où ils sont employés en nombre suffisant pour peser de façon sensible sur l’économie du secteur. Cette concentration est particulièrement marquée du fait qu’elle porte sur des emplois bien répertoriés et caractérisés à l’intérieur de chaque secteur. Nul n’ignore que l’embauche d’un sans-papiers peut être particulièrement avantageuse et commode pour un particulier ou une petite entreprise, derrière le verre opaque de la sous-traitance, pour une charge de travail extrêmement fluctuante, dans un emploi aux horaires flexibles, sans contact avec le public et ne nécessitant pas une grande maîtrise de la langue. C’est à ces critères que répondent, à un titre ou à un autre, leurs emplois dans le bâtiment (dans des entreprises sous-traitantes sur des grands chantiers ou en rénovation), dans la restauration (en cuisine), dans la confection (chez les façonniers sous-traitants), dans l’agriculture, (comme saisonniers), dans les services aux particuliers (services domestiques, garde d’enfants, coiffure).
L’effet concentration est d’autre part renforcé par une forme de communautarisation des emplois affectés localement aux sans-papiers : dans le Sentier parisien, Chinois et Turcs seront largement majoritaires dans les ateliers, mais le portage entre les ateliers et les magasins des grossistes sera assuré par des Pakistanais et des Sri-Lankais ; dans le Vaucluse, les Marocains seront salariés agricoles, et auront sans doute moins facilement accès aux emplois du bâtiment, occupés par les Turcs ; les Comoriens vont être nombreux à faire la plonge dans les restaurants de Marseille ; dans les ateliers de confection de la province de Prato, on retrouvera les Chinois, tandis que dans le sud de l’Espagne, le système d’exploitation de la main-d’œuvre agricole repose largement sur la concurrence organisée entre Marocains et ressortissants des pays de l’Est.
Ce système présente bien des avantages pour l’employeur. En matière de recrutement d’abord. Pas besoin de s’appuyer sur des filières maffieuses, avec tous les inconvénients que cela comporte. Tout naturellement, l’entrée dans une activité donnée prolonge les conditions d’entrée sur un territoire donné : on émigre dans le pays où on a de la famille ou des amis en sachant que l’on a des chances de trouver du travail par leur intermédiaire. Et on se retrouve face à un chef immédiat ou à un patron avec lequel s’instaure un rapport ambivalent fondé parfois sur une même origine, le partage d’une forme d’expérience (il a pu être lui-même « sans-papiers ») ou même l’espérance d’une communauté de destin, le jour où, régularisé et stabilisé, on créera soi-même son entreprise.
Là où l’illégalité dans laquelle ils sont cantonnés les empêche de se référer au code du travail (les conditions n’étant pas réunies pour qu’ils puissent mobiliser en leur faveur un droit qui leur serait pourtant en principe applicable), les sans-papiers sont donc portés à se soumettre sans alternative à un système de régulation des relations sociales qui repose en premier lieu sur la reconnaissance d’usages appréhendés comme des normes et sur le désamorçage en interne des conflits.
Un rapport de force très défavorable
C’est ainsi que le salaire de référence n’est pas le SMIC, mais un prix qui, dans une fourchette de référence bien sûr sensiblement inférieure, est localement connu et reconnu ; de même, le risque non nul de se faire arnaquer par un employeur indélicat qui refuse de payer le prix convenu ou même tout simplement de payer quoi que ce soit, n’est garanti par aucune forme de recours juridique et, dans les faits, est « admis ». Il ne viendrait non plus à aucun sans-papiers l’idée de réclamer dans la confection autre chose qu’un paiement à la pièce, de même que la rémunération versée pour la rénovation d’un appartement sera fixée pour la tâche à effectuer, sans préjuger du nombre d’heures qui seront nécessaires pour faire le travail. Concrètement, cela se traduit par l’évacuation de la notion d’horaires de travail au bénéfice d’une constante disponibilité qui peut conduire à travailler dix-huit heures dans une journée, mais qui impose aussi d’être parfois en quête de travail durant des semaines. Quant aux notions de congés payés ou même de congés de maternité ou de congés maladie, il va de soi qu’elles sont complètement hors champ.
Or, un sans-papiers pourra d’autant moins refuser de se soumettre à ces règles qu’il y aura toujours un autre sans-papiers pour les accepter. Tout au plus, pourra-t-il s’appuyer sur la forme de connivence qu’il aura parfois avec son chef ou son employeur dans une relation communautaire ou paternaliste pour négocier à la marge, dans un rapport de force éminemment défavorable. Mais une telle proximité entrant en jeu dans un maillage extrêmement serré de contraintes multiples (il faut travailler pour vivre, sans allocations compensatoires, rembourser une dette, envoyer de l’argent au pays, tout en n’ayant accès qu’à certains emplois, et puis aussi ne pas faire de vagues…) ne fait que remettre un peu d’huile dans les rouages d’une machine bien rodée.
Pourtant, il apparaît clairement que ce mode de fonctionnement ne concerne pas exclusivement les sans-papiers et n’est pas non plus vraiment déconnecté d’une économie plus formelle.
Le travail dissimulé largement toléré
A cet égard, il faut noter que la dépendance que subissent les étrangers séjournant illégalement est aussi le lot de nombreux étrangers qui, avec un titre de séjour parfaitement valide n’ont pas l’autorisation de travailler, (ou dont l’autorisation de travailler comporte d’importantes restrictions), ce qui, on le sait bien, les conduit fréquemment à travailler au noir, puisque l’absence d’autorisation n’épargne pas le besoin : en France, c’est le cas des demandeurs d’asile, des titulaires d’une autorisation provisoire de séjour, des étudiants au-delà d’un certain contingent d’heures, et des détenteurs d’un titre de séjour avec la mention « commerçant » qui, en cas de cessation d’activité, n’obtiennent pas facilement la transformation de leur carte en titre de séjour permettant une activité salariée. Tous ceux-ci n’ont pas d’autre choix que d’occuper les mêmes emplois que les sans-papiers. D’autre part, il convient constamment de rappeler que le travail dissimulé concerne en tout état de cause bien plus les ressortissants des pays d’accueil que les étrangers. L’exemple de l’Italie où des propos du premier ministre actuel ont pu apparaître comme un encouragement à peine voilé à travailler au noir en est l’exemple le plus frappant.
En réalité, tout se passe comme si les gouvernements s’inquiétaient fort peu de l’importance du travail illégal. La faiblesse des effectifs ou la carence des dispositifs généralement mobilisés dans la lutte contre le travail illégal, en dépit de lois plus ou moins répressives, en témoigne. Récemment encore, l’argumentation en faveur de la baisse des charges et de la TVA des employeurs français de l’hôtellerie-restauration assurant que ces mesures contribueraient à lutter efficacement contre les activités dissimulées montrait bien dans quels termes le problème se pose.
En réalité, un employeur n’est même pas obligé de s’abstenir de déclarer son salarié pour contourner le code du travail. C’est ainsi que les conditions d’emploi des étrangers régularisés mais préca-risés plusieurs années durant par l’octroi de titres temporaires à répétition jouent aussi dans le sens de l’établissement de « normes » tendant à se substituer au droit : du fait de l’insécurité à laquelle les voue cette précarité, ils demeurent plus ou moins captifs des secteurs où ils étaient déjà employés et soumis, de ce fait, à l’influence des conditions imposées à ceux qui n’ont toujours pas obtenu l’autorisation de travailler.
Dans le Sentier, par exemple, les étrangers régularisés sont déclarés et reçoivent une feuille de paie. Ils sont dès lors en apparence payés sur une base mensuelle, généralement au SMIC. Mais le plus souvent, ils continuent en fait d’être payés à la pièce.
Vers un infra-droit légal ?
Quand ce qu’ils doivent toucher, selon le prix convenu pour chaque pièce, est supérieur au SMIC, ce qui suppose des durées de travail largement supérieures à celles indiquées sur la feuille de paie, le supplément leur est remis en liquide ; quand ils n’ont pas assez travaillé, ils reçoivent moins que ce qui figure sur la feuille de paie. En outre, les charges patronales peuvent être déduites dans le calcul de la somme qui sera versée. Bien sûr, si, dans ces conditions, un salarié qui n’est plus exposé à la menace d’être reconduit à la frontière se présente devant les prud’hommes, il a toutes les chances d’obtenir gain de cause. Cela s’est vu. Mais la force des usages est telle que, sauf circonstances très particulières, il ne fera pas cette démarche. La régularisation aura certes élargi la marge de manœuvre du salarié, mais n’aura pas nécessairement opéré une véritable rupture : c’est le pouvoir d’attraction des conditions imposées aux étrangers en situation irrégulière qui s’avère in fine déterminante.
On ne peut donc pas dire que le recours à une main-d’œuvre en situation irrégulière crée une « zone de non-droit » définie par l’absence de repères et qui devrait être considérée hors contexte économique et social. Ce recours établit au contraire un infra-droit qui, à la limite, servira de modèle à ceux qui trouvent contraignant à l’excès le droit tel qu’il est codifié dans les textes.
Dans un premier temps, ce « modèle » peut être étendu à des secteurs où une main-d’œuvre étrangère est utilisée de la façon la plus régulière qui soit, mais dans des conditions de travail qui vont très fortement évoquer celles que connaissent les sans-papiers. C’est le cas dans le midi de la France avec les contrats OMI qui, tout en précarisant à l’extrême la main-d’œuvre agricole saisonnière pour laquelle ils ont été conçus, mettent les étrangers importés dans ce cadre en situation de devoir satisfaire toutes les exigences de leurs employeurs, sous peine de ne pas voir renouveler leurs contrats d’une année sur l’autre (voir dans ce numéro, art. p. 13). Le fait que l’État se porte garant de ces contrats ne veut pas dire que les conditions d’emploi qu’ils favorisent ont quelque chose à envier à celles des sans-papiers. On peut en dire autant des bateaux immatriculés sous pavillons de complaisance : les montages compliqués ne visant qu’à envelopper les affréteurs dans un nuage d’encre, sinon de pétrole, leur permettent de déroger aux obligations des droits nationaux avec l’avantage de se maintenir dans la légalité (voir dans ce numéro art. p. 23).
En matière de travail, la condition du sans-papiers ne fait pas figure d’aberration, dans le contexte économique global. Les sans-papiers ont effectivement un mode d’emploi : ils sont le matériel d’une expérience de mise à l’écart du droit du travail. Il ne manquerait pas d’expérimentateurs pour la juger concluante. Il leur suffirait de la traduire sous la forme d’un « message » libéral présentable pour qu’elle continue à faire école, sur une plus grande échelle. ;
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