Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »

El Ejido : l’univers infernal des serres

Nicholas Bell

Forum civique européen
En avril 2000, le Forum civique européen (FCE) envoyait une commission d’enquête à El Ejido pour tenter de comprendre les causes, le déroulement et les conséquences des émeutes racistes perpétrées en février 2000 contre les travailleurs maghrébins travaillant dans les serres de la province d’Almeria, en Andalousie espagnole, où l’on pratique le maraîchage intensif. A la suite d’informations alarmantes venues de ses interlocuteurs du Sindicato de obreros del campo (SOC), le FCE a organisé, avec la Confédération paysanne, une nouvelle mission en décembre 2003.

A l’initiative du Forum civique européen (FCE) [1], Gabriel M’Binki, l’un des deux délégués du Sindicato de obreros del campo (SOC) à Almeria, a été invité à intervenir au séminaire « Salarié-e-s agricoles et migration : sortir de l’esclavagisme », qui s’est tenu au Forum social européen de Saint-Denis en novembre 2003. A cette occasion, presque quatre ans après les émeutes racistes perpétrées les 5, 6 et 7 février 2000 contre les ouvriers maghrébins travaillant dans les serres, le FCE et la Confédération paysanne ont décidé d’organiser une mission internationale pour enquêter sur l’évolution sur place. En effet, cela faisait plusieurs mois que nous recevions des informations alarmantes sur une série d’agressions contre des ouvriers marocains. La mission a été organisée en coopération avec le SOC, qui nous a invité à une conférence à El Ejido sur l’immigration dans le secteur agricole.

La mission s’est déroulée du 13 au 16 décembre 2003. Même pour qui a entendu parler d’El Ejido et a vu des centaines de photos et de nombreux films, rien ne prépare à cette réalité sur place, à cet abcès qui dévoile au grand jour le véritable visage de l’exploitation capitaliste dans le secteur agricole. Le poniente andalou présente l’un des exemples les plus spectaculaires de ce que Nicolas Duntze, porte-parole de la Confédération paysanne, a assimilé à un « univers concentrationnaire ». Un univers dans lequel on a poussé à l’extrême la logique de l’industrialisation d’une agriculture hors-sol : soumission à la grande distribution, destruction de l’environnement due à l’emploi massif de produits chimiques, utilisation d’énormes quantités d’eau dans une zone aride, non-respect des droits de l’homme et des droits sociaux de la main-d’œuvre, sur laquelle repose ce « miracle économique », racisme comme élément structurant du système.

Toute l’économie locale dépend de ce modèle de production, et très peu de personnes dans la région le mettent en question ou en dénoncent les abus. Les 35 000 hectares de la zone représentent, semble-t-il, la plus grande concentration de production de fruits et légumes sous serre au monde, une mer de plastique visible depuis l’espace ! L’extension de la zone de serres atteint même des terrains creusés dans la montagne par d’énormes engins. Pendant la haute saison, un millier de camions quittent la région chaque jour.

« Dans ce milieu confiné, précise Nicolas Duntze, il n’y a plus d’environnement. Il n’y a plus rien, il n’y a pas un oiseau, il n’y a plus un insecte. Ce sont des cultures très poussées, très concentrées, avec de grands risques épidémiologiques, qui nécessitent des traitements chimiques systématiques. Ce système est totalement maîtrisé par la grande distribution et par les grands groupes alimentaires. Le paysan n’a plus aucun moyen de fixer le prix de son travail. Il ne lui reste plus d’alternative que de baisser les salaires des ouvriers et de renier le droit du travail. On se trouve là devant une catastrophe économique, écologique et sociale, des travailleurs avec ou sans papiers vivant dans des bidonvilles qui attendent chaque matin au bord de la route un paysan qui passe et les embarque dans un pick-up. C’est une gestion coloniale de la main-d’œuvre  ».

Nous avons pu constater qu’il n’y avait eu aucune amélioration de la situation par rapport à notre première mission en 2000. Presque rien n’a été entrepris pour concrétiser les onze points de l’accord signé le 12 février 2000 entre les travailleurs immigrés, les associations d’entrepreneurs et les syndicats [2]. Ceci était particulièrement évident dans les domaines du logement, du respect des conventions collectives et de l’état des relations entre certaines autorités (surtout municipales) et les communautés immigrées. Le gouvernement central porte une grande responsabilité, surtout en ce qui concerne sa politique d’immigration. Malgré l’évidence que de nombreux secteurs de l’économie espagnole dépendent fortement de la main-d’œuvre immigrée sans papiers, Madrid ne laisse pratiquement aucune possibilité de régularisation. On estime entre 500 000 et un million le nombre de sans-papiers en Espagne [3].

S’il y a un changement depuis 2000, c’est dans la composition de la main-d’œuvre. Le phénomène de l’arrivée de nouveaux migrants venant d’Europe de l’Est, déjà visible il y a quatre ans, s’est fortement accentué. Selon le SOC, des cars entiers arrivent régulièrement des pays baltes et d’autres pays de l’Est. Il est très difficile d’estimer le nombre exact d’ouvriers agricoles dans la zone, puisqu’une forte proportion n’a pas de papiers. Les estimations tournent autour de 40 000 à 50 000. Le SOC pense que la main-d’œuvre est partagée environ à égalité entre les gens de l’Est et d’Amérique latine, d’une part, les ouvriers maghrébins et d’Afrique noire, d’autre part. Il semble évident qu’il y a une volonté, de la part des employeurs, de remplacer ce deuxième groupe de travailleurs, qui ont montré leur capacité de mobilisation lors de la grève de février 2000 et lors de la campagne pour la régularisation des sans-papiers en 2001.

Mais la situation sociale reste tendue, et il y a toujours une forte population maghrébine et africaine noire dans la zone, qui essaie de trouver du travail, même pour quelques heures. Les pateras continuent d’arriver sur les plages andalouses, et la province d’Almeria représente, pour beaucoup de nouveaux arrivants, l’endroit où ils tenteront de trouver un premier travail qui leur permettra de chercher ailleurs en Espagne ou en Europe ultérieurement.

Dans toutes nos rencontres avec des immigrés, nous n’en avons trouvé aucun, avec ou sans papiers, qui soit payé au tarif prévu par la convention collective (4,51 € l’heure). Les salaires varient entre 3,50 € et 2 €, et la grande majorité travaille sans contrat, même ceux qui ont un permis de séjour. La différence entre les immigrés avec ou sans papiers se trouve surtout dans le niveau de pression que peut exercer l’employeur. Il semble que les patrons demandent systématiquement aux Maghrébins et aux Africains noirs s’ils ont des papiers – ce qui est moins le cas avec les migrants de l’Est ou d’Amérique latine. Une des raisons est que la police contrôle les migrants maghrébins et africains, mais très rarement les autres.

Les conditions de travail sont si mauvaises que la plupart des immigrés qui réussissent à se faire régulariser quittent la région pour chercher du travail ailleurs. Ainsi, de nombreux agriculteurs préfèrent des sans-papiers. La mise en concurrence des différentes communautés immigrées permet aux employeurs de réduire encore plus les salaires. Selon le SOC, aujourd’hui les ouvriers venant des pays de l’Est sont prêts à travailler pour moins d’argent que ce que les Marocains sans papiers recevaient il y a trois ans.

Lors de la conférence du SOC, on nous a présenté le cas d’un migrant gravement handicapé, suite semblait-il à des traitements qu’il devait effectuer avec des produits dangereux, atteint de malaise puis tombé dans un coma de deux semaines, invalide depuis huit mois et assisté par son frère venu spécialement du Maroc, vivant dans des conditions déplorables. Le SOC n’a eu connaissance de son cas que très récemment. Les cas de malaise ou d’accident entraînant l’hospitalisation à Almeria sont fréquents. Il est courant que l’on demande aux ouvriers de faire des traitements chimiques sans presque aucune protection. On a évoqué au moins deux cas où des migrants sont morts noyés dans des bassins d’irrigation, à la suite d’un évanouissement causé par la manipulation de produits toxiques. Selon Gabriel M’Binki, il n’y a que six inspecteurs du travail pour « contrôler » toutes les entreprises (dont 15 000 exploitations agricoles) de la région.

Un invraisemblable scandale

Une des choses qui nous a le plus frappés est qu’on peut rouler des heures en voiture sur les routes qui longent les serres, sans apercevoir de lieux où logent les milliers d’ouvriers qui font marcher ce « miracle économique ». Ce n’est que lorsque Gabriel M’Binki et Abdelkader Shasha, autre délégué du SOC, nous ont amenés par des chemins entre les serres ou sur des terrains vagues que nous avons commencé à comprendre.

Le logement reste un scandale invraisemblable. Sur des terrains vagues, loin de la vue des autochtones, nous avons découvert un monde parallèle de misère effroyable. Les migrants maghrébins et africains noirs les plus chanceux habitent à plusieurs dans des cortijos, anciens bâtiments ou cabanes agricoles en pierre. D’autres tentent de s’abriter dans des chabolas, petites constructions de carton et de plastique formant bidonville, et souvent situées à proximité de décharges ou de terrains inondés et insalubres. De nombreux travailleurs doivent dormir dans des hangars où sont stockés engrais et pesticides.

Dans un endroit que nous avons visité, plusieurs chabolas avaient été érigées à côté d’un cortijo, où vivait la seule femme que nous avons rencontrée. Ce bâtiment était loué aux migrants par le propriétaire, avec un seul robinet d’eau qui ne fonctionne pas toujours. Parfois, les habitants sont obligés de prendre de l’eau dans un bassin à côté d’une serre, non potable et probablement polluée. Dans un autre lieu, 188 migrants originaires de plusieurs pays d’Afrique occidentale vivaient dans des chabolas aménagées dans une serre abandonnée et à moitié détruite.

Les habitants de ces lieux nous ont raconté la même histoire, à savoir qu’ils sont presque tous sans papiers, qu’ils arrivent à trouver du travail pendant quelques jours par mois – aux moments des grandes récoltes ou pour des travaux très durs – et qu’ils survivent grâce à un fort esprit de solidarité et de partage. Tout le monde sait qu’ils sont là, et ils ne sont tolérés qu’à condition de rester invisibles aux yeux des autochtones. Ils sortent très tôt le matin pour chercher du travail et retournent immédiatement après le travail « chez eux ». S’ils vont en ville, ils risquent d’être arrêtés par la police et éventuellement expulsés, ou de subir des intimidations. Ils n’ont aucun lieu de rencontre pour se détendre. Certains ont un haut niveau d’étude, tel ce Marocain d’une trentaine d’années, docteur en droit et parlant quatre langues.

Il est difficile d’estimer le nombre de personnes qui vivent dans ces conditions. Le SOC pense qu’au moins 4 000 migrants habitent dans les chabolas, qui sont la pire forme de logement. Les chabolas et les cortijos sont plus éloignés des villes qu’il y a quatre ans. Dans l’année qui a suivi les émeutes, certaines municipalités, surtout El Ejido, ont détruit un grand nombre de logements, jugés trop proches des zones urbaines.

La location des cortijos aux migrants est une source importante de revenus pour les propriétaires. Le bénéfice est fort parce que le propriétaire n’investit guère dans son bâtiment : l’équipement de la maison est acheté par les immigrés.

A huit dans treize mètres carrés

Lors de son exposé sur le thème « Logement et spéculation », Juan Carlos Checa, du laboratoire d’anthropologie sociale de l’Université d’Almeria [4], a affirmé que « les immigrés occupent des logements que nous, les Espagnols, nous ne sommes pas prêts à louer  ». Les immigrés ont peu le choix car ils sont presque totalement exclus des appartements dans les concentrations urbaines [5]. Ils paient chacun 3 € par jour, à raison de 2,8 personnes en moyenne par logement dans tout le poniente – mais, à El Ejido même, on trouve des logements de 13 m2 pour huit habitants. Par ailleurs, précise le chercheur, il y a environ 6 000 appartements inoccupés à Roquetas del Mar et 3 500 à El Ejido, preuve de la mauvaise volonté des autorités locales. La politique de certaines municipalités s’apparente à l’apartheid. Mais chacun s’accorde pour dire que la ville d’El Ejido est la plus intransigeante et la plus raciste : elle a refusé, par exemple, d’accorder une salle pour la conférence organisée par le SOC, qui a dû faire appel au locutorio (centre d’appel téléphonique) d’un Marocain [6].

Depuis août 2003, il y a eu une nouvelle série d’attaques nocturnes contre des migrants marocains à El Ejido, dont quinze (sur un total d’au moins quarante) ont été dénoncées à la police et à la presse par le SOC et par l’Association des femmes progressistes d’El Ejido – avant cette dénonciation publique, la police n’avait pas cru bon de réagir [7]. Souvent, les immigrés ne portent pas plainte, par peur d’être expulsés.

Le secrétaire général du SOC, Diego Cañamero, a rejeté la version de la police prétendant que les agresseurs sont de jeunes voyous, car la façon d’opérer (et notamment le port de cagoules) montre qu’ils ont agi avec préméditation et sont bien organisés [8]. En face, le sous-délégué du gouvernement central à Almeria a nié qu’il y ait une poussée de racisme à El Ejido, et a commencé par annoncer des procédures d’expulsion à l’encontre des victimes, toutes en situation irrégulière. Le Défenseur du peuple andalou et le ministre de l’intérieur andalou, quant à eux, ont rappelé les droits des immigrés et leur contribution à la croissance de l’économie locale, le premier incitant même les victimes à collaborer avec la justice en vue de se faire régulariser.

La police aussi montre des ambiguïtés : quand on accompagne (comme nous l’avons fait avec le délégué du SOC) une victime à la police, elle accepte d’enregistrer sa plainte avec une attitude courtoise, et lui conseille d’éviter de marcher seule en ville, mais plutôt en groupe, pour éviter les agressions racistes (ce qui veut dire que la police connaît l’existence de ces dernières) ; mais les Marocains des chabolas nous ont dit que la police les harcelait souvent lorsqu’ils marchaient en groupe en ville…

Nous avons su, après la mission, qu’à plusieurs reprises la police municipale d’El Ejido s’était comportée d’une manière agressive envers des immigrés. Le 5 mai 2004, deux policiers ont effectué un « contrôle » dans un bar marocain – résultat : le tenancier a été roué de coups de bâton, le fils de quatorze ans a eu le bras cassé, les meubles et équipements ont été cassés. La famille a porté plainte et le SOC a organisé une manifestation à El Ejido le 23 mai pour dénoncer les agissements de la police.

Pour en savoir plus :



El Ejido – terre de non-droit



,

Ed. Golias, Villeurbanne, nov. 2000 (12 € port compris)

Le goût amer de nos fruits et légumes



, coédité par le FCE et l’Association pour un nouveau développement, mars 2002 (13 € port compris).

Le rôle du SOC est important. Surtout implanté parmi les nombreux journaliers des régions de latifundia autour de Séville, il tente d’étendre son action depuis trois ou quatre ans dans le poniente, où se trouve un tout autre modèle agricole, basé sur des exploitations allant d’un à cinq hectares. Cela nécessite d’entrer en contact avec les différentes communautés immigrées travaillant dans la zone. Pour le SOC, tout travailleur doit être défendu, avec ou sans papiers ou contrat. Les deux délégués du syndicat dans la province d’Almeria ont déjà accompli un travail remarquable dans des circonstances extrêmement difficiles et avec très peu de moyens, étant eux-mêmes régulièrement l’objet de menaces de mort. Le SOC est la seule organisation véritablement présente sur le terrain qui dénonce systématiquement les abus et qui tente de représenter les intérêts des migrants, avec ou sans papiers. Il entend ouvrir, dans la zone des serres, de nouveaux locaux pour son action auprès des travailleurs, mais il ne reçoit quasiment aucune subvention, contrairement aux grands syndicats et aux organisations humanitaires.

Dans ces conditions, il est indispensable d’assurer au SOC un soutien politique, moral et financier. Il est également important que des syndicats, des ONG et des journalistes se rendent sur place et montrent qu’ils suivent la situation. Il faut continuer à sensibiliser l’opinion publique sur les conditions dans lesquelles sont produits les légumes « primeurs » qui remplissent les rayons de supermarchés dans tout le continent.

Mais il ne faut pas oublier que l’exploitation des migrants dans le secteur des fruits et légumes n’est pas une spécificité de la région d’Almeria et que les abus existent partout en Europe : en Grande-Bretagne avec les gangmasters, qui organisent les équipes de travailleurs venant des pays de l’Est, aux Pays-Bas, pionniers dans l’intensification agricole à base de main-d’œuvre clandestine, en France où la situation dans les Bouches-du-Rhône n’est pas si différente de celle d’Almeria, et où, en Gironde, ce sont des ouvriers… andalous qui se sont mis en grève en novembre 2003 pour dénoncer leurs conditions indignes de travail et de logement. ;




Notes

[1Forum civique européen, 04300 Limans, 1lt ;forumcivique.europe@wanadoo.fr1gt ;.

[2Cet accord a mis fin à la grève menée par les ouvriers immigrés pour protester contre les violences et les pertes qu’ils avaient subies pendant les émeutes.

[3Selon une étude des Papeles de la Economia Española (El Pais, 14 sept. 2003), la contribution des sans-papiers à l’économie du pays se chiffrerait à environ 130 milliards d’euros.

[4Ce laboratoire a mené une recherche au cours de laquelle environ mille logements situés dans trois municipalités de la région ont été visités.

[5Cela est surtout vrai pour les Africains. Il semble que les ouvriers venant des pays de l’Est et d’Amérique latine aient plus de chance d’obtenir un appartement où ils vivent à plusieurs.

[6Pour illustrer l’ambiance, il faut savoir que des voitures de police ont systématiquement circulé juste devant le café où mangeaient les membres de la mission et que les gérants des lieux où nous nous sommes rencontrés ont subi des agressions après notre départ.

[7Pendant les quelques jours de notre visite, trois nouvelles agressions ont eu lieu.

[8Il faut rappeler que les émeutes de février 2000 ont été fortement orchestrées, avec entre autres la distribution d’un nombre considérable de battes de base-ball, un blocage des routes et une coordination par téléphones mobiles.


Article extrait du n°61

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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