Article extrait du Plein droit n° 62, octobre 2004
« Expulser »
Poursuites illégitimes
Fanny Petit
Chercheuse en sciences sociales.
Jeudi 17 avril 2003. Quatre personnes à reconduire « sans incident et dans le calme » par le vol BIE 961 Air Méditerranée Paris-Bamako, comme l’indiquait le chef d’escorte dans son rapport.
M. Chevalier, passager interpellé, déclarera :
« Quand j’ai gagné ma place […], j’ai entendu des cris venant du fond de l’avion. Un groupe de passagers se tenait debout. J’ai vu des personnes non admises encadrées par des policiers en civil portant un brassard de police. Le personnel de bord paraissait dépassé par les incidents. Les policiers n’expliquaient rien. J’ai dit à un agent de la compagnie que je refusais de voyager dans des conditions pareilles. La tension montait […]. Au bout d’environ trois quarts d’heure, nous avons entendu un message du commandant de bord qui indiquait qu’il n’était pas possible de décoller dans ces conditions et qui demandait aux forces de la police d’annuler la mesure de reconduite et de redescendre […] ».
Et M. Herman :
« J’ai demandé à un gradé pour quelle raison après l’annonce du commandant de bord les personnes non admises et leur escorte ne débarquaient pas. Il ne m’a pas répondu m’invitant à m’asseoir. Comme je renouvelais ma demande, il a indiqué à l’un de ses subordonnés : « celui-là, vous le débarquez ».[…] J’ai quitté l’appareil sans opposer la moindre résistance. […] J’ai été menotté dans le dos pour entrer dans le fourgon. J’ai retrouvé deux jeunes passagers que j’avais vus dans l’appareil. ».
Des étrangers en situation irrégulière sont refoulés quotidiennement, vers leur pays d’origine, sans avoir nécessairement épuisé les recours juridiques leur permettant d’avoir accès au territoire français. Selon le ministère de l’intérieur, le nombre de reconduites à la frontière entre janvier et juillet 2003 s’est élevé à 19 425. Une banalisation du procédé dans le fond comme dans la forme : les expulsions, souvent extrêmement violentes [1], se font sur des vols commerciaux au su et au vu des passagers et des membres de l’équipage, sans que l’opinion publique n’en mesure la fréquence.
Il arrive que la tension soit vive au moment de l’embarquement et que des passagers manifestent leur indignation. Ils sont alors immédiatement débarqués et, sans préavis, font l’objet de poursuites judiciaires sur la base de l’un (au moins) des chefs d’accusation suivants : « trouble à l’embarquement », « opposition à une mesure d’éloignement », « entrave volontaire à la circulation d’un aéronef », et/ ou « incitation à la rébellion »…
Rappelons que ces interpellés ont simplement réagi verbalement à ce qui leur est apparu comme une insulte à la dignité humaine. Pourtant, depuis 1998 [2], on assiste à la multiplication des poursuites à l’encontre des passagers trop réactifs. Ces derniers risquent, au-delà de l’annulation de leur voyage, une garde à vue voire un procès ; la peine de prison encourue étant systématiquement assortie d’une amende de plusieurs centaines d’euros. Sur les quatre procès qui ont eu lieu jusqu’à aujourd’hui, on compte une seule relaxe [3], trois condamnations avec dispenses de peine et deux condamnations avec amende. Personne n’a encore jamais été emprisonné mais, comme les procès de ce type se multiplient, les sanctions appliquées peuvent à tout moment s’alourdir.
Ces arrestations ne paraissent justifiées que par (et pour) la police, soucieuse d’asseoir son autorité. Elles caractérisent la politique répressive qui s’abat à la fois contre n’importe quel citoyen en divergence avec les orientations politiques de l’État mais aussi contre les étrangers en situation irrégulière, envers lesquels la « manière forte » devient monnaie courante.
Réaction légitime ou délit ?
On remarque, à travers les différents procès, que les accusés ne donnent pas nécessairement une tonalité militante ou même politique à leur geste. S’ils réagissent, c’est d’abord spontanément : parce que la violence de l’escorte policière ne s’atténue ni sous les cris des expulsés, ni sous les questions des passagers. Ils sont peu à avoir eu le courage d’intervenir que ce soit pour dénoncer la politique répressive à l’égard des étrangers, ou par solidarité face aux méthodes inhumaines des membres de la PAF (police aux frontières) auxquels ils ont été confrontés.
Romain Binazon, porte-parole de la coordination nationale des sans papiers (CNSP), fut l’un de ces passagers qui ont protesté sur une question de principe. L’ironie de sa présence à bord lui a permis de tirer parti de son interpellation et, grâce à sa relative marge de manœuvre, de dénoncer la banalisation des expulsions. « Il a mis le doigt, avec cet acte citoyen légitimé par son engagement auprès des sans-papiers, là où il fallait, pour éviter que ce genre de situation ne devienne systématique » précise Dominique Noguères, son avocate.
Ainsi, certains avocats [4], en accord avec leurs clients, donnent à leur plaidoirie une couleur politique afin d’orienter le procès vers le véritable débat relatif au traitement des étrangers et aux mesures de plus en plus répressives prises à leur égard. Sous couvert d’une politique migratoire qui affiche la volonté de « maîtriser les migrations clandestines », il s’agit en fait de contrôler le flot d’entrées jugées indispensables et de refouler le reste, c’est-à-dire les indésirables. La différence entre les « bons immigrants », réguliers, installés souvent depuis longtemps et les nouveaux, les dangereux, les sans-papiers, se creuse de plus en plus. La politique de fermeture et de chasse aux clandestins vise à soumettre les migrants à un régime discriminatoire sur le plan du droit du travail comme sur celui des droits de l’homme.
Se pose la question des choix politiques en matière d’immigration, dont l’expulsion n’est qu’une facette. Ces procès, et la pression qu’exercent les autorités à travers eux, permettent d’éviter les débats de fond.
Ces poursuites dissuasives visent à intimider les témoins des expulsions forcées et les manifestants potentiels. Un certain nombre d’affaires ne sont d’ailleurs pas instruites, marquant le malaise d’une justice trop vite saisie par le procureur de la République. On observe un « décalage » entre les sévères réquisitoires des procureurs à l’égard des prévenus et l’absence de peines prononcées à l’issue des procès. Il apparaît toutefois difficile, pour le président du tribunal, de désavouer le procureur, et ceci explique les condamnations par principe avec dispense de peine.
D’ailleurs, il semblerait que les juges soient plus cléments avec les interpellés qui ne remettent pas en question la décision administrative de reconduite à la frontière mais qui insistent sur l’aspect confort et sécurité du voyage mis à mal par les cris ou même les menaces de la personne expulsée [5]. La relaxe du dernier procès, celui du 2 septembre à Bobigny, s’expliquerait par le soin qu’ont mis les accusés à désamorcer tout reproche de désobéissance civile. Dans les autres procès, la condamnation reste trop lourde au regard de l’absence de délit commis et ouvre la porte sur des sanctions plus sérieuses. Comme le rappelait l’une des magistrates dans le procès de Romain Binazon, il ne faut pas « laisser les mouvements d’indignation se multiplier, sinon il n’y aura plus de reconduites possibles. »
Expulser à tout prix
C’est quand l’État devient lui-même violent, quand l’escorte policière est à l’origine du trouble et de la tension au sein de l’appareil, quand elle ne parvient pas à contraindre au silence l’expulsé, que la situation se renverse et que les accusations de violence se retournent contre les passagers eux-mêmes. Leur interpellation brouille les pistes et déplace les responsabilités.
D’une part, quand des individus protestent ou manifestent leur mécontentement, ils sont accusés d’« incitation à la rébellion » ou de « violence à l’égard des forces de l’ordre », alors même que les témoignages ne viennent pas corroborer les faits reprochés. Dominique Noguères remarque, à ce propos, le caractère extensible de la notion de violence, utilisée systématiquement par les forces de l’ordre pour justifier leurs actes quand l’interpellé résiste ou refuse d’obéir. Il existe une confusion dangereuse entre violence et résistance, facile à démontrer par la mise en contradiction des témoignages – encore faut-il recueillir la parole des passagers et de l’équipage.
D’autre part, la violence policière n’est jamais, elle, mise en cause. Les moyens de coercition employés par la PAF pour calmer ou maîtriser « l’expulsé » sont ceux de la force. Les recommandations de la commission de déontologie [6] sont, à ce niveau, sans équivoque :
- appliquer avec la plus grande rigueur les gestes techniques et professionnels d’intervention.
On comprend, à demi mots, la violence entretenue par les forces de l’ordre [7] et l’immunité qui peut leur être accordée.
Principales condamnations
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Ainsi, il apparaît que la responsabilité des forces de la police, nettement engagée, est en jeu : un procès contre les passagers vient alors la couvrir. C’est bien souvent le rapport de force, entretenu au-delà des limites du raisonnable, qui est à l’origine des altercations à bord. On assiste, la plupart du temps, à un véritable renversement de situation : quand le commandant de police est responsable de l’annulation ou du retard d’un vol, la faute est rejetée sur l’un ou l’autre des passagers. La complicité d’Air France qui va même jusqu’à se porter partie civile et demander des dommages et intérêts aux prévenus est, sur ce point, éloquente.
Dans l’affaire Rosner-Chevalier-Herman [8], les seuls qui ont véritablement défié l’autorité du commandant de bord, unique maître au sein de l’appareil, sont les policiers. D’un point de vue légal [9], le commandant de bord a la faculté de débarquer toute personne, parmi les passagers, qui pourrait présenter un danger pour la sécurité ou le bon ordre de l’aéronef. Or, cette fois, comme bien souvent, l’escorte policière a passé outre l’autorité du commandant en refusant de débarquer quand celui-ci l’avait exigé. Interpeller ces passagers – et les condamner – permet à l’escorte policière de se dédouaner, de rejeter la responsabilité du retard de vol sur d’autres, même quand c’est elle qui est directement responsable des tensions au moment de l’embarquement.
La PAF continuera d’expulser dans le silence, d’autant plus si la désapprobation des passagers est réprimée. Elle continuera de dissimuler ses méthodes par l’affrètement de vols groupés qui empêchent toute manifestation de résistance à l’embarquement par les étrangers en situation irrégulière, parfois le seul moyen de faire comprendre leurs craintes aux passagers civils et au commandant de bord.
En criminalisant les actes de solidarité et en contenant la mobilisation citoyenne, le ministère de l’intérieur continuera d’expulser dans la discrétion et l’indifférence. M. Sarkozy avait ordonné récemment aux préfets d’effectuer plus de reconduites à la frontière : « l’exécution effective des décisions d’éloignement est la condition de crédibilité de toute politique publique de maîtrise de l’immigration » [10]. Cette volonté affichée de « faire du chiffre » ne met personne à l’abri, et nombreuses sont les victimes que l’on renvoie trop vite chez elles.
L’absurdité des chefs d’inculpation et la difficulté à constituer les délits manifestent clairement la mauvaise foi et l’hypocrisie des autorités. Ces procès contre les passagers ne peuvent pas être instrumentalisés, ils ne doivent servir ni à préserver l’immunité des forces de l’ordre, ni à détourner l’attention du véritable sujet : la « lutte contre l’immigration clandestine » menée par le gouvernement français va à l’encontre de la dignité et de la sécurité des personnes et de leurs droits fondamentaux. ;
Notes
[1] Voir le site du Collectif Anti-expulsions : http://pajol.eu.org/rubrique6.html
[2] Affaire Sirine Diawara, 26 novembre 1998, 12ème cour d’appel de Paris.
[3] Procès de Koné Zoumana, Santara Dieneba Néné, Diabira Mamadou, le 2 septembre 2004 à Bobigny.
[4] Les avocats de Messieurs Herman, Chevalier et Rosner lors du procès fortement médiatisé de juin 2003.
[5] La dernière affaire, marquée par la relaxe des passagers, prouve notamment deux points, que l’on peut d’ailleurs lier aux autres procès : d’une part, quand la tension monte, on compense le débarquement des personnes expulsées par l’interpellation de passagers., d’autre part, les accusations paraissent infondées et du moment que l’accusé ne remet pas en cause l’autorité des forces publiques, le procureur n’a pas de mal à reconnaître leur incongruité.
[6] Rapport pour l’année 2003 de la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Saisine n°2003-42.
[7] Voir dans ce numéro, article p. 13.
[8] Mis en examen en avril 2003 pour « entrave à la circulation d’un aéronef » et encourant une peine maximum de 5 ans de prison assortie de 37500 euros d’amende. Jugement rendu le 23 juin 2003 : ils sont reconnus coupables mais dispensés de peine.
[9] Article L 322-4 du Code de l’aviation civile (partie législative).
[10] Note apparaissant dans une circulaire datée du 22 octobre, révélée par Le Figaro. Le ministre français de l’Intérieur avait instruit les préfets pour qu’ils doublent le nombre de reconduites aux frontières d’immigrants en situation irrégulière.
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