Article extrait du Plein droit n° 70, octobre 2006
« Le travail social auprès des étrangers (1) »

Les mineurs isolés face au soupçon

Julien Bricaud

Educateur spécialisé*
Avec les mineurs isolés, les professionnels de la protection de l’enfance habitués à travailler auprès des mineurs en danger dans leur milieu familial sont face à un public nouveau : les mineurs étrangers en danger hors de leur milieu familial. La méconnaissance de ce public est génératrice d’un soupçon permanent de fraude, de manipulation, qui mine de l’intérieur la relation de confiance entre professionnels et jeunes étrangers.

Parce qu’il est nouveau – dans sa forme actuelle, le phénomène n’a guère plus de dix ans – le public des mineurs étrangers isolés ne fait pas encore l’objet d’enseignements spécifiques dans les centres de formation de travailleurs sociaux. La question peut être abordée d’un point de vue juridique (principalement en ce qui concerne l’entrée et le séjour sur le territoire). Elle peut aussi l’être sous l’angle « interculturel ». Toutefois, pour comprendre comment l’arrivée de ces jeunes influe sur les pratiques habituelles des travailleurs sociaux, il faut résister, je crois, à une lecture fondée sur les différences qu’ils présentent (leur langue, leur culture…), et préférer s’intéresser aux conditions dans lesquelles nous les accueillons.

Le constat des professionnels est à peu près unanime : un soupçon persistant entoure l’accueil et la protection des mineurs isolés. Le soupçon se focalise notamment sur les mensonges constatés ou supposés tenus par les jeunes étrangers isolés aux travailleurs sociaux.

De quels mensonges s’agit-il ? Ces mineurs mentiraient sur leur âge. Nombreux sont les jeunes qu’on soupçonne d’avoir un âge différent de celui qu’ils annoncent. Documents d’état civil absents ou insatisfaisants, signes extérieurs de maturité… nourrissent les soupçons des travailleurs sociaux sur l’âge réel de certains mineurs dont ils ont la charge. Ces mineurs mentiraient sur leur isolement. De nombreux jeunes se présentent comme « orphelins » et expliquent que leurs parents sont morts. Et puis, régulièrement, on comprend qu’il n’en est rien. D’autres mensonges s’insinuent également entre les jeunes et les services sociaux : fausses nationalités, faux noms, faux récits de vie, etc. Voilà qui finit par donner des histoires qui se ressemblent parfois les unes les autres : « Je suis fils unique, j’ai quinze ans, je viens d’un pays en guerre, je n’ai pas de famille, mes parents sont décédés brutalement. »

Parallèlement au discours sur le mensonge, le discours de la « manipulation » est aussi très présent chez les professionnels. Ces derniers soupçonnent souvent les mineurs isolés d’être manipulés et parfois manipulateurs. Mais la défiance se développe aussi dans l’autre sens, des jeunes vers les professionnels. Les mineurs s’interrogent sur le rôle des travailleurs sociaux. Ils ne comprennent pas toujours la fonction de « protection de l’enfance » : de quoi s’agit-il au juste si ce n’est pas de fournir un hébergement et des papiers ? En somme, les jeunes étrangers isolés mentiraient et cacheraient des informations sur leur situation pour avoir droit à une aide.

Du doute à la suspicion de culpabilité

Bien souvent, donc, le soupçon domine la rencontre entre travailleurs sociaux et jeunes étrangers isolés. Mais que faut-il entendre par soupçon ? Le soupçon est un spectre d’attitudes diverses : au sens le plus faible, il est une simple incertitude quant à la vérité, il a alors le sens de doute raisonnable comme dans la démarche scientifique par exemple. Mais la notion de soupçon peut aussi aller jusqu’à une suspicion de culpabilité sans preuves tangibles : « S’il nous cache quelque chose, c’est qu’il est coupable d’actes malhonnêtes. » La difficulté de travailler avec le soupçon réside dans le caractère potentiellement glissant du doute légitime à la suspicion de culpabilité.

Le soupçon a des conséquences multiples dans l’accompagnement des jeunes. Au niveau éducatif d’abord, le soupçon comme présomption de culpabilité peut entraver le processus éducatif en favorisant la projection de représentations négatives sur le jeune accompagné. Obstacle à la mise en confiance, le soupçon semble barrer la possibilité d’un accompagnement à long terme. En termes d’application de la loi, il a aussi des conséquences plus graves encore. Certains professionnels d’établissements d’urgence refusent d’accueillir un jeune qu’on soupçonne de mentir. D’autres fois, ce sont des dispositifs juridiques entiers qui ne sont pas appliqués pour ce même motif. Certains services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) expliquent que l’article 223-2 du code de l’action sociale et des familles qui organise le recueil provisoire d’un mineur sans représentant légal n’est pas appliqué de peur que tous les jeunes concernés racontent la « même histoire ».

Soupçons et mensonges minent de l’intérieur une relation de confiance. Ils sont une épreuve pour les professionnels travaillant avec les mineurs isolés. Pour se défaire du soupçon, il est insensé de prétendre lever tous les malentendus (il en restera toujours), tout comme il est vain de chercher à tout savoir des mineurs qu’on accompagne. Il est sans doute plus intéressant pour les professionnels de soupçonner le soupçon lui-même.

Les discours sur les mensonges des usagers et la crainte de la manipulation ne sont pas spécifiques aux mineurs isolés. On soupçonne ainsi fréquemment les mères célibataires de cacher l’existence d’un conjoint pour bénéficier de l’allocation parent isolé. De même, les gens du voyage ou les personnes toxicomanes sont traditionnellement considérés comme des menteurs hors pair face aux services sociaux. L’enjeu sous-jacent de telles qualifications est de contrôler les déclarations des usagers pour répondre aux situations de fraudes possibles.

Que les professionnels aient des représentations négatives des mineurs isolés peut paraître étonnant au premier abord. Leur première impression est souvent très positive : c’est un plaisir de travailler avec ces jeunes globalement faciles à mobiliser pour un projet d’insertion et forts de nombreuses ressources. Alors pourquoi le soupçon est-il aussi tenace dans leur cas ? S’occuper de mineurs isolés est vécu par certains comme une « surcharge » de travail. Une telle mission inquiète et entraîne parfois la peur d’abandonner la mission traditionnelle de protection des enfants en danger du secteur local. Les débats qui traversent l’institution judiciaire sur la nature et la réalité du « danger » encouru par les mineurs étrangers isolés n’épargnent pas les travailleurs sociaux. Des professionnels font ainsi valoir que leur « métier » est la protection de l’enfance « traditionnelle » – mineurs maltraités, en rupture familiale et/ou délinquants. Cet argument exclut les mineurs étrangers isolés de la catégorie d’enfants « en danger ». Ces résistances témoignent de la crainte de certains professionnels de s’installer durablement dans la prise en charge des mineurs étrangers isolés.

Cette inquiétude pourrait bien d’abord résulter d’un environnement de travail nouveau. Les professionnels de la protection de l’enfance sont amenés à travailler avec des institutions qu’ils ne fréquentent pas habituellement : préfecture, OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), Direction du travail, juge des tutelles, ambassades, consulats, associations d’aide aux étrangers, avocats, interprètes…

Obstacles administratifs et incertitudes juridiques

L’apprentissage de la coopération avec ces partenaires se fait progressivement : il faut se former, supporter les files d’attente propres aux institutions chargées des étrangers, se convaincre que les tâches administratives ne sont pas une perte de temps… Pour certaines décisions, les partenaires sont moins nombreux que pour les autres jeunes accueillis : famille absente, aucun référent à l’ASE en cas de placement direct. Les professionnels sont confrontés à une solitude parfois dangereuse : alors que la réponse à une agression grave est habituellement l’exclusion de l’établissement, que faire quand il s’agit d’un mineur étranger isolé pour lequel on sait que le juge ou l’ASE ne proposera aucun placement alternatif ?

De plus, les obstacles administratifs sont multiples : proximité de la majorité, état civil inconnu, mise en place d’une couverture sociale, difficulté voire impossibilité de scolarisation, régularisation aléatoire... Les incertitudes juridiques pèsent sur l’organisation d’un parcours d’intégration des mineurs et fragilisent les travailleurs sociaux qui s’insurgent contre le « bricolage » permanent auquel ils sont contraints. Les services sont également démunis face aux dangers objectifs qui pèsent sur certains jeunes menacés par leur passeur ou des réseaux divers.

Ce contexte concourt à placer les travailleurs sociaux chargés de faire appliquer la loi dans une insécurité juridique propice à des pratiques disparates. Confrontés à la pénurie des places disponibles dans les établissements, à des obstacles administratifs et juridiques multiples, aux incertitudes sur l’avenir des jeunes à leur majorité, les travailleurs sociaux font l’expérience d’une certaine impuissance auprès des jeunes étrangers. Définition fluctuante, conditions de travail nouvelles, les professionnels peinent parfois à ne pas attribuer les difficultés aux mineurs eux-mêmes : « Ces jeunes ont-ils bien leur place dans un foyer ? S’il n’y a pas de place pour les accueillir, c’est peut-être qu’ils n’en ont pas vraiment besoin ? »

Bien entendu, tous les mineurs isolés ne font pas l’objet d’un tel questionnement. On accepte facilement la présence de certains alors que les interrogations se font plus nombreuses pour d’autres. Dans le discours des professionnels, on distingue parfois les bonnes et les mauvaises raisons de venir en France et d’être pris en charge par les services sociaux. Certaines catégories sont plus touchées que d’autres : la protection des garçons peut être plus difficile à garantir que celle des filles, traditionnellement perçues comme plus vulnérables et plus dignes de protection. La présence des réfugiés politiques apparaît également plus légitime que celle des migrants économiques conformément à une hiérarchie persistante des représentations du migrant.

Au-delà des conditions de travail, d’autres discours viennent fonder le soupçon à l’égard des mineurs isolés. Héritière d’un vieux débat public, la théorie de l’« appel d’air » sert de caution à ceux qui rechignent à accueillir les mineurs isolés. Or, l’idée selon laquelle « plus on en accueille, plus il en arrivera » est loin d’être fondée : elle ignore que notre territoire n’est pas toujours la destination prévue initialement, que l’objectif de bon nombre de jeunes en arrivant n’est pas de « bénéficier » de nos institutions éducatives mais surtout de travailler pour rembourser la dette contractée afin de financer leur passage en France, bref que la France et les avantages supposés de sa protection sociale ne sont pas les motifs du départ.

La peur d’être manipulé

Comment comprendre le succès de cette théorie auprès des travailleurs sociaux ? D’une part, par-delà un contenu approximatif, elle réveille des peurs profondes. À commencer par la peur d’être instrumentalisé par les mineurs eux-mêmes ou par les réseaux qui les aident à passer en France. À la peur d’être manipulé, on peut sans doute ajouter la colère qui naît du sentiment de trahison ressenti par certains professionnels lorsqu’ils apprennent que des jeunes qu’ils accompagnent ne sont pas isolés sur le territoire français ou bien qu’ils sont bien plus âgés que ce qu’ils ont d’abord indiqué.

Autre sentiment en jeu : il ne faut surtout pas perdre la face devant les usagers. En étant rigoriste dans l’application de la loi et en accordant peu de crédit aux informations qu’on ne peut pas vérifier, on s’assure par avance de ne surtout pas « se faire avoir ». Au fond, c’est la peur d’être dupe qui domine. Mais dupe de quoi ? Est-ce que cela remet en question la réalité du danger que rencontrent ces jeunes ?

Un tel constat implique plusieurs réponses. Une réponse théorique pour commencer : il est urgent de s’interroger sur la nature des mensonges des mineurs isolés. Ils ne doivent pas être confondus avec une quelconque mythomanie ou avec toute autre pathologie semblable. Dans un contexte incertain, ces mensonges constituent pour les jeunes les seules solutions disponibles pour s’assurer une prise en charge sociale. Réponse pragmatique ensuite ; l’apparition de discours sur les mensonges des jeunes doit fonctionner comme un signal d’alerte dans les institutions pour veiller à ne pas glisser d’un doute raisonnable quant à la vérité à une suspicion de culpabilité.

Le soupçon perturbe la relation éducative et demande aux professionnels d’adapter leurs pratiques de manière spécifique. Cela demande de mettre en question une pédagogie fondée sur l’aveu. Bien que tout le monde s’en défende, cette pédagogie reste très présente. Qu’on pense par exemple aux entretiens menés dans le but de faire avouer à l’autre qu’il a tort. Cette manière de faire implique que tous les problèmes sont du côté des jeunes et toutes les solutions du côté des professionnels. Or, en matière de mensonges, les mineurs isolés sont parfois contraints de mentir en raison de la manière dont fonctionne leur prise en charge.

Instaurer un espace de sécurité et de confiance

Il n’est jamais facile de se défaire de l’obsession de l’aveu. En travail social, la fourniture d’un service implique que le destinataire se confie un peu, ou même beaucoup. En contrepartie de l’aide accordée, une attente se développe à l’égard de l’usager à qui on demande de « collaborer » à sa prise en charge. Cette contrepartie sous forme de discours partagés avec les professionnels est très sensible quand on dit aux jeunes « ici ce n’est pas un hôtel », ce qui sous-entend « tu es aussi là pour parler avec nous, pour collaborer avec nous ». A la personne qui paraît nous cacher quelque chose, il faut pouvoir assurer que l’offre d’aide n’est pas liée à la vérité des discours qu’elle peut tenir. On n’accompagne pas les personnes parce qu’elles nous disent la vérité mais parce qu’elles y ont droit.

Vis-à-vis des mineurs isolés, l’obsession des papiers occulte bien souvent tout autre objectif éducatif. Pourtant, il est essentiel de résister à la pression administrative et de s’autoriser à faire autre chose que de les interroger sur leur âge et sur leur isolement. Davantage qu’un espace de vérité, il s’agit d’instaurer un espace de sécurité et de confiance entre jeunes et éducateurs.

Pour nouer une telle relation, les éducateurs disposent de nombreuses possibilités. Ils peuvent s’appuyer sur les outils que leur fournissent différentes traditions éducatives : travailler avec les groupes pour apaiser la violence parfois sous-jacente à une relation duelle, développer le jeu pour redonner du mouvement à des postures figées, sortir, aménager des circonstances nouvelles pour susciter des comportements inédits, développer les médiations artistiques, travailler en direction des parents y compris quand ils sont absents, reconnaître les liens d’appartenance dans lesquels les jeunes ont grandi, chercher à soulager les conflits de loyauté…

Que reste-t-il alors de la vérité ? L’a-t-on perdue en route ? « On ne peut pas travailler si on ne connaît pas leur histoire », entend-on souvent à propos des mineurs étrangers. Accéder à la mémoire est sans doute primordial, mais il ne faut pas comprendre ce besoin au sens littéral et plutôt parler d’accès à une histoire des affects et des sentiments ressentis.

Face au soupçon et au mensonge, il nous appartient de concevoir des interventions à distance, respectueuses du secret auquel les mineurs isolés sont tenus. Le mensonge n’est jamais que la solution provisoire qu’une personne trouve pour répondre à une situation donnée. Faire évoluer cette solution vers des pratiques et des normes socialement mieux acceptées, voilà peut-être la tâche des éducateurs.



Article extrait du n°70

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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