Article extrait du Plein droit n° 78, octobre 2008
« Saisonniers en servage »
« C’est pour la fraise »
Odile Schwertz-Favrat
ASTI Valence et bureau national de la Fasti
Il y a relativement peu d’écrits sur les conditions de vie et de travail dans le secteur agricole du sud de la France, conditions que n’auraient pourtant pas enviées les travailleurs d’El Ejido, en Andalousie, dont on a beaucoup parlé après les émeutes racistes du début des années 2000 [1]. Dans la région Rhônes-Alpes des années quatre-vingt, on ne trouve certes pas de concentration semblable à celle du sud de l’Espagne, liée à une production hyper-intensive, mais de petites fermes disséminées employant un à cinq salariés, parfois une dizaine, et quelques grosses exploitations de 100 à 300 travailleurs dans les meilleures années. Dans la plupart des cas, l’isolement, le petit nombre de salariés et la durée des contrats – « Des contrats de quinze jours ? Mais c’est pour la fraise ! » s’exclame un directeur du travail de la Drôme – sont une entrave à la prise de conscience et à l’organisation collectives ainsi qu’à la média-tisation de situations pourtant proches de l’esclavage.
Quelle que soit la durée du contrat, le statut de saisonnier est marqué par une extrême précarité. De tout temps, il fut le moyen d’avoir l’air de concéder une existence légale à des personnes résidant certes régulièrement sur le territoire français, mais privées en réalité de tous les droits si chèrement acquis par les travailleurs permanents, ce qui ne peut qu’engendrer frustrations et rancœur, et porter en soi les germes de la colère.
La plupart des travailleurs saisonniers rencontrés au cours de l’année 1981, avec ou sans papiers, sont employés dans le secteur agricole de la vallée du Rhône (Drôme, Isère, Gard, Vaucluse, Bouches-du-Rhône). Majoritairement originaires des pays du Maghreb, ils ont quitté les régions agricoles de leurs pays pour venir s’embaucher dans des exploitations agricoles où ils trouvent une activité qui ne les dépayse pas.
Propriétaires de petites exploitations en perte de vitesse ou gérant de vastes domaines appartenant à de grands propriétaires terriens, les employeurs de ce secteur ont, pour des raisons diverses – survie ou accroissement de leurs profits –, largement recours à cette main-d’œuvre précaire et peu contrôlée à l’époque. « Comment voulez-vous qu’on aille les compter dans les champs ? », raille le même directeur du travail. Sont souvent employés simultanément dans la même exploitation des saisonniers réguliers et des « clandestins », terme employé à l’époque pour désigner les travailleurs sans papiers.
Il existe de véritables filières d’embauche, allant de la Corse à la Drôme, bien connues des travailleurs qui, au fil des années, effectuent peu ou prou le même parcours. Jusqu’au milieu des années quatre-vingt, les contrats saisonniers sont peu nombreux. Beaucoup d’employeurs dédaignent les procédures régulières, leur préférant des modes d’introduction plus « chaleureux », comme en témoigne cette lettre, datée du 20 novembre 1980 et utilisée ultérieurement dans un contentieux : « Mon cher Salah, quand tu recevras cette lettre, tu pourras faire ta valise. Comme chaque année nous t’attendons. Tu connais le chemin. Amitié de tes patrons. »
Comment distinguer les saisonniers réguliers des autres quand la plupart sont d’anciens « clandestins » parvenus à trouver un contrat de travail, quand d’autres saisonniers réguliers, restés en France au terme de leur contrat, sont devenus des travailleurs illégaux ? La plupart ont vécu successivement les deux situations, parfois chez le même patron. Il faut y ajouter les réguliers condamnés au travail non déclaré quand l’employeur rompt unilatéralement un contrat de travail en bonne et due forme. Cette imbrication et cette succession des statuts ont longtemps permis que les saisonniers tolèrent l’exploitation et la gestion « hors-la-loi » auxquelles ils sont confrontés.
« Quel paysan n’a pas son travailleur immigré ? »
2 Quels que soient les statuts, les conditions de vie de ces travailleurs, telles que nous les avons découvertes au cours de l’été 1980, sont ubuesques, comme l’attestent les centaines de témoignages de salariés et d’employeurs. Ici, un seul travailleur, sans contrat, très estimé de ses patrons, est paré de tous les défauts lorsqu’il sollicite sa régularisation : « Avant, il était content, ça se passait bien. Maintenant, il fait des histoires. » Là, neuf travailleurs tunisiens habitent dans un dortoir : cinq avec contrats, quatre sans. Dans une ferme voisine, trois Marocains sans contrat, vivent dans un grenier sans fenêtre et sans eau, se voient confisquer leurs passeports par leur patron à l’annonce d’une possible régularisation. Dans tous les cas, la fiche de paie est un luxe inutile. Quand il y en a, ce sont des gribouillis informes ne pouvant prêter à aucune contestation. Les employeurs sont particulièrement imaginatifs pour la diversité des sommes à déduire : la nourriture, la chambre ou plutôt le lit, les cigarettes... et aussi les charges sociales, y compris lorsque les travailleurs n’ont pas été déclarés. Dans un autre village, un paysan naïf appliquant le régime des « trois-huit » pour l’occupation de l’unique lit de la chambrée nous confie : « Ici, quel paysan n’a pas son travailleur immigré ? Certains en ont vingt, trente, cinquante. Les plus grosses exploitations sont celles où les travailleurs sont le plus exploités. »
Dans les grosses entreprises agricoles, les conditions d’exploitation sont effectivement plus féroces, sans parler de celles qui sont le fief d’un patronat raciste, professant ouvertement les thèses frontistes et dans lesquelles les gendarmes eux-mêmes ne se risquent pas. Ainsi, à la fin de l’été 1980, un travailleur marocain disparut sans laisser de traces après avoir osé réclamer deux années de salaire à son patron. Les services d’Interpol saisis par la famille ne parvinrent pas à élucider l’affaire.
Monsieur G., exploitant drômois qui, dans les années quatre-vingt, possède des terres jusque dans le Vaucluse applique un traitement différencié selon les origines : un dortoir relativement confortable est affecté aux saisonniers européens, un autre plus vétuste aux Maghrébins « réguliers » et des dépendances infâmes pour les « clandestins ». Le règlement intérieur est également différencié : l’électricité est coupée à 22 heures dans le bâtiment des travailleurs d’outre-mer ! Nous apprendrons de la trésorière de notre association, à l’époque salariée à la Mutualité sociale agricole, que cet employeur doit des millions de cotisations patronales à la MSA.
Les déclarations recueillies auprès de Monsieur M., dont l’exploitation compte à l’époque une dizaine de salariés, tous déclarés, sont un résumé éloquent de la diversité des situations et des pratiques : « Je connais un employeur qui aurait dû verser 5,8 millions à la MSA. Mais il n’a versé que qu’1,6 million. Les deux tiers de sa main-d’œuvre ne sont pas déclarés. Mais si on compare les surfaces déclarées en vergers à la MSA, qui sont à peu près justes, avec les déclarations en salaires, on serait ahuri. Les écarts sont souvent de 70 %. C’est écœurant pour les gens qui paient. L’inspection du travail, je pense qu’elle est de bonne foi, mais ils ont des moyens dérisoires. L’État a fermé les yeux sur cette situation pour maintenir une production bon marché... La main-d’œuvre représente 50 % des coûts. Si on carotte 50 % là-dessus, ça va loin...
De plus, ces pratiques privent les travailleurs immigrés de droits élémentaires, par exemple en cas d’accident du travail qui sont nombreux dans notre profession. Il vaudrait mieux baisser les cotisations et déclarer tout le monde. C’est les petites exploitations qui déclarent le moins, sinon elles seraient étranglées. Dans l’agriculture, il n’y a pas de syndicalisation structurée. Les organisations ne sont pas capables de prendre en compte la spécificité de [ce secteur]. Dans l’agriculture, les 39 heures, c’est ridicule. Il y a des mois où il y a beaucoup plus de travail à faire, ça fait partie des contraintes du métier, il faut admettre des marges de manœuvre tout en payant les gens.
»
(26 décembre 1981).
Espoirs déçus
Dans ce contexte, le changement politique du 10 mai 1981 est porteur de tous les espoirs... Entre le 27 mai et le 11 août, discours, télex, lois, décrets se succèdent en effet : loi d’amnistie des délits en matière de police des étrangers, suppression des expulsions, extension à certaines catégories de la non-opposabilité de la situation de l’emploi et surtout régularisation des travailleurs sans papiers. La circulaire du 11 août 1981, qui devait permettre la régularisation globale de la situation des « clandestins » arrive dans ce contexte euphorique. Mais les associations spécialistes du droit des étrangers découvrent très vite un texte en fait assez restrictif : les conditions de la régularisation, en particulier l’exigence d’un contrat d’un an, en limitent l’application. La régularisation des saisonniers agricoles n’est pas prévue. Les travailleurs étrangers de ce secteur se sentent à juste titre lésés, comme en témoigne Amar : « J’ai travaillé au noir pendant trois ans chez le même patron. Cette année il m’a fait un contrat. J’ai pas le droit d’avoir les papiers. Je devrai repartir à la fin du contrat. » Des rencontres hebdomadaires rassemblent un nombre croissant de déçus et de mécontents : sans-papiers non régularisés mais désormais fichés par l’administration, saisonniers exclus mais continuant à réclamer un statut de permanent. Les plus respectueux de la loi, ceux à qui le même employeur renouvelait chaque année depuis dix ans un contrat de huit mois, se sentent encore davantage lésés.
Petit à petit le mouvement des saisonniers s’organise. Soutenue par les collectifs locaux de la région, une demande de révision des critères d’application de la circulaire du 11 août, avec application effective à tous les « clandestins » et extension aux saisonniers, est transmise au secrétariat d’État à l’immigration. Ce mouvement des exclus de la régularisation et le collectif de soutien appellent à un rassemblement le dimanche 25 octobre, devant le palais de la Foire de Valence où se déroule le congrès du Parti socialiste. Sous bonne escorte policière, la manifestation, saisonniers en tête, tient une conférence de presse derrière la bannière de ralliement : « Égalité des droits de tous les travailleurs. Régularisation des sans-papiers ». Après deux bonnes heures de palabres et de tractations avec les délégués du congrès, une délégation de cinq personnes, trois saisonniers et deux représentants du collectif de soutien, est admise au congrès et reçue longuement par François Autain, secrétaire d’État chargé des immigrés. Celui-ci reconnaît les insuffisances de la circulaire et promet de revoir sa copie.
Mais la circulaire du 20 novembre, qui devait prendre en compte les revendications des saisonniers en instaurant leur « permanisation », pour reprendre le barbarisme communément usité à l’époque, suscite hélas de nouvelles déceptions. Cette circulaire est d’ailleurs si peu diffusée et si peu appliquée, qu’elle n’est même pas mentionnée dans la plupart des rétrospectives qui évoquent les grandes étapes de la politique d’immigration en France. Elle ne représente, dans la foulée des régularisations exceptionnelles de 1981, qu’un acquis fragile et éphémère de la lutte des travailleurs saisonniers. Des conditions drastiques en limitent l’application entre décembre 1981 et février 1982. Ces conditions, même élargies au fur et à mesure des protestations, visent à limiter au maximum le nombre des bénéficiaires : une date limite de dépôt des dossiers (25 février) fixée à une période de l’année où la majorité des saisonniers sont repartis dans leur pays d’origine, l’obligation de justifier de vingt-et-un mois de travail avec contrat saisonnier entre 1979 et 1981 (période élargie de deux ans par la suite), l’obligation de joindre à la demande de régularisation un contrat d’un an... Cette dernière condition, très difficile à remplir dans le secteur agricole, sera également assouplie.
La valse-hésitation qui accompagne cette procédure la rend illisible, y compris pour les personnes chargées de la mettre en œuvre, soucieuses avant tout de ne pas se voir reprocher une interprétation trop laxiste des textes réglementaires, même si certaines conditions confinent à l’absurde ! La direction du travail reçoit sur le tard la consigne d’accepter les nouveaux dossiers, si les étrangers concernés remplissent les conditions de base et s’ils apportent la preuve de leur retour au pays pendant la période fixée pour le dépôt des dossiers. Le Collectif a quarante-huit heures pour informer les personnes concernées et transmettre la liste des bénéficiaires potentiels ! Lors d’une ultime réunion de travail avec la direction du travail, la sélection se fait au couperet : seuls les dossiers complets sont pris en compte et l’administration est inflexible avec les étrangers dont le dossier parvient avec un jour de retard !
Au final, on ne comptabilise que quelques centaines de « permanisations » pour la région, quelques milliers en France, des chiffres approximatifs faute de statistiques fiables. Notre collectif départemental fait transmettre au secrétariat d’État à l’immigration soixante-quinze dossiers hors délai. En vain, malgré l’intercession d’un député de Valence. Cette circulaire a eu toutefois quelques retombées positives : la « permanisation » de quelques « happy few », mais surtout la prise de conscience collective des saisonniers et leur participation à un mouvement autonome qui rompait avec le cycle des grèves de la faim, toujours très éprouvantes. Confronté aux contradictions du système et à l’imbroglio des situations, le mouvement a posé les premiers jalons de la revendication de régularisation globale. Il a permis également de faire connaître les conditions de vie des travailleurs du secteur agricole même si la médiatisation n’a pas eu l’écho national qu’elle méritait. Les syndicats ont découvert que ces travailleurs représentaient la fraction la plus précaire de la classe ouvrière, celle sur laquelle on expérimente des organisations du travail destinées à être généralisées.
Un an après, notre lecture de ce bilan était cependant tout autre. Avant même la fin de leur contrat d’un an, les nouveaux « permanisés » se sont retrouvés sans travail, les employeurs ne pouvant pas leur assurer un emploi continu pour une aussi longue durée. Sans emploi au moment du renouvellement de leurs titres de travail et de séjour, l’administration ne leur a délivré que des récépissés provisoires, prolongés une fois, parfois deux... avant qu’ils ne soient relégués au rang de « nouveaux clandestins », sans espoir de recouvrer leur statut de saisonnier. Les multiples rencontres qui ont eu lieu avec les organisations syndicales de l’agriculture pour tenter de prévenir l’expulsion de cette nouvelle catégorie d’« indésirables », les démarches réitérées auprès de l’administration, de la préfecture, de la direction départementale du travail, des ministères, n’ont pas vraiment modifié la situation.
Les employeurs du secteur agricole, un moment tourmentés par la perspective de régularisations, n’ont pas tardé à reconstituer leur « stock » de main-d’œuvre bon marché, incitée à davantage de réserve et de soumission après son retour à la clandestinité ; des employeurs trop heureux de voir les sans-papiers renvoyés à la place qui leur est assignée depuis toujours, la dernière dans la chaîne d’exploitation sans fin des travailleurs sans droits.
La mémoire de ces actions de résistance restaure toutefois dans leur dignité ces travailleurs de l’ombre qui, de tout temps, ont participé à notre prospérité. Leur cri de révolte contre l’exploitation et l’injustice est le ferment des luttes à venir.
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