Article extrait du Plein droit n° 83, décembre 2009
« Codéveloppement : un marché de dupes »
À la recherche du « co » de codéveloppement *
Claire Rodier
Gisti et Migreurop.
Qu’est-ce que le « codéveloppement » ? Du préfixe « co », le dictionnaire donne comme équivalents : avec, réunion, adjonction, simultanéité. Sur cette base, on pourrait croire que le lien établi presque systématiquement (est-il inéluctable ?) entre codéveloppement et migrations traduit l’idée d’une coopération dans les deux sens ; une façon de reconnaître que les migrants ne participent pas qu’au développement de leur pays d’origine, mais aussi à celui du pays où ils vivent et travaillentet qu’on trouve, en arrière-plan, un projet d’équilibre, d’équité dans la distribution des richesses au Nord et au Sud. Si cette idée a peut-être existé à l’origine, lorsque sous l’impulsion de l’éphémère ministre de la coopération, Jean-Pierre Cot, en 1981, il était envisagé d’articuler et coordonner les plans de développement de certains pays (notamment l’Algérie, le Mexique et l’Inde) avec celui de la France [1], ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Il n’y a pas une définition officielle du codéveloppement, mais plusieurs. Le Conseil de l’Europe, dans une recommandation de 2007, y voit « le lien qui réunit les migrants, les gouvernements et d’autres instances publiques et privées autour d’un projet de collaboration visant à contribuer au développement du pays d’origine des migrants [2]. » Pour la France, on peut lire sur le site du ministère des affaires étrangères que le codéveloppement recouvre « toute action de développement dans laquelle s’implique un migrant, quelles que soient la nature et les modalités de cette implication ». Le « co » désignerait donc le rôle joué par les migrants dans le développement.
Pour l’Union européenne, le codéveloppement est apparu pour la première fois en 1999 lors du sommet de Tampere, dans un programme de travail qui définit les critères que doit respecter la politique européenne d’immigration (approche exhaustive de la gestion des flux migratoires, traitement équitable des ressortissants de pays tiers, développement de partenariats avec les pays d’origine, y compris dans le cadre de politiques de codéveloppement). Le codéveloppement s’inscrit dans le cadre de ce qu’on appelle « l’approche globale des migrations » qui, selon les conclusions d’un Conseil européen de 2005, comprend des politiques destinées à lutter contre l’immigration illégale et permet, en coopération avec les pays tiers, de « tirer parti des avantages de l’immigration légale ». L’association codéveloppement/lutte contre l’immigration illégale sera reprise par la France : dans une réunion conjointe du Comité interministériel de la coopération internationale (CICID) et du Comité interministériel de contrôle de l’immigration (CICI) de décembre 2006, le codéveloppement est présenté comme un outil de développement et de gestion des flux migratoires.
Une idée fausse
D’ailleurs, une rumeur bien ancrée voudrait faire croire que le développement d’un pays contribuerait à réduire l’émigration. Cette idée a certes été mille fois démentie, tous les spécialistes de la question estimant que le développement a d’abord pour effet d’encourager la mobilité et d’inciter au départ. Christophe Courtin, ancien directeur du partenariat international au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), croit d’ailleurs pouvoir affirmer que, sur ce point, « le débat est clos », se référant au secrétaire général du CICI pour qui la France ne peut ni ne veut « limiter ou éviter l’immigration par une politique volontariste de codéveloppement [3] ». Pourtant, on trouve dans plusieurs rapports parlementaires l’analyse selon laquelle « la réponse à des flux migratoires incontrôlés doit être recherchée dans le développement des pays d’origine [4] » ou que « l’augmentation des flux d’émigration est un symptôme de mal développement » auquel le codéveloppement serait une réponse nouvelle [5]. Et si le Conseil de l’Europe, dans une résolution de 2005, convient que les migrations contribuent au développement durable, il estime aussi que « le développement permet une gestion efficace des migrations ».
Au-delà de ces éléments de définition disparates, la meilleure façon de cerner le concept de codéveloppement est de connaître de quoi il est fait. On l’a vu, c’est en parlant d’« approche globale des migrations » que l’UE essaie de définir une action cohérente en matière de migrations, qui associe les relations extérieures, le développement, l’emploi et les aspects sécuritaires. Parmi les mesures relevant, à l’intérieur de cette approche globale, du volet codéveloppement, on trouve : la facilitation de l’envoi de fonds des migrants vers les pays d’origine ; l’encouragement du rôle des diasporas ; le renforcement de la migration circulaire ; la facilitation du retour et l’atténuation des inconvénients causés par la fuite des cerveaux.
Plusieurs types d’initiatives se déclinent, au niveau français comme au niveau européen, autour de ces différents axes. Deux conférences ministérielles euro-africaines sur la migration et le développement qui se sont tenues l’une à Rabat en 2006, l’autre à Paris en 2008, sont la première expression de ce que pourrait être une politique publique européenne en matière de codéveloppement. Trois ans après le lancement de ce processus, on constate que les plans d’action adoptés à l’issue de ces conférences ont donné lieu à très peu de réalisations concrètes, en dehors d’initiatives bilatérales (Espagne/ Sénégal, Espagne/Mauritanie, Espagne/Maroc dans le cadre du Plano Africa, accords de gestion concertée des flux migratoires conclus par la France avec neuf pays africains (voir article p. 16), Italie/Libye, ...). Le seul énoncé de ces couples témoigne de la place accordée au contrôle des flux migratoires dans les accords conclus, qui comportent en général une clause de réadmission : sans doute s’agit-il du volet « facilitation du retour » prévu dans le cadre de l’approche globale.
Si, dans les deux plans d’action, une place importante est réservée aux transferts de fonds des migrants vers leurs pays d’origine, l’accent est surtout mis sur le souci de faire transiter cet argent par les circuits bancaires auxquels ils échappent pour une large part, au grand dam des gouvernements. Rien d’étonnant, quand on sait le poids des transferts opérés par les émigrés africains : un rapport du Fonds international pour le développement agricole (IFAD), l’agence onusienne qui s’occupe de la pauvreté rurale, révèle que ces transferts s’élèvent à près de 27 milliards d’euros chaque année, soit plus que les investissements directs étrangers et l’aide au développement réunis [6].
Des mesures en panne
Aucune des autres mesures n’a réellement avancé. On peut même dire, s’agissant de la fuite des cerveaux, que celles qui sont prises vont à l’inverse de l’objectif affiché d’en atténuer les effets : en écho à la carte « compétences et talents » française, l’UE a mis en place une « carte bleue européenne » pour attirer les migrants hautement qualifiés et éviter qu’ils ne partent dans des régions plus accueillantes, comme le Canada ou les États-Unis. S’il faut comprendre le renforcement de la « migration circulaire », autre concept imprécis, comme un assouplissement des conditions de circulation des migrants entre leur pays d’origine et le pays où ils se sont installés, on en reste à l’effet d’annonce : car on constate au contraire un durcissement des réglementations nationales relatives à l’entrée et au séjour des étrangers, peu propice à la mobilité de ceux qui souhaiteraient faire des allers et retours.
Quant à l’encouragement du rôle des diasporas, il n’est encadré par aucune mesure contraignante. Ainsi, le plan d’action de la conférence de Paris de 2008 prévoit d’« approfondir le dialogue entre les associations de migrants et les acteurs (agences publiques, organisations internationales, ONG) œuvrant en matière de coopération au développement », de renforcer l’appui aux ONG par des « échanges de bonnes pratiques », ou encore « d’impliquer davantage les associations de migrants dans les programmes de transferts de compétences professionnelles ». Mais aucun financement spécifique ne vient soutenir ces bienveillantes intentions. Pas plus, d’ailleurs, que les autres volets du plan d’action [7].
Au chapitre « Financer les actions du programme de coopération », la déclaration finale de la conférence de Paris de 2008 invite les pays participants au processus euro-africain à « tirer les conséquences de la priorité nouvelle que représente le lien entre migration et développement [en reflétant] cette priorité dans leur politique nationale et [en mobilisant] efficacement les moyens nécessaires », ce qui n’engage à rien. Elle prévoit aussi que l’UE va renforcer son assistance financière en faveur de la politique des migrations (?) pour les pays d’Afrique sub-saharienne, par la mobilisation « des divers instruments de l’aide extérieure, thématiques et géographique et par le Programme-cadre de solidarité et de gestion des flux migratoires », mais elle précise que « ces engagements sont mis en œuvre conformément au cadre financier actuel ». Autrement dit sans augmentation des financements déjà prévus.
À ce bilan européen très en-deçà des annonces, fait écho une politique française qui se place volontiers en position de modèle en matière de codéveloppement lequel, selon les deux parlementaires auteurs d’un Rapport sur le codéveloppement de janvier 2007, « s’organise autour de deux problématiques » : d’une part, « canaliser l’épargne des migrants » ; d’autre part, « mobiliser les diasporas qualifiées » [8]. Un affichage que ne traduisent pas les financements alloués au « développement solidaire » (l’une des attributions du ministère de l’immigration). Celui-ci ne représente que 5 % du budget 2010 du ministère, soit 35 millions d’euros de crédits de paiement (trois fois moins que ceux consacrés à la maîtrise des flux migratoires), répartis en trois postes : les transferts de fonds des migrants vers leur pays d’origine, qu’il s’agit de structurer et d’orienter grâce à des cofinancements, l’accompagnement du retour des migrants, et les « actions bilatérales de développement solidaire », autrement dit les accords de gestion concertée des flux migratoires avec des pays tiers. On va voir que ce dernier volet, de loin le mieux doté, inscrit la réadmission des illégaux comme une condition du codéveloppement.
Face à l’ampleur des transferts financiers des migrants, la France vise les mêmes objectifs que ses partenaires de l’UE : faire entrer ces transferts dans les circuits bancaires et les orienter vers l’investissement productif – notamment les infrastructures – plutôt que vers les dépenses familiales. Pour diminuer les coûts de transfert, le ministère des affaires étrangères a mis en place un site permettant de comparer les prestations offertes par les différents établissements bancaires (www.envoid’argent.fr) et essaye d’attirer l’intérêt des banques vers l’épargne des migrants. Pour orienter celle-ci dans le bon sens, la loi Sarkozy du 24 juillet 2006 a créé un compte épargne codéveloppement prévoyant des exonérations fiscales pour les investissements faits dans les pays en voie de développement.
Il n’est pas aisé de trouver de bilan officiel de ce dispositif, qualifié sur un site destiné aux investisseurs tunisiens de « complexe et ne rencontrant pas toujours une véritable adhésion des migrants ». Présentant le budget 2010 aux députés, le ministre de l’immigration disait par ailleurs « placer de grands espoirs en matière de développement solidaire dans le fonds fiduciaire [sur les transferts de fonds des migrants] créé en partenariat avec la Banque africaine de développement ». Destiné à « fournir des financements » pour « l’amélioration des connaissances sur les transferts des fonds des migrants en Afrique », « l’appui aux réformes des cadres réglementaires nécessaires à l’amélioration des conditions de transfert », « le développement de produits financiers », et « l’appui à l’investissement productif et au développement local dans les pays d’origine des migrants » [9], ce fonds tarde visiblement à être mis en place puisqu’il était déjà annoncé par le prédécesseur d’Éric Besson en 2007. Deux millions d’euros ont été versés entre 2008 et 2009 par la France pour sa dotation. La même somme est prévue pour 2010.
S’agissant de l’aide à la réinsertion, cofinancée par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), on a déjà traité dans ces pages les « bricolages » dont font l’objet ces mesures techniques et financières en principe destinées au démarrage de projets économiques dans les pays où retournent les migrants [10].
Freiner l’immigration et favoriser le retour
Mais le fer de lance de la politique française en la matière, « synthèse » des différentes composantes du codéveloppement, selon les termes d’un rapport du Sénat de 2007 [11], ce sont les accords de gestion concertée des flux migratoires avec les pays d’émigration. En 2009, le ministère de l’immigration en avait signé neuf et prévoyait d’en conclure « avec une vingtaine de pays sources de l’immigration » d’ici à 2012. Le budget prévu à cette fin dans la loi de finances 2010 s’élève à près de 30 millions d’euros, soit plus des 4/5e du total affecté au développement solidaire. Un examen attentif de ces accords fait s’interroger sur leur spécificité par rapport aux accords de coopération qui existaient auparavant. On y trouve certes des dispositions relatives à l’accès à l’emploi, qui renvoient aux arrêtés du ministère de l’immigration de janvier 2008 sur les listes des métiers dits « en tension » destinés à en assouplir les modalités d’accès pour les étrangers dans les secteurs d’activité déficitaires en main-d’œuvre. Mais ces dispositions s’inscrivent dans le cadre plus général de la politique d’« immigration choisie » du ministère et peuvent concerner d’autres nationalités que celles des pays ayant conclu des accords de gestion concertée. Les accords comportent également des facilitations pour la délivrance de visas, mais celles-ci ne font que remettre au goût du jour les accords de circulation privilégiée que la France a longtemps entretenue avec certains pays d’Afrique subsaharienne.
La seule vraie nouveauté, par rapport aux anciens accords de coopération, serait donc la partie « réadmission ». De là à penser que le plus du « co » de codéveloppement serait la collaboration des pays partenaires à la politique de contrôle des flux, il n’y a qu’un pas, franchi par Christophe Daum, chercheur à l’Institut de recherche sur le développement (IRD), pour qui « l’ambiguïté entre développement des pays d’origine et maîtrise des flux est résolue dans le cadre des missions du ministère [de l’immigration], qui privilégie les orientations relevant du contrôle de l’immigration », et qui conclut que « le codéveloppement consiste à organiser la collaboration des États d’origine à cet effet [12]. » À vrai dire, le rapport sénatorial sur le codéveloppement précité n’apporte pas un jugement très différent, qui estime que « la politique de codéveloppement apparaît davantage tournée vers un objectif interne, freiner l’immigration et favoriser le retour des migrants, que vers une politique externe visant à favoriser le développement du pays d’origine ».
Il y a sûrement moyen de faire autre chose du codéveloppement qu’un « alibi pour des politiques migratoires restrictives », ou un « faux nez humaniste d’une politique de gestion des flux » comme le qualifie Christophe Courtin. Mais force est de constater qu’à ce jour tant les priorités visibles, axées davantage sur le contrôle des flux que sur le développement, que le déséquilibre entre les financements consacrés aux uns et aux autres, vont dans le sens d’une instrumentalisation de la coopération au service des intérêts des pays d’immigration. Alain Joyandet, secrétaire d’État chargé de la coopération et de la francophonie, résume cette orientation sans s’en cacher : « On veut aider les Africains, mais il faut que cela nous rapporte [13]. »
Notes
[1] Gus Massiah, « Le codéveloppement, otage de la maîtrise des flux », in Claire Rodier, Emmanuel Terray (dir.), Immigration, fantasmes et réalités, La Découverte, 2008.
[2] Recommandation CM/Rec (2007) 10 du comité des ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative au codéveloppement et aux migrants œuvrant au développement dans leur pays d’origine, 12 juillet 2007.
[3] Christophe Courtin, « Le codéveloppement : un alibi pour des politiques migratoires restrictives », in La Revue internationale et stratégique, hiver 2007-2008, n° 68.
[4] Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine, Rapport d’information n° 300, Assemblée nationale, avril 2006.
[5] Le codéveloppement à l’essai, Rapport d’information n° 417 du Sénat sur le codéveloppement et les relations entre politique de développement et politique de gestion des flux migratoires, juillet 2007.
[6] IFAD, Sending money home to Africa : Remittance markets, enabling environment and prospects, octobre 2009, http://www.ifad.org/ remittances/pub/money_africa.pdf
[7] Déclaration finale de la deuxième Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement, Paris, 25 novembre 2008.
[8] Jacques Godfrain et Richard Cazenave, Rapport sur le codéveloppement, réalisé à la demande du ministre des affaires étrangères, janvier 2007.
[9] Sur le site « co-développement.org » : www.co-developpement.org/index.php?sv=31&aid=1380
[10] Pascaline Chappart, « L’artifice du “retour volontaire” », Plein droit n° 81, juillet 2009.
[11] Le co-développement à l’essai, op. cité.
[12] Christophe Daum, « Le codéveloppement, grandeur et décadence d’une idée généreuse », in La Revue internationale et stratégique, hiver 2007-2008, n° 68.
[13] Libération, 24 juin 2008.
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