Article extrait du Plein droit n° 87, décembre 2010
« Sur le front des frontières »
Le jeu des frontières sahariennes
Julien Brachet
Institut de recherche pour le développe ment (IRD) – Université Paris I Panthéon-Sorbonne
En dépit des obstacles politiques, économiques et sécuritaires qui entravent les circulations au Sahara central, quelques dizaines de milliers de migrants originaires d’Afrique subsaharienne se rendent chaque année en Afrique du Nord via le Niger. Ces migrations, qui représentent un enjeu grandissant des relations entre les États d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et d’Europe, ne constituent pourtant pas un phénomène nouveau. Dès les années 1950, des ressortissants des actuels États sahéliens se rendaient en Algérie, puis plus tard en Libye, pour y travailler. Mais un demi-siècle plus tard, la focalisation des médias et des pouvoirs publics européens et africains sur les seuls migrants qui poursuivent leur voyage jusqu’en Europe a favorisé l’assimilation de la plupart des déplacements de ressortissants d’Afrique subsaharienne au Sahara à des migrations économiques intercontinentales.
Depuis une dizaine d’années, avec la reprise à Lisbonne (en 2001) du « dialogue 5+5 », noué entre 5 pays du Maghreb arabe et 5 pays de l’Union européenne [1], et l’affirmation récurrente des gouvernements européens à vouloir « renforcer et rendre plus efficace la lutte contre les migrations irrégulières dans les pays d’origine et de transit » [2], la gestion « concertée » des flux migratoires entre ces deux continents est dominée par une approche sécuritaire. Le durcissement des politiques migratoires européennes s’est ainsi accompagné d’une externalisation du contrôle des migrants : après les côtes méridionales de l’Europe et les côtes septentrionales de l’Afrique, le Sahara est devenu le nouvel espace à contrôler. Dans le cadre d’accords bilatéraux et parfois multilatéraux, les États européens ont progressivement incité les États d’Afrique du Nord à renforcer la surveillance de leurs frontières terrestres et maritimes, dans le but d’endiguer l’ensemble des flux migratoires transsahariens. Qu’en est-il de la réalité des pratiques migratoires contemporaines au Sahara, qu’observe-ton aujourd’hui sur le terrain, et quelles sont les incidences, dans ces régions du durcissement des politiques migratoires européennes et nord-africaines [3] ?
Différents cadres institutionnels et juridiques protégeant les migrants et/ou régissant les migrations internationales se chevauchent au Sahara central. Des États comme le Mali et le Niger participent ainsi à plusieurs organisations interétatiques qui se sont prononcées en faveur de la libre circulation des ressortissants de leurs États membres, au premier rang desquelles se trouvent la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad – 28 États membres en 2009) et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao – 15 États membres).
Le principe de la libre circulation des individus entre les États membres de la Cen-Sad est régulièrement réaffirmé par les dirigeants africains depuis qu’il a été mentionné dans la charte fondatrice de l’organisation rédigée en 1998 à Syrte, ville natale du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi qui en était l’instigateur.
Ambiguïté libyenne
Néanmoins, même lorsque l’immigration africaine est tolérée voire encouragée en Libye, et que ses frontières sud sont décrétées « ouvertes », les immigrants sont généralement maintenus en situation irrégulière, leur entrée sur le territoire libyen n’étant que rarement officialisée par les autorités du pays. Le régime libyen essaie de cette manière de s’octroyer une certaine légitimité aux yeux de ses partenaires africains lorsqu’il orchestre des expulsions manu militari d’étrangers.
Mais l’ambiguïté libyenne ne leurre personne, comme le rappelait un journaliste nigérien suite à l’expulsion de plusieurs centaines de ses compatriotes : « Cette expulsion radicale des Africains subsahariens pose de sérieuses interrogations sur le sens que donne Kadhafi à l’Union Africaine (UA) et à la Communauté des États Sahélo-Sahariens (Cen-Sad) » [4].
Suite à la levée de l’embargo onusien en 1999 [5], la diplomatie libyenne, cherchant une nouvelle respectabilité sur la scène internationale, a trouvé dans la question migratoire un levier de négociation de première importance. Le contrôle des frontières et les expulsions de migrants irréguliers sont devenus des enjeux centraux de ses relations avec l’Union européenne. En acceptant de mieux contrôler ses frontières et de reprendre les immigrants irréguliers arrêtés en Italie et supposés avoir quitté l’Afrique par les ports libyens, en échange d’aides financières et matérielles conséquentes, le colonel Kadhafi reconnaissait officiellement le rôle de la Libye comme espace de transit de l’immigration africaine irrégulière à destination de l’Europe.
Contrairement à ce qui est resté dans le champ des intentions au niveau de la Cen-Sad, la Cedeao a mis en place un véritable protocole de libre circulation des individus ratifiés par l’ensemble de ses États membres depuis 1979 [6]. Tous les migrants originaires d’Afrique de l’Ouest devraient ainsi pouvoir se rendre au Mali et au Niger, c’est-à-dire jusqu’aux frontières méridionales d’Algérie et de Libye, sans soucis d’ordre administratif. Pourtant, que les migrants soient ressortissants ou non d’un État membre de la Cedeao, en possession ou non d’un carnet de voyage Cedeao et d’un certificat de vaccination, les conditions de leur mobilité ne diffèrent pas beaucoup : tous peuvent circuler au sud du Sahara, en s’acquittant fréquemment de taxes illégales prélevées au passage des frontières ou à l’intérieur des pays par les agents des corps de contrôle des États [7]. Les migrants affirment ainsi de manière récurrente qu’il « est facile de voyager sans visa » au sud du Sahara, d’où que l’on vienne. Mais cette situation pourrait être en passe de changer.
En janvier 2008, les chefs d’États de la Cedeao ont adopté une « approche commune sur la migration » visant à améliorer leur gestion des circulations migratoires intra- et interrégionales. Largement inspiré des conférences euro-africaines de Rabat et de Tripoli de 2006 sur les migrations et le développement, et donc influencé par la vision européenne des migrations ouest-africaines, ce texte affiche la lutte contre l’« émigration irrégulière » parmi ses objectifs prioritaires. Cette aberration juridique, en condamnant des individus sur la base d’intentions supposées et non sur des actes, et en méprisant la déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien », reflète toute la violence inique des logiques de contrôle des migrants. Cet objectif marque un changement d’orientation de la Cedeao : de la gestion de la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’espace communautaire, elle est passée à des mesures relatives aux migrations vers l’extérieur de cet espace. On assiste donc à un transfert du vocabulaire et des logiques sécuritaires européennes vers ces élites ouest-africaines qui n’envisagent plus prioritairement la migration comme facteur de développement et qui acceptent de participer activement à la lutte contre une émigration supposée être à destination de l’Europe.
Les cadres juridiques nationaux de la migration ne reflètent pas nécessairement les politiques migratoires effectives des États sahariens : les écarts peuvent être grands entre les discours politiques, les engagements internationaux, les législations nationales et les pratiques des agents des États sur le terrain. Néanmoins, l’évolution récente de ces cadres juridiques en Algérie et en Libye traduit un changement de perception et de traitement de la question migratoire, qui contraste avec la situation du Niger.
Obéir à l’Europe ?
Au Niger, les migrations internationales ne sont pas considérées comme un problème à résoudre et ne font pas l’objet d’une politique spécifique. D’un point de vue juridique, en dehors des textes internationaux ratifiés par le gouvernement et mis en application avec plus ou moins de réussite, seule une loi portant sur le statut des réfugiés a trait à la présence étrangère sur le territoire national. Cette absence de politique migratoire officielle se heurte aux pressions exercées depuis quelques années par l’Organisation internationale des migrations (OIM) et l’UE qui entendent intégrer les États ouest-africains dans leur projet de contrôle et de gestion des migrations africaines et de lutte contre les migrations à destination de l’Europe, de la même manière qu’ils ont réussi à intégrer dans cette lutte les États d’Afrique du Nord [8].
Depuis quelques années, les transformations des normes juridiques au Maghreb résultent en effet d’une « transposition » du droit européen régissant les migrations et semblent davantage répondre aux accords euro-méditerranéens qu’être adaptées aux réalités sahélo-sahariennes.
L’Algérie, qui ne fait pas partie des regroupements interétatiques précédemment mentionnés, s’est longtemps perçue comme un pays uniquement d’émigration vers l’Europe. L’entrée et la circulation des étrangers sur son territoire ne sont conditionnées que par l’accomplissement des formalités de visa consulaire. Bien que, dans la pratique, ce pays lutte officiellement contre l’immigration irrégulière depuis plusieurs décennies, son gouvernement ne s’est doté d’une politique migratoire basée sur des textes juridiques relatifs aux conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers qu’en 2008, modifiant une ordonnance qui datait de 1966 [9]. Cette nouvelle législation renforce les sanctions à l’encontre des migrants irréguliers et des personnes ayant facilité leur entrée, leur séjour ou leur sortie du territoire algérien.
Dès 2005, le même type de loi sécuritaire avait été promulgué en Libye, suivi en 2007 d’une généralisation de l’obligation de visa pour tous les étrangers exceptés les ressortissants des pays arabes [10]. Pays fondateur et leader de la Cen-Sad, chantre de la libre circulation et du panafricanisme, la Libye participe ainsi au mouvement de durcissement général des politiques migratoires des États nord-africains. Mais ce jeu d’alternance entre ouverture et fermeture de ses frontières n’est pas nouveau en Libye. Si ce pays s’accommode des pressions exercées par ses voisins européens et des aides qu’il reçoit en contrepartie de sa coopération, la pratique des arrestations et des expulsions collectives correspond depuis plusieurs décennies davantage à une manière de « gérer » la présence étrangère sur son territoire qu’à une volonté réelle de stopper l’immigration. En effet, la Libye et, dans une moindre mesure, l’Algérie ont conscience de leur besoin de main-d’œuvre étrangère et plus globalement des bénéfices que tirent leurs économies de ces circulations migratoires. D’où la position ambiguë de ces deux États qui se retrouvent pris entre des pressions internationales de plus en plus importantes et des intérêts économiques locaux divergents, entre la construction d’un partenariat euro-méditerranéen qui repose notamment sur le contrôle des mobilités et celle de zones de libre circulation africaines.
La focalisation des médias et des pouvoirs publics sur les migrants africains qui se rendent illégalement en Europe a favorisé l’assimilation de la plupart des circulations de ressortissants d’Afrique subsaharienne au Sahara à des migrations économiques intercontinentales. Or, s’il est vrai qu’une partie des individus qui traversent le Sahara arrivent illégalement en Espagne, en France, en Italie ou en Grèce, il ne s’agit que d’une minorité. Toutes les études montrent que les circulations migratoires au Sahara ont toujours été et sont encore aujourd’hui très majoritairement intra-africaines, et qu’elles contribuent au dynamisme économique des régions de départ et d’accueil, autant que des régions de transit [11]. Au Sahara, la complémentarité entre transport marchand et transport de personnes a toujours permis d’approvisionner à moindre coût certaines oasis isolées. Elle favorisait la circulation des biens de consommation courante (notamment des produits alimentaires) indispensables à la survie ou tout au moins au maintien des conditions de vie des populations pauvres des marges méridionales du désert.
Représentations partielles et partiales
Cette assimilation des migrations vers et à travers le Sahara aux migrations à destination de l’Europe, et les chiffres – peu fiables – des flux donnés par les médias et les pouvoirs publics entretiennent la peur d’un péril migratoire qui ne serait contenu que grâce aux politiques restrictives mises en œuvre, et servent de justification à l’existence même de ces politiques et aux importants moyens qui leur sont alloués. Ces représentations partielles et partiales des phénomènes migratoires sahariens reflètent et alimentent une certaine idéologie de la « menace du Sud » véhiculée en France et plus largement en Europe par des gouvernements qui perçoivent et désignent l’étranger venu du sud comme un problème, un risque ou une menace [12]. C’est ainsi que l’Europe, dans une volonté de lutter contre l’immigration irrégulière en provenance d’Afrique subsaharienne (numériquement très peu importante), incite les États du Maghreb et depuis peu ceux du Sahel à contrôler drastiquement leurs frontières voire à les fermer afin d’endiguer les circulations migratoires en provenance du Sud, sans se soucier ni des intérêts propres de ces États ni de l’existence d’espaces africains de libre circulation. L’externalisation de la politique migratoire de l’Union européenne rend ainsi la circulation des migrants subsahariens en Afrique du Nord et de l’Ouest de plus en plus difficile, risquée et onéreuse. Ce faisant, elle perturbe tout un système migratoire intra-africain ancien et bénéfique pour les populations concernées.
Notes
[1] Il s’agit de l’Algérie, de la Libye, du Maroc, de la Mauritanie et de la Tunisie d’une part, de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de Malte et du Portugal d’autre part
[2] Conférence ministérielle sur les migrations en Méditerranée occidentale, Tunis, 2002.
[3] Ce texte repose sur un travail de terrain de plus de 30 mois, effectué au Niger entre 2003 et 2009 dans le cadre d’une recherche sur les migrations contemporaines vers et à travers le Sahara. Pour une présentation complète, voir : Julien Brachet, Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger), Paris, Éditions du Croquant, 2009, 322 p.
[4] Le Républicain, 7-13 octobre 2004
[5] Un embargo aérien et militaire avait été décrété à l’encontre de la Libye par le Conseil de sécurité de l’Onu le 15 avril 1992, suite à des attentats perpétrés contre des avions en 1988 et 1989, affaires pour lesquelles des ressortissants libyens, protégés par leur gouvernement, étaient suspectés.
[6] L’accord sur la libre circulation des personnes, signé et ratifié par tous les membres de la Cedeao, stipule que « tout citoyen de la Communauté, […] désirant séjourner dans un État membre […], pourra entrer sur le territoire de cet État membre sans avoir à présenter un visa » (extrait du protocole de Dakar, Dakar, 29.05.1979).
[7] Julien Brachet, « Migrants, transporteurs et agents de l’État : rencontre sur l’axe Agadez-Sebha », Autrepart (36), 2005, p. 43-62.
[8] Gnisci Donata (Ed.), « Mobilités ouest-africaines et politiques migratoires des pays de l’OCDE », Cahiers de l’Afrique de l’Ouest. Paris, OCDE, 2008, p. 146.
[9] Perrin Delphine, « Immigration et création juridique au Maghreb. La fragmentation des mondes et des droits », in A. Bensaâd (Ed.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes. Immigration sur émigration, Paris, Karthala, 2009, p. 245- 265.
[10] Delphine Perrin, « L’étranger rendu visible au Maghreb. La voie ouverte à la transposition des politiques juridiques migratoires européennes », Asylon(s) (4), 2008 http://www.reseau-terra.eu/ article770.html.
[11] Julien Brachet, Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger), Paris, Éditions du Croquant, 2009, p. 322. et Sylvie Bredeloup et Olivier Pliez (ed.), « Migrations entre les deux rives du Sahara », Autrepart (36), 2005, p. 200.
[12] Olivier Le Cour Grandmaison, « Colonisés-immigrés et « périls migratoires » : origines et permanence du racisme et d’une xénophobie d’État (1924-2007) », Asylon(s) (4), http://www. reseau-terra.eu/article734.html et Jérôme Valluy (éd.), « Xénophobie de gouvernement, nationalisme d’État », Cultures
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