Article extrait du Plein droit n° 89, juin 2011
« Étrangers, syndicats : « Tous ensemble » ? »

Des relations sans histoire ?

Parler des relations entre syndicats et immigré·e·s, c’est d’emblée faire référence à l’immigré comme travailleur. Alors que, jusqu’au début des années 1970, la figure de l’immigré se confondait avec celle du travailleur immigré, dont la place dans l’économie était reconnue (le nom même du Gisti, fondé en 1972, rend compte de cette réalité-là [1]), au fil des dernières décennies les immigré·e·s sont devenu·e·s une catégorie de la population « en trop » : familles génératrices de dépenses sociales, jeunesse mal intégrée, exilé·e·s au chômage ou en difficulté d’insertion… Une image loin, donc, du monde du travail et, partant, des syndicats.

Cependant, selon l’Ined (Institut national des études démographiques) [2], les immigré·e·s contribueraient à 8,4 % de l’emploi en France, soit une proportion non négligeable de l’ensemble de la catégorie dite des « actifs ». Au-delà de cet aspect quantitatif, la défense de l’égalité de droits, principe au cœur de la tradition de solidarité ouvrière portée par les syndicats, rend a priori évident que salarié·e·s étranger·e·s ou immigré·e·s soient l’objet de leur intérêt au même titre que l’ensemble des travailleuses et travailleurs.

Avec ce dossier de Plein droit, notre projet était de traiter du thème étrangers/syndicalisme sous trois angles : les syndicats et les sans-papiers, les syndicats et les étranger·e·s, les syndicats et les immigré·e·s. En préparant ce numéro, nous avons dû constater qu’il existe peu de travaux d’historien·ne·s sur les relations entre syndicalisme et immigration. Notre propos n’est pas de faire l’histoire de ces relations, mais d’apporter un éclairage en pointillé à cette ou ces histoires.

Des relations des syndicats avec les travailleurs et travailleuses immigré·e·s, on observe qu’elles ont toujours oscillé entre plusieurs attitudes opposées. Elles vont de la mobilisation pour un accès aux droits économiques et sociaux sans discrimination entre nationaux et étrangers, en passant par la lutte contre les opérations patronales de mise en concurrence de différentes catégories de travailleurs. Mais, à l’autre bout, elles peuvent aussi aller jusqu’à de l’hostilité non à l’égard des étranger·e·s en tant que personnes, mais à l’égard d’une main-d’œuvre perçue comme plus susceptible d’accepter des conditions de travail « à la baisse », et donc de favoriser le dumping social.

L’immigration a toujours été une immigration de travailleurs. En effet, du côté des États des pays d’immigration, la vision utilitariste prédomine, conduisant à mener des politiques qui cherchent à satisfaire des besoins de main-d’œuvre, tandis que du côté des migrant·e·s, le travail a toujours été soit le mobile même de l’exil, soit la principale perspective une fois installé·e·s dans le pays d’accueil. Se pose dès lors une question : la défense des droits des migrant·e·s est-elle d’abord du ressort des syndicats ou d’organisations impliquées dans cette cause au titre des droits de l’homme ?

Récemment, une réponse à cette question a été apportée par un mouvement innovant, concernant non pas l’ensemble des immigré·e·s mais les sans-papiers, dans lequel les syndicats ont joué un rôle clef. Lancé par quelques grèves de travailleurs sans papiers en 2007, ce mouvement a éclaté dans plusieurs entreprises à la fois en avril 2008, et s’est prolongé et élargi à la fin 2009 en un « acte ii » qui n’est toujours pas clos. Même si déjà certains travaux de recherche sur ce mouvement ont été entrepris [3], et si quelques bilans partiels ont été dressés par ses acteurs mêmes, il est encore trop tôt pour en mesurer les effets.

Sur le plan quantitatif, il est bien difficile d’appréhender l’impact de cette mobilisation. À ce jour, le nombre de titres de séjour délivrés aux grévistes, tel qu’il est indiqué par les organisations syndicales et associatives (le « groupe des Onze ») qui ont soutenu le mouvement, est dérisoire : quelques centaines, pour un mouvement qui a mobilisé 6000 sans-papiers… En outre, on ne sait pas si ces titres seront renouvelés ; cet écueil, propre à toute opération de régularisation, l’est d’autant plus dans celle-ci car les titres délivrés sont des cartes de séjour « salarié », qui font dépendre le renouvellement du droit au séjour du bon vouloir de l’employeur.

Les chiffres fournis par les statistiques nationales ne sont pas non plus significatifs et peuvent laisser penser que ni la possibilité d’admission exceptionnelle au séjour « par le travail », ni le mouvement de 2008- 2009 n’ont eu d’impact. Au demeurant, les statistiques officielles donnent des indications sur la nature des titres délivrés mais pas sur les conditions de la délivrance : ainsi, elles ne permettent pas de savoir qui des détenteurs d’une carte « salarié » l’ont obtenue au titre de l’admission exceptionnelle au séjour et qui via d’autres procédures.

Au-delà des chiffres, la CGT et le groupe des Onze revendiquent que l’image du sans-papiers a été profondément modifiée par cette lutte. À l’instar de l’effet du mouvement développé par le réseau RESF, qui a amené l’opinion à percevoir les étranger·e·s comme des familles semblables aux autres familles, le mouvement de 2008-2009 a redonné au sans-papiers sa dignité de travailleur.

L’un des apports indéniables du mouvement a été en effet de montrer que les sans-papiers travaillaient avec des fiches de paie, que leur statut ne les condamnait pas au travail dissimulé, qu’ils pouvaient même travailler dans des restaurants ou d’autres établissements connus. On a découvert grâce à cette lutte sociale les mécanismes de ces emplois : l’utilisation d’alias, le travail avec la carte d’un autre, etc. Cependant, faute de relais médiatique, il n’est pas certain que le changement de l’image du sans-papiers soit resté durablement inscrit dans les esprits.

La promotion de cette image du sans-papiers comme travailleur a d’ailleurs fait débat au sein des syndicats-mêmes, en particulier à la CGT : pour certains, elle signifiait l’abandon de la revendication de régularisation de tous les sans-papiers, portée par certaines centrales syndicales.

Le débat sur ce mouvement porte aussi sur le risque de manifester l’adhésion à une politique migratoire utilitariste. Ceci n’est pas sans poser une question importante à propos des relations entre syndicats et immigrés : quelles possibilités s’offrent au mouvement syndical pour se positionner aux côtés des sans-papiers sans rechercher des moyens de négociation avec le patronat, sans souscrire à la rhétorique de l’immigration choisie ? Ce numéro de Plein droit ne prétend pas répondre à cette question, mais la pose.

Le succès revendiqué par les organisations soutenant le mouvement est à double tranchant : le choix tactique de lancer des grèves de sans-papiers travaillant de façon déclarée et de remettre à plus tard l’appui aux sans-papiers qui ne remplissaient pas ces conditions, a exclu de fait ces derniers non seulement du mouvement social lui-même mais aussi de la possibilité pour eux d’être identifiés comme des travailleurs. Pour l’opinion, une distinction a dès lors été opérée entre deux catégories différentes de sans-papiers : ceux qui travaillent, et les autres… moins légitimes encore, du coup, à réclamer un droit au séjour puisqu’ils ne travailleraient pas. Cet effet pervers du mouvement, bien certainement involontaire, n’est pas sans rapport avec le débat sur l’utilitarisme migratoire.

À l’actif du mouvement en tout cas, reste une avancée indéniable, qui est le recours à des outils de mobilisation propres aux travailleurs, à savoir la grève, avec ou sans occupation des lieux de travail. Cette stratégie redonne clairement une place aux immigré·e·s dans les mobilisations syndicales, et fait bon droit à leur part dans le monde du travail. L’avenir dira si cette réimplication des syndicats dans des luttes de migrant·e·s aura été une parenthèse ou si les nouvelles solidarités construites avec ce mouvement se développeront et déboucheront sur des combats partagés entre tous ceux qui sont épris d’égalité.




Notes

[1À sa fondation, le Gisti était le « groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés ». En 1996, le mot « travailleur » a été retiré du sigle pour faire apparaître que le Gisti s’intéressait à la défense de l’ensemble des immigré·e·s.

[2Étude de l’Ined sur l’insertion professionnelle des immigrés en France, février 2010.

[3Pierre Baron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, La Découverte, 2011.


Article extrait du n°89

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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