Article extrait du Plein droit n° 95, décembre 2012
« Des familles indésirables »

Regroupement familial : l’exception algérienne

Muriel Cohen

doctorante au Centre d’histoire sociale du XXe e siècle, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et ATER à l’université Paris-Ouest Nanterre-la Défense
Le décret de 1976 relatif aux conditions d’entrée et de séjour des familles d’étrangers résidant régulièrement en France ne fait qu’officialiser des procédures administratives apparues dans les années 1920 et qui se renforcent progressivement après-guerre. Mais ce cadre juridique ne s’applique pas aux familles algériennes qui, du fait de l’héritage colonial, bénéficient d’un régime dérogatoire censé les favoriser. Mais est-ce bien le cas ?

Le regroupement familial est souvent présenté comme une politique généreuse mise en place à partir de 1976 pour compenser la fermeture de l’immigration de travail en 1974. Il constituerait ainsi une rupture majeure dans la politique d’immigration menée jusque-là en France et marquerait en particulier le début de l’immigration familiale maghrébine. Cette idée s’appuie sur le cliché des Trente Glorieuses comme époque des travailleurs immigrés isolés et le renforce en retour. Or la date de 1976 correspond en réalité à l’officialisation d’une procédure mise en place à partir des années 1920 et qui s’est affirmée après la Seconde Guerre mondiale, conduisant progressivement à la cristallisation d’une nouvelle catégorie administrative : l’immigration au titre du regroupement familial, ainsi distinguée de l’immigration de travail [1]. Dans le cas algérien, l’immigration est théoriquement libre jusqu’en1962 puisque, depuis 1947, les Algériens, appelés alors « Français musulmans d’Algérie » ont la citoyenneté française et le droit de circuler librement entre l’Algérie et la France (avec des restrictions pendant la guerre). C’est seulement à partir de 1964 que l’immigration des familles algériennes est peu à peu encadrée. La question du regroupement familial permet d’illustrer de façon saisissante l’écart entre le droit et les pratiques administratives à l’égard des étrangers dans la France des Trente Glorieuses. Par ailleurs, ces pratiques soulignent la spécificité de traitement dont les migrants algériens ont fait l’objet après l’indépendance.

Création d’une catégorie

La question de l’entrée et du droit au séjour des familles étrangères n’est pas spécifiquement abordée par l’ordonnance du 2 novembre 1945, qui réorganise la politique française d’immigration. Néanmoins, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics renouent avec l’idée de favoriser le développement d’une immigration familiale de peuplement, principalement d’origine italienne, afin de relancer la croissance démographique française. La circulaire du 20 janvier 1947 affirme ainsi que « l’immigration des familles de travailleurs étrangers est appelée à exercer la plus heureuse influence sur la réussite des opérations d’introduction en France de la main-d’œuvre étrangère et sur l’intégration de celle-ci dans l’ensemble du corps social français  ». La venue des familles n’est alors pas envisagée comme une concession faite aux travailleurs immigrés, mais comme une garantie de stabilisation géographique, sociale et morale, dans la continuité des conceptions de l’entre-deux-guerres. La procédure, dite alors d’« introduction des familles », encourage en particulier l’arrivée des familles des travailleurs italiens, notamment par l’indemnisation des frais de voyage des familles, sous réserve qu’elles puissent se loger correctement. Mais face à l’échec de ces mesures, en partie lié à la crise du logement qui règne alors en France, les autorités renoncent dès 1951 à mener une « politique sélective de regroupement familial » [2] : tous les salariés étrangers, à l’époque européens pour la plupart, peuvent désormais bénéficier de l’aide financière du ministère de la santé publique et de la population (MSPP) [3].

L’immigration familiale reste faible pendant tout le début des années 1950 en raison du faible nombre d’arrivées de travailleurs étrangers, dans un contexte de faible décollage économique. Mais la tendance s’inverse au début des années 1960, avec l’explosion de la croissance économique. De la même façon qu’une circulaire de 1956 permettait l’introduction des travailleurs migrants en dehors de la procédure définie par l’ordonnance de novembre 1945 et leur régularisation a posteriori [4], la circulaire du 4 février 1960 autorise désormais la régularisation des familles de travailleurs. Un logement et un certificat médical sont en principe nécessaires à la régularisation, mais les enquêtes de logement sont rarement menées en pratique. Les familles concernées sont alors principalement italiennes et espagnoles, et dans une moindre mesure portugaises. L’administration contourne donc par le biais de circulaires la législation de 1945 sur les conditions de délivrance des cartes de séjour, afin de pourvoir aux besoins de l’économie, mais aussi pour favoriser sa politique de peuplement. De son côté, le gouvernement ne juge pas nécessaire de faire évoluer cette législation. En 1965, un règlement administratif revient sur la procédure de « regroupement familial » [5] et confirme qu’elle peut se faire selon deux modalités : d’une part l’« introduction de famille », qui consiste à faire venir sa famille après en avoir obtenu l’autorisation, de sorte qu’elle bénéficie dès son arrivée d’une carte de séjour, et d’autre part l’« admission au séjour » c’est-à-dire la régularisation a posteriori. L’encadrement administratif de l’immigration familiale est désormais clairement fixé, après des années de tâtonnements. Néanmoins, la procédure d’introduction de famille est extrêmement fastidieuse et lente (il faut parfois attendre plusieurs mois avant d’obtenir l’autorisation d’introduction de famille), pour un bénéfice (la prise en charge du coût du voyage) qui paraît insuffisant : la plupart des familles étrangères entrent dès lors en France sans papiers et sollicitent ensuite leur admission au séjour.

Les différentes circulaires produites entre 1947 et les années 1960 ont ainsi contribué à la naissance d’une nouvelle catégorie administrative : celle du « regroupement familial ». C’est en 1950 que le terme « regroupement » est utilisé pour la première fois : une circulaire du ministère de l’intérieur évoque la « procédure permettant le regroupement des familles de travailleurs étrangers  » [6]. En 1954, le MSPP reprend cette expression, mais cette fois le « regroupement de famille » désigne clairement une catégorie administrative, au même titre que celle de « travailleur », « non travailleur » ou « étudiant » [7].

Une migration indésirable

En ce qui concerne l’immigration algérienne, les accords d’Évian qui préparent l’indépendance reconduisent la liberté de circulation entre la France et l’Algérie et le droit au séjour des Algériens en France sans qu’ils aient besoin de disposer d’une carte de séjour, afin de ne pas pénaliser les nombreux Français résidant alors en Algérie. Les Algériens bénéficient dès lors en théorie d’un régime dérogatoire à l’ordonnance de 1945 qui leur est extrêmement favorable. Or presqu’aussitôt, d’autant que les Français quittent pour la plupart précipitamment l’Algérie entre 1962 et 1963, une partie de l’administration française n’a de cesse de faire rentrer l’immigration algérienne dans la norme de l’ordonnance de 1945, qui soumet l’entrée sur le territoire à la possession de plusieurs documents. Les accords d’Évian étant des accords internationaux, ils s’élèvent dans la hiérarchie du droit à un rang plus élevé que les lois françaises. Il est donc nécessaire de négocier avec l’Algérie indépendante pour les faire modifier.

Le gouvernement de l’Algérie indépendante défend vigoureusement le droit des Algériens à aller travailler en France, mais se montre en revanche conciliant sur l’instauration de limites à l’immigration familiale. Celle-ci risque en effet de déboucher sur une stabilisation des migrants en France qui enverraient moins d’argent dans leur pays d’origine. Dès lors, les négociations franco-algériennes menées entre 1964 (accords Nekkache-Grandval) et 1965 (mise en application) débouchent sur une entente tacite pour limiter l’arrivée des familles algériennes en France. Plusieurs circulaires successives, jamais publiées, imposent donc un certain nombre d’exigences. Pour obtenir le certificat de logement qui permettra à leur famille d’entrer sur le territoire français, les Algériens qui souhaitent faire venir leur famille en France doivent désormais prouver qu’ils disposent d’un logement correct. À une époque où la crise du logement n’est pas résolue et où la plupart des travailleurs algériens habitent des taudis, des meublés, des foyers de travailleurs ou encore des bidonvilles, cette condition apparaît particulièrement restrictive, d’autant que les chefs de famille ne doivent pas dépenser plus de 15 % de leur salaire dans le paiement de leur loyer. Ces circulaires apparaissent discriminatoires dans la mesure où elles imposent des filtres tels que la plus grande partie des migrants algériens ne peut prétendre à la venue de leur famille.

Par ailleurs, la procédure administrative mise en place, dite « AFTA » (autorisation d’entrée en France pour les familles de travailleurs algériens), au départ relativement simple, devient progressivement extrêmement fastidieuse. La circulaire du ministère de l’intérieur datée du 17 avril 1964 stipule que, pour faire venir leurs proches, les chefs de famille doivent solliciter le certificat de logement auprès de leur mairie de résidence. À partir de 1965, la mairie n’a plus qu’un rôle consultatif dans la délivrance du certificat de logement et c’est la préfecture qui en est désormais chargée, sous prétexte d’unifier la procédure. L’administration a donc rapidement repris en main le contrôle de l’installation des familles algériennes sur le territoire national. Surtout, en février 1967, une circulaire encore plus restrictive met en place une étape de contrôle policier [8]. Ainsi, ce qui au départ ne devait être qu’une simple demande d’attestation de logement émise par le maire devient une enquête sociale et policière poussée, qui mobilise plusieurs services. En pratique, la procédure de regroupement familial des familles algériennes est ainsi progressivement alignée sur celle mise en place pour les familles du régime général dans le cadre de l’ordonnance de 1945. En revanche, les familles algériennes ne bénéficient d’aucune aide financière pour leur installation en France. Enfin, pour éviter que les familles algériennes ne s’installent en France clandestinement, à l’instar de la majorité des familles étrangères, celles qui ne sont pas munies de leur certificat de logement sont soumises à des contrôles très sévères dans les aéroports, afin d’empêcher l’entrée de « faux-touristes » [9].

Ainsi, alors que d’un côté les familles étrangères soumises au régime général doivent en théorie se soumettre à une procédure complexe pour avoir le droit de séjourner en France, mais la contournent et obtiennent systématiquement a posteriori le droit au séjour, de l’autre côté, les familles algériennes qui sont en théorie libres de séjourner en France, sont en pratique peu nombreuses à pouvoir répondre aux exigences de l’administration imposées par des circulaires officieuses et sont l’objet de vérifications méticuleuses. Les accords franco-algériens du 27 décembre 1968 prennent acte de ces pratiques administratives et stipulent que les familles algériennes doivent avant de s’installer en France avoir obtenu un certificat de logement. L’accord de décembre 1968 change par ailleurs nettement la donne en créant le certificat de résidence, équivalent de la carte de séjour. Désormais les familles qui n’ont pas obtenu l’autorisation de certificat de logement, n’ont pas le droit à un certificat de résidence, et sont donc en théorie expulsables.

Les Algériens, des cibles

Ces pratiques administratives ont des effets très concrets sur les arrivées de familles étrangères en France. Alors qu’en 1971, 22000 familles portugaises et 5600 familles espagnoles s’installent en France [10], les familles algériennes ne sont que 4000 à pouvoir le faire, l’immigration clandestine restant limitée en raison des contrôles spécifiques dont elles font l’objet. L’immigration familiale marocaine, quant à elle, se développe depuis les accords de main-d’œuvre franco-marocains de 1963 et ce sont 2800 familles qui s’installent en France en 1971. Pour autant, lorsque l’immigration familiale est remise en cause au début des années 1970, en même temps que l’immigration de travail [11], c’est la migration algérienne qui se retrouve au centre des discussions. La crainte des « concentrations » qui a donné naissance au concept de « seuil de tolérance » et la question de l’« adaptation » des familles, qui a succédé à celle de l’« assimilation » sont brandies par les détracteurs de l’immigration familiale au sein du gouvernement et de l’administration. Ainsi, une note de la Direction de la population et des migrations rédigée en 1972 conclut que « d’une manière générale, on peut observer à l’heure actuelle que cette immigration familiale stagne ou diminue pour les ethnies considérées comme les plus assimilables (CEE, Espagne) et se développe rapidement, à l’inverse, dans le cas des pays maghrébins et de la Turquie  ».

Le 9 juillet 1974, l’immigration familiale est suspendue, quatre jours après l’immigration de travail. La circulaire du 9 août 1974 précise que « les dispositions de la circulaire n° 11-74 du 9 juillet 1974 […] sont également applicables à l’introduction des familles de travailleurs algériens et des ressortissants des pays d’Afrique du sud du Sahara autrefois dans la mouvance française  ». Or, en réalité, des consignes discrètes sont données aux préfets pour qu’ils continuent à introduire les travailleurs et familles portugais et espagnols. Malgré le rapport d’un groupe de travail présidé par Jacques Doublet, président de l’ONI, hostile à la poursuite de l’immigration familiale, le gouvernement fait finalement le choix de « reconnaître et […] organiser l’immigration familiale  » [12]. Il a en fait été empêché de mettre fin à l’immigration familiale extra-européenne par l’existence de règlements européens qui garantissent le droit des immigrés à vivre en famille et par la mobilisation d’associations telles que le Gisti.

Le regroupement familial est reconnu officiellement par le décret du 29 avril 1976 « relatif aux conditions d’entrée et de séjour en France des membres des familles des étrangers autorisés à résider en France ». La procédure ne change guère, mais au lieu d’un huis clos administratif total, qui ne laissait aucun recours aux familles en cas de refus, les règles sont désormais clairement énoncées et peuvent faire l’objet de contestations en cas de refus injustifié. La circulaire du 9 juillet 1976 prise en application du décret d’avril 1976, reconduit en outre l’aide financière à l’installation sous la forme d’une « prime de première installation » et crée la possibilité d’un « accompagnement social » dans les premiers mois qui suivent l’arrivée. Dans l’impossibilité politique et réglementaire de mettre fin à l’immigration familiale, le gouvernement a donc choisi de présenter la reconnaissance du droit au regroupement familial comme un gage de la modernisation et de l’ouverture affichée par Valéry Giscard d’Estaing. Principales cibles de la tentative de remise en cause de l’immigration familiale, les familles algériennes sont, quant à elles, exclues de la nouvelle procédure qui garantit le droit au regroupement familial et restent ainsi confinées dans un infra-droit qui les laisse à la merci de l’administration. Leur entrée sur le territoire et leur droit au séjour restent régis par les circulaires du 27 février 1967 et du 31 janvier 1969, qui interdisent toute régularisation a posteriori.

L’apparition d’une catégorie administrative de migrants au titre de l’immigration familiale date de l’entre-deux-guerres, mais c’est entre 1945 et 1965 qu’une procédure administrative stable se met progressivement en place. Le décret de 1976 ne marque donc pas une rupture en termes de pratiques, mais en ce qu’il marque la reconnaissance du droit au regroupement familial. Paradoxalement, les familles algériennes, qui devraient théoriquement accéder librement au territoire français, sont les plus contrôlées par le biais de circulaires qui imposent des règles particulièrement contraignantes, ratifiées a posteriori par les accords de décembre 1968. Elles sont par ailleurs exclues du décret de 1976 et restent ainsi soumises au régime des circulaires et au pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires. Plus largement, si l’immigration familiale constitue, après 1976, le principal mode d’entrée des étrangers en France, les entrées de familles ont plutôt tendance à diminuer par rapport au début des années 1970. La visibilité des familles maghrébines, en particulier algériennes, au début des années 1980 tient avant tout à l’ancienneté de leur présence sur le territoire et à ce que, comme souvent, les mouvements migratoires avaient précédé leur reconnaissance législative et administrative.




Notes

[1Pour l’entre-deux-guerres, voir Linda Guerry, Le genre de l’immigration et de la naturalisation. L’exemple de Marseille (1918-1940), Presses de l’ENS, 2012.

[2Vincent Viet, La France immigrée : construction d’une politique, 1914-1997, Fayard., 1998, p. 155.

[3Circulaire du 23 août 1951, ministère de la santé publique et de la population, sous-direction du peuplement, « Extension aux travailleurs salariés de toutes nationalités du bénéfice de l’aide de l’État pour l’introduction en France de leur épouse et de leurs enfants mineurs ».

[4Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration et l’immigration en France (1945-1973), Grasset, 2005, p. 107.

[5Instruction n° 218, 17 mars 1965, ministère de la santé publique et de la population, direction de la population et de l’action sociale, « portant refontes des règles applicables en matière d’immigration étrangère au titre de regroupement familial ».

[6Circulaire du 15 janvier 1950, ministère de l’intérieur, sous-direction des étrangers et des passeports, « note sur l’introduction des familles de travailleurs étrangers ».

[7Circulaire du 3 septembre 1954, ministère de la santé publique et de la population, sous-direction du peuplement, « contrôle de l’immigration étrangère ».

[8Circulaire du 27 février 1967, ministère de l’intérieur, sous-direction de la réglementation, « admission en France des travailleurs algériens ».

[9Alexis Spire, Étrangers à la carte, op. cit., p. 239-240.

[10Ces chiffres incluent les familles « introduites » et « admises au séjour », donc l’ensemble des familles qui se sont installées en France.

[11Sylvain Laurens, Une politisation feutrée : les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, 1962-1981, Belin, 2009.

[12La politique de l’immigration familiale, conférence de presse de Paul Dijoud, 27 juillet 1976.


Article extrait du n°95

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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