Article extrait du Plein droit n° 106, octobre 2015
« Droits entravés, droits abandonnés »
L’urgence sociale à l’épreuve du non-recours
Julien Lévy
Sociologue, doctorant université Grenoble Alpes, UMR PACTE, Sciences Po Grenoble, membre de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) et de l’association le Relais Ozanam
Un certain nombre de personnes sans abri, de manière subie ou volontaire, ne recourent pas aux services d’hébergement ou de logement. Dans un travail de recherche en cours [1], nous nous intéressons tout particulièrement aux points de vue de ceux que l’on qualifie généralement de « grands exclus » ou « grands précaires » afin de comprendre comment ils perçoivent l’offre publique d’hébergement et tenter ainsi de voir en quoi les (non-)relations qu’ils entretiennent avec les différents dispositifs qui composent le secteur de l’accueil, de l’hébergement et de l’insertion (AHI) nous informent sur l’organisation de cette offre. En 2012, on comptait 81 000 adultes sans domicile, dont 45 000 étaient nés à l’étranger. 31 000 enfants étaient également recensés, dont 77 % accompagnaient des personnes de nationalité étrangère [2].
Le non-recours renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre [3]. Cette problématique du non-recours, si elle n’est pas nouvelle, n’émerge que depuis peu de temps comme un enjeu dans le champ de l’hébergement. Si le fait de se détourner de l’offre publique peut avoir pour conséquence d’entériner un diagnostic de marginalité par les intervenants sociaux, ces comportements nous invitent à interroger tout à la fois les rationalités individuelles à l’œuvre dans ce qui peut parfois prendre la forme d’une mise à distance d’une partie de l’offre publique, mais également à observer la manière dont fonctionnent et s’articulent les dispositifs au sein d’un champ de prise en charge en pleine redéfinition. En ce sens, l’approche par le non-recours permet de rendre compte de certaines limites et contradictions qui traversent le champ de l’hébergement dans son ensemble, et de s’interroger sur la réalité de ce qui est désormais un « droit à l’hébergement ».
Alors qu’au cours des années 1990, l’urgence sociale s’était « mise en place comme un ensemble de dispositifs a-juridiques, qui entérine des modes de prise en charge dérogatoires, sous la férule étatique [4] », l’action retentissante des Enfants de Don Quichotte, en 2006, marque un tournant à la suite duquel un processus de juridicisation va s’enclencher.
Droit à l’hébergement
Différents textes viennent alors cadrer juridiquement le champ de l’urgence sociale. En tout premier lieu, citons la reconnaissance du droit au logement comme droit opposable devant la loi (Dalo) [5]. Dans le sillage de cette loi, d’autres évolutions juridiques notables visent à redéfinir l’urgence sociale et à remédier à la situation d’urgence chronique qui caractérise ce champ, à l’image de la saisonnalité de la prise en charge qui entraîne, chaque année, le retour à la rue au printemps des personnes hébergées à partir du mois de novembre. Tout d’abord, le Daho ou droit à l’hébergement opposable [devant la loi]. Accessible à toute personne n’ayant pas obtenu de réponse favorable à une demande d’hébergement [6], le Daho va de pair avec une inscription, dans les textes, de la notion d’« accueil inconditionnel » et fait donc de l’accès à l’hébergement, tout du moins d’urgence, un droit accessible à tous, dont l’État est le garant. La définition et l’inscription dans le code de l’action sociale et des familles (CASF) par la loi Molle [7] de l’inconditionnalité de l’accueil permettent d’affirmer clairement que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence ». Le texte précise aussi les prestations qui doivent être liées à cet hébergement [8]. Second principe introduit dans le CASF, celui de la « continuité de l’hébergement » qui va dans le sens d’une transformation du sens de la prise en charge dans les dispositifs d’urgence. Ces dispositifs deviennent alors l’interface de premier accueil qui va permettre d’héberger autant que nécessaire la personne avant de l’orienter vers la solution la plus adaptée à sa situation et à ses besoins [9]. Par ce principe, la fonction de l’hébergement d’urgence, qui oscillait entre mise à l’abri et première étape pour sortir de la rue, est précisée en s’écartant d’une logique simplement humanitaire et ponctuelle.
Inconditionnalité de l’accueil, principe de continuité, opposabilité du droit à l’hébergement et au logement ont défini les contours juridiques de ce que l’on peut à juste titre considérer comme un véritable droit à l’hébergement et au logement. Si les critères de recours au Dalo demeurent restrictifs (être de nationalité française ou disposer d’un titre de séjour en cours de validité), l’inconditionnalité de l’accueil en hébergement doit permettre à toute personne, y compris de nationalité étrangère, de sortir de la rue. Pourtant, le nombre de personnes sans-abri ou sans-domicile ne décroît pas [10]. L’analyse par le non-recours illustre en quoi l’affirmation politique et la reconnaissance juridique d’un droit à l’hébergement se heurtent aux conditions concrètes de sa mise en œuvre.
La question du déficit de places est présentée comme l’un des enjeux centraux des échanges entre acteurs de l’hébergement et pouvoirs publics, et sert à justifier de l’incapacité de l’urgence à assurer ses missions ainsi que les pratiques et usages qui dérogent au cadre légal. Le constat répété des acteurs de terrain de l’inadéquation entre l’offre et la demande d’hébergement expliquerait les difficultés rencontrées pour assurer l’accueil de tous les demandeurs. Mais l’inadéquation nous semble aller au-delà. Nous la distinguerons ainsi en deux types : une inadéquation quantitative caractérisée par un « manque de places », et une inadéquation qualitative généralement sous-estimée. Ces deux types favorisent des situations de non-recours sensiblement différentes.
Les chiffres présentés par la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars) dans son Rapport annuel du baromètre 115 (numéro de téléphone gratuit de l’urgence sociale) pour l’année 2014 sont alarmants. Si 97 600 personnes ont appelé le 115 dans l’espoir d’obtenir une place d’hébergement, pratiquement la moitié d’entre elles ont reçu une réponse négative à chacun de leurs appels. Nous sommes ici très clairement dans une situation de non-recours par non-réception, dans laquelle la personne formule une demande pour bénéficier d’une offre à laquelle elle a droit, mais ne l’obtient finalement pas. La multiplication de ce type de situations et leur répétition peuvent conduire à la lassitude, à l’épuisement ou à la colère des personnes qui tentent désespérément d’obtenir une place d’hébergement sans jamais recevoir de réponse positive, d’autant plus lorsque les demandes doivent être renouvelées quotidiennement. L’issue la plus vraisemblable est alors un renoncement qui adviendra tôt ou tard. Les personnes cherchent des solutions par elles-mêmes, qu’il s’agisse de squats, habitats de fortune, garages, caves, jardins publics, etc. Ce constat a d’importantes conséquences car cette disqualification de l’offre publique se diffuse à tel point que certaines personnes n’ont même jamais tenté de solliciter le 115, présumant de son inefficience. Mais si le 115 a pour mission d’orienter les personnes sans-abri vers des places d’hébergement, son rôle va au-delà, comme le signalement des situations de détresse aux équipes mobiles d’aide qui vont alors apporter nourriture ou couverture à une personne en difficulté. Il a également une fonction d’observation centrale pour mesurer et comprendre l’évolution du sans-abrisme à l’échelle du territoire. Le fait qu’un nombre impossible à déterminer de personnes ne fasse plus appel à ce service remet fortement en cause sa pertinence et la capacité des pouvoirs publics à prendre la pleine mesure de la situation.
Non-recours cumulatif
Les personnes passent donc d’une situation de non-recours par non-réception de leur demande à une situation de non-recours par non-demande, face au constat d’incapacité de l’offre publique à répondre à leurs besoins. Pire, les conséquences de ce renoncement au 115 sont plus graves qu’il n’y paraît, car ce dernier incarne bien souvent la porte d’entrée exclusive vers une solution d’hébergement. Alors qu’une refondation du secteur hébergement-logement a été engagée en 2009 pour faciliter et fluidifier les parcours des personnes au sein des différents dispositifs existants, la logique de prise en charge a peu évolué. Elle fonctionne comme un continuum souvent qualifié de « modèle en escalier » en référence aux différentes marches que doit gravir une personne pour passer de la rue à un logement de droit commun. Dans ce schéma, le 115 est la porte d’entrée qui permet d’accéder à la première marche qu’est l’hébergement d’urgence. S’en détourner signifie bien souvent tirer un trait sur une éventuelle prise en charge dans les autres types de dispositifs existants. Les personnes se retrouvent dans une situation de non-recours cumulatif, le non-recours à une première offre de service les conduisant à ne pouvoir bénéficier d’un ensemble d’autres possibilités.
La seule explication quantitative ne peut être suffisante pour expliquer l’inadéquation entre l’offre et la demande pouvant conduire des personnes à ne pas recourir au système de prise en charge. Il faut alors regarder le contenu de l’offre en tant que telle. De quels types de solutions parle-t-on ? Différents centres d’hébergement sont considérés par les usagers comme des lieux insalubres ou dangereux auxquels ils n’envisagent de recourir qu’en cas de situation extrême. Comment ne pas prendre en compte ce jugement qui conduit des personnes à considérer que la rue est une solution plus décente que certains lieux bénéficiant de subsides publics pour héberger des personnes sans abri ? Malgré des efforts importants réalisés dans une volonté d’« humanisation » des structures d’accueil initiée par l’État en 2009, certaines continuent de proposer des conditions décrites par les usagers comme inacceptables.
Si l’on se cantonne au champ de l’hébergement d’urgence, l’offre très hétérogène (de la chambre individuelle au dortoir collectif, en passant par la chambre d’hôtel ou les logements à partager entre différents ménages) n’est pas toujours en cohérence avec l’évolution de la typologie des ménages, ni avec les missions qui relèvent désormais de l’hébergement d’urgence. La logique de mise à l’abri tolérait des espaces où la promiscuité pouvait sembler acceptable. Qu’en est-il lorsque les personnes doivent être hébergées durablement en accord avec le principe de continuité ? Précisons ici que, lorsque des solutions d’hébergement sont proposées, les personnes de nationalité étrangère sont plus souvent orientées vers l’hôtel que celles nées en France. Mais il est vrai que les premières ont plus souvent accompagnées d’enfants et que les familles sont rarement laissées à la rue. Pour autant, les familles d’étrangers bénéficient rarement d’un hébergement plus stable [11].
La question des conditions matérielles n’est pas le seul élément qui ressort de la parole des personnes qui se détournent des dispositifs d’hébergement. Les règles et contraintes de fonctionnement sont bien souvent pointées du doigt : horaires de sortie et d’entrée réglementés, impossibilité de recevoir de visites de membres de la famille ou d’amis, interdiction d’avoir un animal de compagnie sont autant de motifs invoqués par les personnes pour expliquer leur volonté de ne pas solliciter ce type de solution. Moins exprimée par les personnes interrogées, mais néanmoins présente, la question de la consommation d’alcool prohibée dans les structures est un problème important pour les personnes alcoolodépendantes qui craignent, en respectant les règles, de se retrouver en situation de manque. Alors que les problématiques d’addiction sont monnaie courante dans la rue, on peut être surpris par le fait qu’elles deviennent indirectement un facteur d’exclusion a priori. Idem pour la toxicomanie, l’illégalité ajoutant au poids de la normativité institutionnelle.
Autre point notable, et non des moindres, dans le fait que des personnes ne souhaitent pas solliciter une place d’hébergement, la condition d’accompagnement social qui y est liée. Vouloir trouver un moyen de ne pas dormir dehors ne signifie pas nécessairement que l’on accepte qu’un intervenant social ait son mot à dire sur des aspects parfois très intimes de son existence (santé ou parentalité par exemple) ou sur ses projets, envies, décisions. L’entrée dans un dispositif social peut ainsi être décrite comme une perte d’autonomie, et ce, alors que la promotion de l’autonomie est bien souvent le maître mot dans ce secteur. Deux visions de l’autonomie se confrontent : une autonomie décisionnelle permettant aux personnes de décider de leur devenir et une autonomie comme mise en cohérence des comportements individuels avec les normes attendues de la société. Dans ce contexte, ne sous-estimons pas la signification du fait de dire « non », le refus pouvant être le dernier pouvoir qui reste vis-à-vis de l’offre publique.
Affaiblissement du droit
Dans cette affirmation d’une crainte de perte d’autonomie décisionnelle, il faut comprendre le sentiment de perte de contrôle sur sa propre destinée. Ce sentiment est sans doute exacerbé par le flou qui règne concernant les droits que les personnes pourraient faire valoir (alors même qu’un droit à l’information des usagers existe depuis 2002). La question de la justiciabilité est rarement présente et claire dans la relation entre intervenant social et hébergé. Les principes de continuité et d’inconditionnalité demeurent encore dans bien des cas à l’état de principes théoriques et se confrontent à un discours sur la gestion de la pénurie de places et à des situations où les acteurs disent chercher à effectuer « les choix les plus justes » tout en tentant d’éviter une « embolie » du système. Cela vient justifier les pratiques dérogatoires vis-à-vis des textes : durées de séjours limitées, remises à la rue sans qu’une solution adaptée n’ait été proposée, tri des publics en fonction de leurs situations administratives ou de leur vulnérabilité. Le tri effectué répond d’ailleurs bien souvent au paradoxe face auquel se retrouvent les acteurs du champ : prendre en charge les plus faibles, mais assurer une rotation suffisante dans les structures pour que l’hébergement d’urgence continue de pouvoir accueillir… en urgence. Les personnes demandeuses d’asile non prises en charge dans les dispositifs dédiés (centre d’hébergement puis hébergement d’urgence des demandeurs d’asile – Cada et Huda), déboutées de la demande d’asile, en situation irrégulière ou ne pouvant accéder au travail ou aux minima sociaux, se retrouvent ainsi dans une catégorie à part, leurs statuts administratifs ne permettant pas de garantir une potentielle « sortie positive » (hébergement d’insertion, logement, travail) à court ou moyen terme. Une sorte de « critère d’insérabilité potentielle » vient ainsi déterminer si une personne peut ou non accéder à un dispositif d’urgence. Des quotas sont d’ailleurs mis en place sur certains territoires pour limiter le nombre de ménages en « situations administratives complexes » ou aux « droits minorés ». La juridicisation est ainsi venue se heurter aux contradictions et paradoxes qui traversent l’urgence sociale ; en atteste un défaut de justiciabilité patent. Le non-respect du droit à l’hébergement fragilise ainsi fortement la situation des personnes hébergées et concourt à échauder les potentiels demandeurs. Si la consolidation du cadre juridique semblait apporter une réponse aux difficultés d’un champ de l’hébergement d’urgence qui ne réussissait que trop peu à faire sortir les personnes de la rue, on se rend compte que l’affirmation d’un droit n’en fait pas nécessairement un support fiable. Alors que, dans un arrêt du 10 février 2012 [12], le Conseil d’État avait consacré le droit à l’hébergement d’urgence comme une liberté fondamentale, une première vague de référés liberté gagnés permettait de nourrir de réels espoirs. Depuis, des échecs répétés de cette procédure ont renforcé une jurisprudence négative.
L’affirmation du droit par l’État sans que celui-ci ne soutienne sa mise en œuvre effective conduit in fine à une fragilisation du droit et du rapport entretenu par les acteurs et les usagers vis-à-vis d’un cadre qui n’en est finalement pas un. L’offre publique vient renforcer le sentiment d’incertitude et donc de vulnérabilité des personnes en situation de précarité. Ainsi, les situations de non-recours sont-elles un indicateur fort de l’effritement de la fiabilité de l’offre publique et une critique de son caractère normatif conduisant des personnes à s’en détourner.
Notes
[1] Dans le cadre d’une thèse de doctorat (université Grenoble Alpes, UMR PACTE, Sciences Po Grenoble) sur la question du non-recours à l’hébergement et au logement des personnes qualifiées de « grands exclus », sous la direction de Philippe Warin.
[2] Françoise Yaouancq, Michel Duée, « Les sans-domicile en 2012 : une grande diversité de situations », France, portrait social, Insee, 2014.
[3] Philippe Warin, « Le non-recours : définition et typologies ? », Odenore, Working paper n° 1, juin 2010.
[4] Stéphane Rullac, « Analyse sociojuridique de l’urgence sociale : cadre, fonctionnement et évolution », EMPAN, n° 84, 2011, p. 25-31.
[5] Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable (dite Dalo).
[6] Hébergement dans un logement de transition, un logement-foyer ou une résidence hôtelière à vocation sociale.
[7] Loi de mobilisation pour le logement et contre l’exclusion du 25 mars 2009 (dite loi Molle).
[8] CASF art. L. 345-2-2
[9] CASF art. L. 345-2-3. Le principe de continuité a été créé par la loi Dalo puis précisé dans la circulaire du 19 mars 2007 avant d’être introduit dans le CASF par la loi Molle.
[10] Françoise Yaouancq, et al., « L’hébergement des sans-domicile en 2012 : des modes d’hébergement différents selon les situations familiales », Insee Première n° 1455, juillet 2013.
[11] Françoise Yaouancq, Michel Duée, op. cit.
[12] CE, réf., 10 février 2012, Fofana c/ ministre des solidarités et de la cohésion sociale, n° 356456.
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