Alors que le mouvement No Border à Calais est l’objet d’accusations graves...
Des No Border sans frontière
article paru dans la revue Plein droit n°104, mars 2015

Les militants No Border sont l’objet depuis quelques jours d’un tir groupé d’accusations du ministère de l’intérieur, de la maire de Calais, de la préfète du Pas-de-Calais : ils seraient à l’origine de l’augmentation de la tension à Calais et à l’intérieur du ghetto où ont été assignés plusieurs milliers d’exilé.e.s. Des accusations qui n’ont d’autre objectif que de faire oublier une autre violence ; celle, massive et multiforme, qu’exerce l’État, à Calais et ailleurs, contre les migrant.e.s en quête de protection.

Nous avons souhaité, face à ces graves accusations mensongères, mettre à la portée de tous un article publié en mars 2015 dans le numéro 104 de la revue du Gisti, Plein droit, sous le titre : « Aux frontières de l’Europe, les jungles ».

14 novembre 2015

La préoccupation principale du mouvement No Border, ce sont les frontières qui empêchent les victimes d’injustices et de violences liées aux désordres du monde de fuir leur pays. Venus pour donner une visibilité plus forte à la situation calaisienne, les militant.e.s de ce mouvement décident de rester au prix d’un lynchage médiatique savamment entretenu pour éviter la convergence des luttes.

Pour le mouvement No Border - international, autogestionnaire et anti-hiérarchique -, l’engagement contre l’existence des frontières et pour la défense de la liberté de circulation est central. Il n’a pas commencé à Calais. Il y avait eu plusieurs « no border camps » antérieurs : entre autres, en 2000, à Ustrzyki Dolne en Pologne, à quelques kilomètres de l’Ukraine ; en 2002, à Strasbourg ; en 2003, à Frassanito (dans les Pouilles) ; en 2007, en Transcarpatie, à l’intersection des frontières de l’Ukraine, de la Slovaquie, de la Pologne, de la Hongrie et de la Roumanie ; et, en 2008, un camp de résistance et de solidarité avec les exilés afghans de Patras en Grèce. Des activistes No Border sont présent.e.s dans nombre de pays européens mais aussi en Turquie, à Ceuta et Melilla, au Mexique, en Australie, etc.

L’investissement des No Border à Calais, à partir de 2009, s’inscrit donc comme une étape supplémentaire dans une lutte politique de longue haleine un peu partout en Europe et, comme à Patras, sur des terrains parfois très semblables à celui du Calaisis. La préoccupation centrale du mouvement, ce sont les frontières qui empêchent les victimes de l’injustice et des violences planétaires d’échapper à leur mauvais sort. C’est aussi de lutter à leurs côtés pour leurs droits.

À Calais, un camp militant est organisé par les No Border en juin 2009 après des discussions avec des activistes britanniques impliqués dans un rassemblement, en 2007, à Gatwick, l’un des grands aéroports du sud de l’Angleterre, où s’implantait un nouveau centre de rétention. A vol d’oiseau, une centaine de kilomètres séparent Gatwick de Calais. La nouvelle initiative, côté français, vise à donner une visibilité plus forte à la situation calaisienne. Pendant une semaine, elle rassemble plus de 1 000 personnes venues de toute l’Europe et au-delà… mais également plus de 2 000 policiers venus de tout l’Hexagone. L’assemblée générale du camp décide alors de maintenir une présence constante des No Border à Calais.

Rester durablement

Le fonctionnement de No Border exige un engagement important sur le terrain pour créer des relations de proximité avec les communautés migrantes. Initialement installés au camping de Calais, les activistes vont rapidement louer des appartements ou des petites maisons, qu’ils devront quitter à la demande des propriétaires qui sont souvent l’objet de suspicion et de pressions de la part des autorités.

La question de l’hébergement des activistes donne lieu à de nombreux débats. Les personnes exilées vivant, elles, dans des « jungles », il y a risque de distanciation. Or le réseau No Border ne souhaite pas agir à leur place ou en leur nom. Il entend les aider à agir en autonomie et soutenir leurs luttes. L’hébergement des activistes doit permettre de créer des relations humaines, de l’amitié. Il doit aussi rendre possible la mise à l’abri des blessés dans les « offices No Border ». Au cœur de ce débat figure la question, toujours en tension, de la définition de l’activiste, et celle de savoir qui est No Border et qui ne l’est pas.

En 2011, l’organisation Calais Migrant Solidarity (CMS) est créée pour concrétiser le projet de présence permanente de No Border à Calais. À la fois indépendante du réseau No Border – mais, comme il n’y a pas de comité central, c’est implicite – et outil – par exemple pour répondre ou initier des demandes de dons -, elle poursuit les objectifs de No Border par des activités variées qui ont pour but de construire la résistance face aux agressions policières, d’éveiller les consciences sur la situation migratoire calaisienne, de montrer la solidarité avec les migrant·e·s, de soutenir leurs luttes et d’y participer. Il s’agit aussi de multiplier les actions ponctuelles permettant de créer du lien entre les communautés des exilé.e.s et la population calaisienne : des soirées de projections, des concerts de soutien, des ateliers réparation de vélo, les jeux sans frontière, etc.

La journée type des militant⋅e⋅s No Border se partage entre le recueil des informations auprès des exilé.e.s sur l’actualité du camp (patrouilles policières, malades, etc.) et la prise en charge de certains besoins : visites au centre de rétention administrative, recueil de témoignages de violences policières, approvisionnement de la jungle en bois et eau, participation aux réunions dans les squats, accompagnement des exilé.e.s à l’hôpital, aide à l’organisation de cours d’anglais, de français, transmission des infos juridiques, etc.

De l’hébergement des mineurs au hangar Kronstadt

Après la destruction de la plus grande jungle, celle des Pachtouns, en 2009, face au nombre de mineurs à la rue, les activistes No Border qui louent un petit appartement décident d’accueillir les jeunes qui le demandent. Cet hébergement de transition à Calais durera environ 6 mois, entre 2009 et 2010. L’idée est de disposer d’un espace protégé où les jeunes puissent se poser, réfléchir à leur envie ou non de continuer leur route jusqu’en Angleterre, mais aussi redevenir des adolescents, cuisiner, danser, jouer, chanter... Le réseau a voulu également que cette expérimentation pousse les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités en protégeant enfin les mineurs tout en respectant le désir de ceux qui veulent continuer leur route vers l’Angleterre. Ce lieu ferme début 2010, le propriétaire de l’appartement n’ayant pas voulu renouveler le bail. Plusieurs réunions inter-associatives sont organisées autour d’un projet de maison des mineurs, qui échoue dès lors que le conseil général choisit France Terre d’Asile [FTDA] comme opérateur sur la question.

L’hébergement et la protection des mineurs n’étaient pas une finalité en soi pour CMS, qui ne souhaite pas s’épuiser à remplir les missions de l’État, mais ce sont bien les conditions d’accueil des mineurs isolés étrangers (MIE) qui en ont fait une nécessité. Dans le Calaisis, l’État est à la racine des problèmes : il détruit les jungles et s’abstient de fournir des structures adéquates pour la protection des personnes – y compris mineures – qu’il expulse de leurs cabanes pour les mettre à la rue. Les prendre en charge permettait aussi de rendre visible la détresse de mineurs exposés aux pires dangers par cette politique d’État. No Border a voulu reproduire cette expérience avec les jeunes, mais à plus grande échelle. Ce sera le projet Kronstadt. A l’origine de ce lieu, un constat : les personnes exilées ont des histoires et des bagages, des savoirs-être, des savoirs-faire, etc. qu’elles peuvent utiliser dans leur vie calaisienne pour peu qu’elles disposent d’un espace. Cela pourrait être une manière de tisser du lien entre la population précaire calaisienne et la population migrante, elle aussi précaire. Un hangar a donc été loué pour créer ce « centre social » où chacun aurait pu trouver ce dont il avait besoin ou envie : réparation de vélos, accès internet, cuisine, musique, sports, échanges culturels, etc.

La mairie et le préfet ont coupé court au projet, en fermant le lieu très rapidement sous prétexte qu’il n’était pas aux normes pour accueillir du public, mais, plus vraisemblablement, parce que ce possible rapprochement entre précaires déplaisait aux institutions, au préfet et à la maire de Calais, Natacha Bouchart. La survie à la rue ou la froideur de l’hiver devaient leur sembler plus adaptées aux migrant·e·s… L’idée d’un endroit facilitant le vivre-ensemble a continué son chemin, et le hangar Zetkin [1] a été ouvert au début de l’été 2012. A nouveau, le réseau a été confronté aux mêmes accusations de la part de la mairie, et le lieu fermé pour « non-respect des normes de sécurité ».

Sanctuarisation de squats et « copwatch »

À Calais, la violence policière a longtemps fait partie du quotidien et de l’ordinaire, au point qu’on peut se demander si elle n’est pas devenue la norme. Face à cette dérive policière, les activistes de No Border ont entendu réagir en assurant une présence partout où elle sévissait, notamment à l’intérieur des squats, de façon à pouvoir en témoigner et à en apporter la preuve. Les personnes exilées se regroupent dans des squats afin de se mettre à l’abri et tenter de se protéger des violences policières. Mais la police investit également ces squats, y pénètre sans respect des procédures puisqu’elle ne les considère pas comme des domiciles [2]. Dès 2010, les No Border ont essayé de protéger les squats des expulsions administratives immédiates, dites de « flagrant délit », légales quand l’occupation vient d’avoir lieu. La règle est différente si l’on peut prouver que le squat est ouvert au moins depuis quelques jours. Il faut alors - en principe - une décision judiciaire pour l’évacuer, ce qui permet de gagner de précieux mois. Des activistes se sont donc installés un peu à l’avance dans certains sites pour contraindre les autorités à ces procédures.

C’est ainsi qu’en février 2013, un premier « squat légal » a été ouvert rue Caillette, avec des preuves de son ouverture, une activiste ayant revendiqué sa présence dans les lieux. La mairie de Calais, plus habituée à la toute-puissance qu’au droit, a été déboutée par le tribunal pour vice de forme et s’est vue obligée de la renouveler dans des formes légales. Malheureusement, l’assassinat d’un résident du squat, en août 2013, a ouvert la voie à une évacuation d’urgence.

Autre expérience de même nature, la « maison des femmes » ouverte en juillet 2013 dans une habitation vide de la rue Victor Hugo, Initialement, l’idée était de créer un nouveau squat ordinaire. Face aux nombreux conflits sur l’utilisation de l’espace, souvent à caractère sexiste, l’idée d’un « safe space » (un espace sûr) pour les femmes et les enfants, jamais envisagée auparavant à Calais, a germé. En octobre, le squat a été fermé aux hommes et organisé en centre social au rez-de-chaussée et en espace d’habitation à l’étage. En novembre 2013, les habitantes se sont vues signifier une ordonnance d’expulsion. Elles ont refusé de s’y plier et ont demandé aux activistes de les aider à médiatiser l’affaire, rédigeant elles-mêmes des communiqués de presse et accordant des interviews sur leur situation. Devant leur obstination et le soutien des associations, le préfet a fini par renoncer à mettre ces femmes et ces enfants à la rue. De longues négociations se sont engagées sur l’avenir de cette maison et de ses habitantes. Et, en avril 2014, l’association Solid’Air a été désignée pour prendre le relais des activistes No Border, une équipe de travailleurs sociaux s’occupant des femmes et des enfants. En juillet 2014, la maison a été murée, et le centre pour les femmes déplacé route de Saint-Omer, dans l’espace d’accueil de jour du Secours Catholique que l’administration avait omis de consulter.

À ces ouvertures revendiquées de squats dans le but de les sanctuariser, au moins pendant un temps, pour garantir un peu de tranquillité aux personnes exilées, les activistes de No Border ont ajouté le « copwatch », des patrouilles de vigilance chargées d’avertir par des coups de sifflets les personnes résidentes de l’irruption de la police, pour leur permettre de fuir et d’éviter l’interpellation. Cette vigilance impliquant une présence sur place a conduit les activistes à s’héberger eux-mêmes dans les lieux. Ce « copwatch » a aussi permis de filmer les agissements de la police dans le but de récolter des preuves de ses méfaits et de faire diminuer ces violences. Dans les premiers temps, la présence des caméras des No Border a calmé les policiers. Mais, avec le temps, ils se sont rendu compte que le réseau ne rendait pas publiques ces vidéos accumulées depuis 2009, et ont repris leurs agissements. Jusqu’en 2011, où Rue89 et les Inrocks [3] ont diffusé certaines vidéos, première dénonciation publique des violences policières.

Des images des violences policières à la saisine du Défenseur des droits

Après cette première étape de publicisation des violences policière, le réseau a souhaité aller plus loin en les faisant condamner. Dès 2011, l’idée d’une saisine du Défenseur des droits surgit après discussion avec des associations plus expertes en droit, sur la base des preuves accumulées. Cette saisine supposait que les images soient accompagnées d’un rapport de synthèse décortiquant les mécanismes et les modes opératoires de la police dans le Calaisis. C’est ainsi qu’a été élaboré le document « Calais, cette frontière tue. Rapport d’observation des violences policières à Calais depuis juin 2009 » [4] déposé en juin sur le bureau du DDD dès sa nomination, par Calais Migrant Solidarity soutenu par une vingtaine d’organisations locales nationales et internationales [5]. Cette initiative ayant déclenché l’ouverture d’une enquête du Défenseur des droits sur le terrain, auprès de différentes administrations et de l’institution judiciaire, des consignes de modération ont manifestement été données à la police. Le niveau des violences a diminué.

Plus de trois ans après sa saisine et à l’issue d’un long travail de vérification, Dominique Baudis a rendu ses conclusions publiques le 13 novembre 2012 [6]. Il y confirmait la réalité d’abus en matière de contrôles d’identité, de harcèlements tournant à la persécution (interpellations et conduites au commissariat de Coquelles des mêmes personnes, y compris des étrangers en situation régulière, dans un délai rapproché), de comportements policiers provocants et humiliants dans les lieux de vie des personnes exilées, d’acharnements illégaux de la mairie (destructions illégales de biens personnels à l’occasion des expulsions de squats)… Autant d’agissements indignes et illégaux, pratiqués ou couverts depuis des années par les diverses autorités, et enfin officiellement reconnus par une instance de la République officielle et indépendante.

Pourtant, malgré les preuves, le gouvernement a nié la réalité, Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, contestant l’exactitude des faits, tandis que le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, biaisait à coup de généralités et de langue de bois. Cet autisme de l’État en dit long sur les accommodements avec le droit auxquels il se livre dès lors qu’il s’agit de combattre des étrangères et des étrangers qui n’ont d’autre solution que l’exil pour sauvegarder leurs libertés et parfois leur vie.

En prendre « plein la tronche », ça crée des liens

Le mouvement No Border ne ressemble pas tout à fait aux autres organisations qui soutiennent les personnes exilées. D’abord, même s’il leur apporte aussi une aide humanitaire, il le fait avec des objectifs politiques. Son investissement à Calais entend montrer que l’existence des frontières conduit à l’oppression et à une guerre entre les êtres humains selon qu’ils sont du bon ou du mauvais côté, en contradiction avec le principe d’égalité d’un État « démocratique ». Ensuite, par sa présence de proximité aux côtés des personnes exilées, le mouvement No Border veut contribuer, dans la mesure du possible, à leur autonomie dans la lutte pour le respect de leurs droits. Cette double particularité suscite souvent des inquiétudes et parfois des hésitations chez celles et ceux qui pourraient collaborer avec lui. Mais le temps aidant, les associations ont globalement fini par reconnaître le travail du réseau. Réciproquement, No Border a, lui aussi, fini par admettre qu’il était possible de se coordonner et de collaborer dans l’intérêt des personnes exilées.

Le réseau bénéficie de deux qualités appréciables pour tous les intervenants : ses activistes, venant souvent à Calais pour une période limitée de temps, ont une disponibilité et une réactivité presque permanentes, de jour comme de nuit. Par ailleurs, leur cohabitation avec les personnes exilées dans leurs lieux de vie en font des intermédiaires précieux entre les communautés migrantes et les associations. Le rapport du Défenseur des droits et le travail de la Plateforme Service-Migrants (PSM) ont facilité le rapprochement entre les associations et les activistes, tout comme d’autres expériences positives, comme la maison des femmes et des enfants de la rue Victor Hugo. La création, en novembre 2013, de Calais, Ouverture & Humanité [7], caractérisée par son activisme dans les réseaux sociaux, et les erreurs politiques et stratégiques de nos adversaires communs, notamment des autorités publiques et politiques, ont également soudé le tissu associatif calaisien. En prendre « plein la tronche » tous les jours ensemble, ça crée forcément des liens.

No Border

[1Du nom de Clara Zetkin, féministe marxiste, repris comme nom de lutte par Marie-Noëlle Gues, militante calaisienne décédée le 17 septembre 2011

[2Cf. Gisti, Expulsions de terrain : sans titre, mais pas sans droits, coll. Les Notes pratiques, octobre 2014 (téléchargeable en ligne)

[5Voir la déclaration commune « Détruire les jungles : une fausse solution », dont le Gisti était signataire

Voir notre dossier « La liberté de circulation »

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Dernier ajout : jeudi 1er février 2024, 16:30
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