Édito extrait du Plein droit n° 120, mars 2019
« Mayotte à la dérive »
« Juste, on te garde vivant »
ÉDITO
C’est avec ces mots qu’une personne enfermée décrit les conditions de vie au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, dans un témoignage paru durant la grève de la faim menée dans plusieurs centres en janvier dernier [1]. Ces récentes mobilisations collectives, qui s’inscrivent dans la lignée de nombreuses autres actions, sont des symptômes graves de la politique migratoire des gouvernements qui se succèdent depuis 20 ans.
Le 20 février, des personnes ont entamé leur cinquantième jour de rétention, en application des dispositions de la loi « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie » du 10 septembre dernier qui a doublé la durée maximale d’enfermement en CRA pour la porter à 90 jours. Cet allongement de la durée d’enfermement constitue une nouvelle forme de violence institutionnelle qui s’exerce à l’abri des regards : peu de journalistes demandent aux préfectures l’habilitation qui leur permet de se rendre seul·es dans les centres de rétention [2] et aucun·e n’a, à notre connaissance, obtenu ce sésame. Les visites des parlementaires sont rares, le plus souvent annoncées ou organisées, et globalement peu couvertes par la presse.
Pourtant, derrière les murs, les personnes étrangères sont contraintes de vivre dans des conditions abominables : nourriture en quantité insuffisante voire périmée, manque de chauffage, absence totale d’intimité et conditions d’hygiène déplorables. À cela s’ajoutent l’anxiété liée à une expulsion imminente organisée secrètement par l’administration, la peur d’être réveillées brutalement en pleine nuit par la police pour être conduites à l’aéroport et ligotées à bord d’un avion. Sans parler des brutalités, commises notamment par les brigades spécialisées lors des embarquements, qui accroissent considérablement le climat de peur diffuse. La crainte d’être maltraité·es au pied des pistes, conduit beaucoup d’étrangers et d’étrangères à monter dans les avions sans résister, ce qui leur évite aussi des poursuites judiciaires qui les conduiraient en prison. Refuser de se soumettre à l’arbitraire administratif expose en effet à des sanctions, pénales cette fois. Avec, en ligne de mire et pour quelques mois, la prison, puis le retour en rétention, puis de nouveau la prison. Des personnes se retrouvent ainsi prises dans les filets d’enfermements officiellement distincts, dont on ne discerne plus ni les différences ni la finalité. La frontière devient poreuse entre ces formes de détention, et tant pis si, au passage, les logiques pénales sont dévoyées au nom du harcèlement réclamé par les politiques migratoires.
Le contrôle des procédures par le juge des libertés et de la détention est souvent ressenti non comme une garantie, mais comme une brutalité supplémentaire. Les audiences sont expéditives, organisées dans des délais toujours insuffisants pour préparer une défense. Certain·es magistrat·es prolongent les périodes de rétention, parfois en l’absence d’avocat·e ou même des personnes concernées – si celles-ci ont été transférées à l’hôpital où elles peuvent d’ailleurs se trouver placées par la préfecture sous un autre régime de privation de liberté, celui de l’hospitalisation d’office. Les juges judiciaires se transforment fréquemment en maillons de la chaîne à expulser plutôt que d’assurer leur mission de contrôle extérieur sur l’action administrative.
Faim, fatigue, ignorance des règles et des procédures, maltraitances de la part des policiers, tout s’imbrique pour que la rétention soit vécue au mieux comme une sanction – ce qui n’est pas a priori sa finalité –, au pire comme une négation complète de la personne dans son intégrité physique.
Ces violences multiformes s’exercent de façon aveugle sur l’ensemble des personnes étrangères, le CRA étant certainement l’unique lieu où se croisent toutes les situations administratives possibles : demandeurs et demandeuses d’asile sous le coup d’une procédure de transfert « Dublin III », personnes frappées d’une interdiction judiciaire du territoire, primo-arrivant·es, travailleurs et travailleuses sans papiers, Européen·nes ou non, enfants et vieillards. C’est la seule qualité d’étranger qui justifie ce traitement, « pire que la prison » selon de nombreux témoignages.
Par cette dimension, le CRA remplit un usage bien particulier dans la politique migratoire. Plus qu’une simple antichambre de l’expulsion ou qu’un outil « pratique » pour l’administration, il constitue un message fort à destination des personnes étrangères : elles méritent des droits réduits et un traitement indigne. L’administration disposait de 45 jours maximum pour effrayer, humilier, déshumaniser. Elle en a désormais 90. La finalité de la rétention apparaît plus clairement que jamais : non pas faciliter l’expulsion, mais dissuader et punir.
Notes
[2] Depuis 2016, les journalistes sont autorisés à entrer dans les centres de rétention sur habilitation préfectorale. Mais ils n’en font que rarement la demande. Lorsque c’est le cas, elle est le plus souvent rejetée par l’administration.
Partager cette page ?