Article extrait du Plein droit n° 132, mars 2022
« Des foyers de résidence surveillée »
La double stigmatisation des résidents des foyers
Ali El Baz
Ancien coordinateur de l’ATMF, membre du Copaf et du Gisti
Qui a le droit d’opérer des contrôles des résidents dans un foyer ?
Dans les textes, rien ne permet de contrôler les résidents des foyers. Dans la pratique, des descentes de la police et des contrôleurs des différentes caisses de protection sociale ont été organisées pour contrôler la « résidence effective » des personnes. Je me souviens du foyer du port de Gennevilliers, en 1998 (il devait être démoli car insalubre) : le procureur avait déclaré dans Le Parisien qu’il y avait des armes dans ce foyer, les flics qu’on y élevait des chiens ; enfin, chacun en avait rajouté une couche pour légitimer une intervention musclée. Et à 6 heures, un matin, des fourgons de CRS sont arrivés et tout le monde a été contrôlé. L’État, le ministère public ou l’administration usent de divers motifs pour contrôler les résidents au sein des foyers parce que sinon, rien ne l’autorise. Normalement, ce sont les mêmes règles que dans un logement ordinaire qui s’appliquent. Dans l’absolu, les résidents de foyers ont les mêmes droits, je dis bien dans l’absolu.
Adoma n’a pas non plus le droit d’entrer dans les chambres sans que les personnes en soient informées – les chambres étant des espaces privatifs –, sauf qu’il s’arroge ce droit par différents biais, que ce soit par l’intermédiaire des agents d’entretien ou des gestion- naires eux-mêmes puisque ceux-ci ont le double des clés. Dans un foyer Adoma dénommé Esso, un Marocain, parti en vacances, m’a dit à son retour : « J’ai reçu une mise en demeure ; la responsable m’a dit que j’hébergeais quelqu’un. » Alors comment l’a-t-elle su ? Elle est rentrée dans la chambre et a vérifié dans le frigo. Il y avait à manger, c’était donc la preuve que quelqu’un était là. Mais cette intrusion étant contraire au texte, la responsable a été coincée… Pour éviter ces intrusions, les résidents de deux foyers de la région parisienne ont décidé de changer les serrures. Bien sûr, c’est interdit par le règlement intérieur sauf que là, on rentre dans des rapports de force : il y a eu une décision collective de tous les résidents du foyer, un serrurier est venu pour changer les serrures de toutes les chambres. Adoma n’a rien pu faire mais il a globalement la mainmise.
Il existe donc dans les foyers ce que j’appelle une double discrimination, ou peut-être plutôt une double stigmatisation, c’est-à-dire qu’on contrôle plus facilement les personnes étrangères qui résident dans un foyer, du fait de la particularité même du foyer, que celles qui vivent dans un logement de droit commun. Donc in fine, les résidents des foyers sont davantage stigmatisés que d’autres étrangers. Pourquoi ?
Parce que l’administration ne veut pas se déplacer pour rien ; quand elle se déplace, elle aime bien « faire du chiffre » et, dans les foyers, elle a de fortes chances de pouvoir en faire. Des « descentes » sont organisées pour réaliser un contrôle à domicile. Cela s’effectue par l’intermédiaire des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) qui réunissent tous les organismes de protection sociale avec le procureur, le commissaire de police, le préfet, l’administration fiscale, etc.
En quoi consiste ce contrôle au domicile ?
Il existe deux types de contrôles. Il y a ceux réalisés par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) ou la Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat). Les personnes bénéficiant de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) – c’est une petite aide pour les retraités, qui complète leur pension jusqu’à 960€ – sont soumises à une condition de résidence en France de six mois et un jour. La Caisse d’allocations familiales (CAF) effectue aussi ce contrôle dans le cadre de l’aide personnalisée au logement (APL). Pour toucher l’APL, on n’a pas le droit de quitter son logement plus de quatre mois par an. À Clermont-Ferrand, par exemple, un agent de la CAF passe presque tous les jours dans les foyers sous le prétexte d’aider les résidents mais eux ne sont pas dupes. « C’est pour nous contrôler. On ne peut même pas partir au pays ! », me disaient-ils.
Que ce soit la Carsat ou la CAF, jamais ces caisses ne vont vérifier si une personne ayant un logement à Paris, une maison secondaire ailleurs et percevant l’APL habite ou non son logement. Par contre, les résidents des foyers sont un public ciblé : on suppose qu’ils habitent seuls et qu’ils vont certainement rentrer au pays donc on les contrôle. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations en 2009 puis le Défenseur des droits en 2012 ont d’ailleurs qualifié ces pratiques de discriminatoires. Selon la loi, Français comme étrangers sont soumis à une condition de résidence pour bénéficier de l’Apsa ou de l’APL. Mais en pratique, il y a une stigmatisation des étrangers, ce qui a d’ailleurs motivé la création du collectif Justice et dignité pour les chibanis, constitué d’associations de Toulouse, de Nice, de Strasbourg, de Clermont-Ferrand, de Marseille, de Perpignan, de Paris, qui a organisé plusieurs rassemblements devant les caisses.
Et quand la Caisse passe dans un foyer, comment cela se passe concrètement ?
Avant de passer, les agents de la CAF ou de la Cnav devraient envoyer un courrier à l’intéressé et, s’il ne répond pas, le convoquer. À Argenteuil ou à Strasbourg, les agents préfèrent se déplacer, soi-disant pour des raisons pratiques parce que ce sont des vieux, qu’ils ne peuvent pas trop se déplacer et que les agents préfèrent quand même leur « rendre service »… Ils envoient donc une affichette aux gérants* des foyers informant de leur passage tel jour. Mais aucun résident ne la lit – certains étant analphabètes. Le jour J, les fonction- naires débarquent et contrôlent étage par étage : « Passeport ! ». Les caisses ne réclament pas leur passeport aux Français et personne n’est obligé d’en détenir un. Cette pratique discriminatoire est pourtant admise par les textes [1] sur la sécurité sociale. Par ailleurs, les agents des caisses peuvent demander les relevés bancaires pour regarder si vous retirez du liquide dans le pays d’origine. C’est ce qu’ils appellent un « faisceau d’indices ».
Et si ce faisceau d’indices indique que la personne n’a pas rempli la condition de résidence en France, que se passe-t-il ?
J’ai suivi les dossiers de résidents d’un foyer à Argenteuil dans ce cas-là. C’est simple : on arrête de vous verser l’Aspa et, quand vous avez une retraite de 300 ou 400 €, ça veut dire que vous n’avez plus le petit complé- ment jusqu’à 900 €. Et on vous arrête aussi les APL ! On vous dit : « Vous avez à payer une amende pour fraude de… » En région parisienne l’amende oscille entre 900 et 1 500 €. On vous dit également : « Vous allez nous restituer tout l’argent que vous avez trop perçu de l’Aspa pendant toutes ces années », donc 15 000 €, 20 000 €, 30 000 €, ça dépend. Avant, on trouvait un arrangement avec les caisses pour étaler les paiements. Mais ces dernières années, la Cnav ou la Carsat prélève l’argent directement sur la pension de retraite. Si tu as une retraite de 400 € et que tu as un arriéré de 20 000 € à restituer, elle te prend tes 400 € ; tu n’as plus rien. Et les gens, qu’est-ce qu’ils font ? Ils partent ! C’est ce que j’appelle « l’auto-expulsion ». Même des personnes pour lesquelles on avait trouvé un arrangement ! Parce qu’en majorité, les personnes n’ont pas le réflexe de demander de nouveau l’Aspa et l’APL. Il faut contester la décision et compter entre un an et demi et deux ans de procédure. Donc les gens ne peuvent pas rester ici donc ils s’auto-expulsent.
Il y a une méconnaissance parmi les résidents des foyers de l’obligation de résidence et de la distinction entre ce qui relève de leur retraite et de l’Aspa. Or s’il y a fraude ou mauvaise foi, c’est à la Caisse de le prouver. C’est prévu par le code des relations entre le public et l’administration mais n’est pas toujours appliqué… Je me rappelle un fonctionnaire de la Cnav d’Asnières parti contrôler la résidence d’une personne qui touchait l’Aspa et habitait dans le bâtiment C d’un foyer. Sauf que ce fonctionnaire ne savait pas que le bâtiment C se trouve à l’intérieur du B et il a conclu que le bâtiment C était fictif. Fraude ! Donc il bloque le versement des pensions, avec ou sans Aspa, de la soixantaine de personnes habitant le bâtiment C. Cela a duré huit mois, les gens gueulaient, ils n’avaient pas d’argent. Les retraités qui étaient au bled sont revenus. On est parti faire une occupation des locaux de la Cnav qui a fini par nous dire : « Nous avons détecté l’erreur et nous allons effectuer les paiements ». Des erreurs bidon de ce genre ne sont réparées qu’en passant par de tels mouvements d’occupation.
D’autres pratiques administratives ciblent ainsi les résidents des foyers ?
Lors des permanences juridiques fiscales, où sont apportés aide et conseil pour les déclarations de revenus, les habitants des foyers se plaignent : tous y vivent seuls mais, à 90 %, ils sont mariés sous le régime de la séparation des biens car c’est le régime commun dans les pays musulmans dont ils sont issus. Mais les impôts les considèrent soit comme célibataires soit comme divorcés. Par conséquent, la part de l’épouse et les demi-parts des enfants disparaissent. Si la personne touche 20 000 € par an, elle devient imposable, et pas seulement pour cette année-là. Tant qu’à faire autant récupérer les trois dernières années ! En majorité, ces personnes ont des papiers et pendant des années elles n’étaient pas imposables. Ces dernières années, ces demandes du fisc, ça pleut, ça pleut partout, dans tous les foyers.
On a par ailleurs le droit d’aider sa famille, de déduire une petite somme des impôts mais encore faut-il prouver qu’on envoie tel montant à sa famille au pays. Pas de preuve, pas de déduction au niveau des impôts.
Le formulaire des impôts prévoit seulement trois situations, « marié », « célibataire », « divorcé » ; il n’y a pas « marié sous le régime de la séparation de biens » ou « marié sous le régime de la communauté de biens ». Donc on vous contraint à faire un faux. Et les personnes sont touchées dans leur dignité : on veut « les divorcer » ou les considérer comme célibataires alors qu’elles ne le sont pas. Et cela a d’autres conséquences car l’avis d’imposition est devenu central dans l’administration. Si la personne veut faire venir sa famille, elle ne le pourra pas car la préfecture va lui dire : « Non, monsieur. Vos déclarations fiscales disent que vous êtes célibataire, vous n’êtes pas marié. » Et à la CAF, c’est pareil pour les APL. Donc il y a tout un tas de déductions par ricochet qui font que la personne se retrouve bloquée. À l’initiative de Droits devant !!, du syndicat Solidaires finances publiques et d’associations dont le Gisti, le collectif Racket [2] a informé le ministère des finances de cette aberration. La réforme du code des impôts ne visait pas à surveiller ces gens-là mais les couples riches essayant de détourner de l’argent. Mais jusqu’à présent, le ministère ne veut rien entendre...
À ces permanences viennent aussi des personnes hébergées* en foyer ne parvenant pas à faire établir leur domiciliation fiscale. Avant, cela se faisait sans problème. C’est fini. Pourquoi ? Parce que les gestionnaires* des foyers envoient chaque année au fisc la liste des résidents. Si tu es hébergé, on te dit : « Non, c’est impossible ! Tu n’as pas le droit d’être hébergé dans un foyer. » C’est un hébergement réel mais l’administration fiscale ne l’accepte pas. De façon complètement arbitraire.
Les résidents de foyers font-ils l’objet d’autres taxations abusives que celle évoquée ?
Depuis 1998, la loi prévoit que les personnes en besoin d’hébergement stable sont exonérées de la taxe d’habitation. Sauf que les résidents ne sont pas directement exonérés, c’est aux gestionnaires de foyer d’en faire la demande à la préfecture et de la transmettre au service fiscal. Le problème, c’est que les gestionnaires ne font pas cette démarche et le fisc envoie la taxe d’habitation à tous les résidents du foyer ! Il faut faire cette demande tous les ans donc dès qu’il y a un départ parmi les gestionnaires, on repart à zéro et rebelote : les gens se retrouvent encore à payer une taxe qu’ils ne devraient pas payer…
Dernièrement, à Clichy, dans le cadre de la transformation d’un foyer en résidence sociale*, une personne a été relogée dans un des bâtiments provisoires et elle devait ensuite revenir dans le bâtiment réhabilité où elle résidait auparavant. À partir du moment où elle a indiqué dans sa déclaration, ce changement d’adresse et qu’ensuite elle retournait à l’adresse antérieure, elle a été taxée de 900 € au titre de la résidence secondaire ! Et cela arrive à des personnes démunies, qui ne savent pas lire ni écrire. Et parfois, moi, j’ai la rage : la personne réunit tous les éléments pour contester mais les délais sont dépassés ; elle n’a plus que ses yeux pour pleurer.
Comment s’exerce le contrôle des personnes hébergées au sein des foyers ?
Avant, on n’avait pas le droit d’héberger un tiers ; après, cela a été autorisé suite aux grèves des foyers de 1975-1980. On peut héberger quelqu’un pendant trois mois, à la condition d’en informer le gestionnaire, en déclarant l’identité de la personne accueillie. Par ailleurs, sont intégralement reproduits dans le règlement intérieur* les articles L. 622-1 et L. 622-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers qui concernent la répression de l’aide à l’immigration clandestine. Pour éviter toute poursuite, les gérants demandent un titre de séjour. Si vous n’en avez pas, vous ne pouvez pas être hébergé. Donc ce n’est pas seulement un contrôle de l’identité, c’est aussi un contrôle du droit au séjour en France. N’importe quelle personne habitant dans un logement ordinaire peut héberger une personne avec ou sans papiers ; un résident de foyer, s’il héberge un sans-papier, risque d’être poursuivi pour aide au séjour irrégulier. C’est quand même gonflé ! C’est, par exemple, un retraité qui héberge son fils qui paie le loyer pendant qu’il part au pays. Les gestionnaires des foyers le savent et le font savoir aux résidents qui préfèrent ne pas participer à une lutte sinon, c’est simple : le gestionnaire envoie un huissier à 6 heures du matin qui constate que quelqu’un est hébergé et là, c’est la mise en demeure et la procédure d’expulsion.
Les règlements intérieurs des résidences sociales sont calqués sur ceux des foyers, et c’est de la folie : il n’y a que de l’interdit ! C’est la même supercherie que pour les zones d’attente : tu descends de l’avion, tu penses que tu es en France mais on te dit que tant que tu n’as pas passé le contrôle de la police des frontières, tu n’es pas encore en France. Là, c’est pareil. Tu es chez toi mais tu n’es pas chez toi.
Tu as parlé de l’auto-expulsion des personnes qui ne parvenaient plus à accéder à leurs droits sociaux. Qu’en est-il de l’application de l’aide à la réinsertion sociale et familiale ?
En 2007, le ministre d’alors, Jean-Louis Borloo, disait grosso modo : « Je ne vais pas assigner à résidence les personnes âgées, surtout celles qui touchent l’Aspa… » La loi prévoit une allocation [3] pour les personnes âgées de 65 ans qui habitent seules dans les foyers et veulent rentrer définitivement au bled. Par exemple, pour une retraite de 400 €, l’État va donner 150 € par mois. C’est tellement conditionné que personne ne la voulait, même si cela pouvait servir à quelques-uns. Sauf que pour le renouvellement de cette aide, on exige de la personne qu’elle réside dans un foyer alors qu’elle est censée être au bled ! Là,j’ai compris le piège : vous donnez les papiers attestant que vous avez quitté le foyer, on arrête tous les droits sociaux, vous rentrez définitivement au bled, et pour renouveler la demande, vous devez logiquement habiter ailleurs mais on vous demande d’habiter dans le foyer ! Donc il n’y a pas de renouvellement possible ! Cela a duré six ans avant rectification en 2020. En 2007, la loi est votée. En 2014, le décret d’application sort. Quand il sort, il sort tordu, de telle sorte qu’il est inapplicable. Et en 2020, lors de la rectification, plus personne n’y croyait.
Le contrôle sur la vie des résidents a-t-il changé avec le passage en résidence sociale ?
Je n’ai pas l’impression que le contrôle soit plus resserré dans les résidences sociales. Un responsable d’une résidence sociale m’a dit : « La philosophie d’Adoma, c’est le fric, donc le paiement des loyers et l’absence d’augmentation des charges en eau et électricité, car une augmentation peut être un indice d’hébergement. » Après, il y a le rapport humain qui se tisse entre l’hébergé et le gérant : « S’ils sont corrects, je ne les embête pas ! », me dit-il. Mais de nouveaux gestionnaires zélés peuvent faire la chasse aux « surnu- méraires* ». À part une amélioration du bâti et des chambres plus grandes, il y a lieu de critiquer les résidences sociales sur l’augmentation du loyer, sur l’aseptisation de ces lieux sans vie, sans cafeteria, sans restauration, sans lieu de prière ni salle de réunion, sans vie collective. Mais le problème se trouve en amont : les résidences sociales ne sont pas pensées pour remplacer les foyers mais pour éjecter les travailleurs immigrés et les remplacer par les personnes en situation précaire. C’est bien pour cela que le Collectif pour l’avenir des foyers milite pour un statut spécifique des résidences sociales pour travailleurs isolés [4].
Propos recueillis par Pascaline Chappart
* Les termes suivis d’un astérisque (*) sont explicités dans le lexique, p. 7-10.
Notes
[1] Circulaire DSS/2A/2B/3A n°2008-245 du 22 juillet 2008.
[2] Voir la présentation du Collectif Racket.
[3] Devenue en juillet 2020, l’aide à la vie familiale et sociale.
[4] Copaf, Proposition de modification de la loi et des décrets pour l’amélioration de la vie dans les logements-foyers pour travailleurs isolés, 2021.
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