Article extrait du Plein droit n° 134, octobre 2022
« Administration sans contact, étrangers déconnectés »

Le sans contact, nouvelle norme du service public

Danièle Lochak

Gisti

Que le public étranger soit la victime par excellence du mauvais fonctionnement de l’administration, chacun en est conscient. Aux dysfonctionnements induits par une politique générale de réduction du nombre d’agents publics, qui affecte particulièrement les plus précaires, s’ajoutent, dans le cas des personnes étrangères, les conséquences d’une politique délibérée, quoique non avouée, de dissuasion. Elle se traduit par la multiplication des obstacles mis à l’obtention d’un droit au séjour, à l’enregistrement d’une demande d’asile ou de l’accès aux conditions matérielles d’accueil. Sans même parler de la propension de l’administration à s’affranchir avec moins de scrupules du respect des lois et règlements lorsqu’elle a affaire au public étranger.

La « dématérialisation » n’a fait que confirmer et renforcer ce schéma classique : alors que, d’une façon générale, les promesses d’une action publique plus efficace grâce au « choc de simplification » annoncé en 2013 et prolongé à partir de 2017 par le programme dit « action publique 2022 » n’ont pas été tenues, le rêve a souvent tourné au cauchemar pour le public le plus précaire, client habituel des caisses d’allocations familiales (CAF), des caisses de retraite ou de Pôle emploi, et plus encore pour le public étranger.

La « transformation numérique des services publics » doit permettre, nous explique-t-on, d’atteindre trois objectifs : assurer un meilleur service public pour les usagers, « notamment en développant une relation de confiance entre les usagers et les administrations », améliorer les conditions d’exercice du métier des agents publics, auxquels on offre un environnement de travail modernisé, et baisser la dépense publique au bénéfice des contribuables.

Le « tout numérique » s’impose ainsi comme la nouvelle norme du service public, au cœur des réformes de modernisation de l’État. L’entreprise s’inscrit dans une logique managériale qui promeut l’efficacité et la réduction des coûts, conformément aux principes de légitimation du nouveau management public, calé sur les modèles du privé.

La réalité est moins exaltante : de très nombreux rapports n’ont cessé de souligner l’écart entre la théorie et la pratique [1], en raison notamment – mais pas uniquement – de la fameuse « fracture numérique ». Toute démarche en ligne suppose nécessairement de pouvoir accéder à un équipement et une connexion. Mais l’accès aux sites administratifs requiert d’autres compétences que de savoir se connecter à internet : la majorité des interfaces proposées supposent des procédures d’identification et de validation, des capacités de navigation et de repérage sur le site. L’utilisation de ces sites implique aussi le plus souvent d’ouvrir un compte, donc d’avoir une adresse électronique, de créer un mot de passe (et de le mémoriser). Paradoxe supplémentaire : moins on a de ressources culturelles et financières, plus il faut se connecter fréquemment ; en effet, la personne qui perçoit des prestations sociales, soumise à une déclaration trimestrielle de ressources, a mécaniquement davantage l’obligation de se connecter que celle qui n’en perçoit pas.

La dématérialisation entraîne ainsi une rupture des principes d’égalité et de continuité qui sont l’essence même du service public [2].

Un service public… sans public

Un autre bénéfice théoriquement attendu de la dématérialisation est l’amélioration des conditions de travail des agents des guichets. En faisant disparaître les files d’attente et en limitant la présence du public dans les locaux, on les préserve des situations de tension avec le public. Parallèlement, on crée les conditions d’une évolution des métiers : l’agent de guichet, reliquat du passé, est remplacé par la figure de l’agent instructeur-valideur, face à un public dont on attend que, davantage responsabilisé, il devienne l’entrepreneur de sa propre vie administrative. Tout cela s’accompagnant, bien sûr, d’une réduction des effectifs.

Mais a-t-on bien mesuré les risques de cette nouvelle norme du service public qui privilégie le « sans contact » ? Doit-on se résoudre à cette dépersonnalisation de la relation à l’administration, à la déshumanisation d’échanges encadrés par des robots [3] ? Malgré le caractère intrinsèquement inégalitaire de la relation de guichet et les tensions qu’elle engendre, les enquêtes sociologiques ont montré l’importance du rapport physique au « guichetier » en tant que représentant incarné de l’administration [4]. À vouloir former les usagers afin qu’ils deviennent des utilisateurs autonomes des plateformes en ligne des services publics, ne risque-t-on pas de désincarner et de distendre encore un peu plus le rapport à l’État [5] ?

La disparition des files d’attente pour accéder au guichet ne saurait être un but en soi. Et cela, en dépit de l’image repoussoir de ces queues interminables de personnes étrangères de tous âges qui s’étiraient dès l’aube, voire toute la nuit, devant les préfectures, avec l’espoir, souvent déçu, d’accéder au guichet. Repoussoir pour le public ainsi maltraité, mais aussi pour l’administration puisqu’elle exposait crûment aux yeux de tous les carences des services préfectoraux. Pour autant, la dématérialisation de la prise de rendez-vous puis, dans un second temps, de l’ensemble des procédures, présentée comme le remède tout trouvé, n’est pas la solution.

Si le public étranger, on l’a rappelé, n’est pas le seul à subir les conséquences des excès d’une dématérialisation conduite à marche forcée, les effets sont particulièrement délétères en ce qui le concerne : à la fois parce qu’il a, dans l’ensemble, un accès plus malaisé aux outils informatiques que la moyenne de la population et parce que la nécessité d’accéder à l’administration revêt pour lui un caractère souvent vital. Comme le rappelait le Défenseur des droits, « les conséquences du non-accès au service préfectoral sont d’une extrême gravité pour ce public par essence vulnérable : la quasi-totalité des droits à la vie privée, familiale et professionnelle sont en effet soumis à la condition de régularité de séjour et, partant, du dépôt du dossier de demande ou de renouvellement de titre [6] ». Les ruptures de droits peuvent avoir des conséquences dramatiques : perte de l’emploi, suspension des prestations sociales, risque d’être interpellé, placé en centre de rétention et finalement renvoyé, faute de pouvoir prouver la régularité de son séjour.

Ce sont pourtant les personnes étrangères qui, au-delà même des difficultés liées à l’utilisation de l’outil informatique, subissent le plus lourdement les conséquences des différents blocages constatés non seulement au niveau de la prise de rendez-vous en ligne [7] mais aussi à plusieurs stades d’une procédure qui doit être obligatoirement effectuée via une plateforme numérique : « Démarches simplifiées » et désormais « Administration numérique pour les étrangers en France » (Anef) [8].

La multiplication des obstacles

L’impossibilité d’obtenir un rendez-vous tient évidemment à des moyens humains et matériels insuffisants : non seulement le nombre d’agents des services préfectoraux n’a pas augmenté à la hauteur des besoins du public, mais les services chargés du séjour des étrangers ont été touchés par des réductions de personnel. Cette politique a pu se mettre en place d’autant plus aisément que la transformation des files d’attente physiques en files d’attente virtuelles a eu pour effet pernicieux de rendre la demande invisible, et donc de masquer la nécessité d’augmenter le nombre de rendez-vous disponibles [9].

Mais les obstacles ne s’arrêtent pas à la prise de rendez-vous. Comme le relève le Défenseur des droits, les personnes concernées par le recours imposé à l’Anef rencontrent des difficultés à tous les stades de la procédure [10] : d’abord pour accéder à la plateforme, compte tenu de l’absence d’équipement adéquat et/ou de la difficulté d’utiliser les outils informatiques [11] ; ensuite pour déposer leur demande, du fait que la plateforme ne prend pas en compte certaines situations spécifiques ou encore en raison de bugs techniques ; enfin au niveau du traitement des demandes et de la délivrance des titres ou des attestations, que ce soit en raison des demandes arbitraires de pièces à produire, de dysfonctionnements de la plateforme, ou de délais de traitement excessifs dus, comme dans le passé, au sous-effectif chronique des services compétents.

Ce système kafkaïen a aussi ses côtés ubuesques en raison des incohérences produites par un dispositif sous-dimensionné et mal conçu. La déclaration de la présidente d’un tribunal administratif expliquant, devant une commission de l’Assemblée nationale, que son tribunal se retrouvait à gérer l’agenda des services préfectoraux au point de devenir le « Doctolib des préfectures [12] » fournit un premier exemple de ces incohérences. L’impossibilité d’obtenir un rendez-vous a en effet engendré, on le sait, un contentieux spécifique, bien décrit dans son mécanisme et ses conséquences par le rapport du Sénat [13] : en l’absence de créneaux disponibles sur les sites de réservation des préfectures, les personnes étrangères, après avoir réalisé et conservé des copies d’écran attestant la vanité de leurs efforts pour obtenir un rendez-vous, engagent des référés « mesures utiles » pour contraindre l’administration à leur accorder un rendez-vous. Ces référés sont la plupart du temps couronnés de succès, mais ce contentieux de masse – qui engorge les tribunaux sans désengorger les préfectures – détourne la mission des tribunaux. Ce contentieux artificiel se retrouve lui-même à l’origine d’un contentieux supplémentaire, celui de l’exécution, lorsque l’administration n’obéit pas à l’injonction. Pire encore : il aggrave la pénurie de rendez-vous disponibles car certaines préfectures banalisent à l’avance des créneaux qu’elles destinent à l’exécution des référés, diminuant ainsi d’autant le nombre de rendez-vous disponibles. D’où l’augmentation du nombre de référés visant à obtenir un rendez-vous et l’enclenchement d’un cercle vicieux dans lequel contentieux et difficultés d’accès aux guichets s’auto-entretiennent.

De l’externalisation sauvage aux trafics

Les missions normalement dévolues aux différents protagonistes auxquels s’adresse le public étranger pour trouver un soutien face à l’administration se trouvent, elles aussi, détournées de leur objet initial : celle des avocats, qui passent plus de temps à tenter d’obtenir un rendez-vous pour leurs clients qu’à traiter le fond des dossiers ; celle des associations, préoccupées de même, avant toute chose, d’assurer l’accès des étrangers au service public ; celle des travailleurs sociaux à qui revient la tâche d’assister les personnes dans l’utilisation de l’outil informatique ; celle du Défenseur des droits, sachant que l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous en ligne est devenue le premier motif de saisine des délégués départementaux.

Les interventions du Défenseur des droits débouchent de plus en plus rarement sur des réponses positives de la part de l’administration ; à supposer même qu’elles aboutissent, ce succès met en lumière le paradoxe d’une situation où sa saisine, comme celle des tribunaux, apparaît comme une étape obligée pour accéder aux guichets des préfectures. Dans ce cas de figure, les délégués peuvent de surcroît avoir le sentiment, en endossant un rôle de « coupe-file », de se prêter à une forme d’instrumentalisation de l’institution du Défenseur des droits par les préfectures [14].

D’une façon générale, l’administration se défausse sur d’autres des missions qu’elle n’assume pas. Tandis que les services fiscaux, les caisses de sécurité sociale, les préfectures suppriment des postes et des points d’accueil pour les remplacer par des accès numériques toujours plus complexes, les personnes bloquées dans leurs démarches sont contraintes de se tourner vers les associations, les services sociaux, les points d’accès au droit, voire les employés de médiathèque pour leurs démarches en ligne [15]. Il y a bien là une externalisation de facto des missions de service public, une sous-traitance imposée en matière d’information, d’aide à la constitution des dossiers et de présentation des demandes pour de nombreuses démarches.

Plus préoccupante encore est l’apparition d’intermédiaires qui proposent des services payants d’aide aux démarches dématérialisées, notamment pour l’obtention des rendez-vous en ligne. La rareté des créneaux offerts a également suscité l’émergence d’un marché parallèle de revente sur internet des rendez-vous en préfecture, à des tarifs pouvant atteindre plusieurs centaines d’euros par rendez-vous, tandis que des sociétés privées proposent un accompagnement à la prise de rendez-vous, actant ainsi la « marchandisation des failles du service public [16] ».

Les limites des actions contentieuses

Cette situation désastreuse n’a pas manqué de susciter de nombreuses mobilisations de la part des associations, des collectifs, des avocats, débouchant sur des actions contentieuses, au-delà des référés mesures utiles évoqués plus haut [17]. Une campagne de requêtes, dont certaines couronnées de succès, a notamment été lancée contre les modalités de dépôt des demandes de titres de séjour en préfecture lorsque la mise en place d’un téléservice ne s’accompagnait d’aucune alternative non dématérialisée [18]. Mais les quelques décisions positives obtenues n’ont qu’une portée limitée car elles valent pour le passé et non pour l’avenir. En effet, dans l’intervalle a été publié le décret du 24 mars 2021, qui instaure l’obligation de recourir au téléservice – l’Anef en l’occurrence – pour déposer des demandes de titres de séjour.

Et si, dans sa décision très attendue du 3 juin 2022, le Conseil d’État censure partiellement ce décret, il valide la possibilité de rendre obligatoire le téléservice Anef dès lors que la loi elle-même permet d’imposer cette obligation [19], se bornant à énoncer deux tempéraments : les usagers qui ne disposent pas d’un accès aux outils numériques, ou qui rencontrent des difficultés dans leur utilisation de l’outil, doivent pouvoir être accompagnés ; et s’il apparaît que certains d’entre eux sont dans l’impossibilité, malgré cet accompagnement, d’accomplir leurs démarches sur l’Anef, on doit leur garantir une solution de substitution. Mais qui sera juge de cette « impossibilité », sinon les préfectures ? En tout état de cause les remèdes proposés ne seront que des rustines inefficaces si ne sont pas dégagés les moyens nécessaires pour accueillir et accompagner l’ensemble des personnes concernées.

C’est donc la loi qu’il faut modifier, comme l’a fait valoir à plusieurs reprises le Défenseur des droits, qui recommande [20] « l’adoption d’une disposition législative au sein du code des relations entre les usagers et l’administration imposant de préserver plusieurs modalités d’accès aux services publics pour qu’aucune démarche ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée ».




Notes

[1Dès 2013 et l’annonce du « choc de simplification » des démarches administratives, la question de la numérisation des services publics a commencé à apparaître, à la lumière des réclamations adressées au Défenseur des droits, qui a, dans plusieurs rapports successifs, dénoncé ses effets de mise à distance voire d’exclusion de certains de ses usagers. On trouvera une analyse de ces rapports dans l’article d’Elsa Alasseur.

[2C’est ce que démontre longuement, exemples à l’appui, le rapport du Défenseur des droits de 2019 : Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics.

[3Geneviève Koubi, « Services publics numériques “sans” lien social », in Lucie Cluzel-Métayer, Catherine Prébissy-Schnall et Arnaud Sée (dir.), La transformation numérique du service public : une nouvelle crise ?, Mare & Martin, 2022, p. 161-173.

[4Vincent Dubois, La vie au guichet, Economica, 1999 ; Jean-Marc Weller, L’État au guichet, Desclée de Brouwer, 1999.

[5Pierre Mazet, « Vers l’État plateforme. La dématérialisation de la relation administrative », La Vie des idées, 2 avril 2019.

[6Défenseur des droits, Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, 2019, p. 35.

[7Voir l’article de Samuel Bizien, p. 17.

[8Voir l’article de Sabah Chaoui, p. 15.

[9Cette remarque, formulée par la Cimade lors de son audition, figure dans le rapport de la commission des lois du Sénat sur la question migratoire, n° 626, 10 mai 2022, p. 32.

[10Observations présentées par le Défenseur des droits devant le Conseil d’État dans le cadre du contentieux visant à obtenir l’annulation du décret n° 2021-313 du 24 mars 2021 (décision n° 2022-061 du 24 février 2022).

[11Comment joindre les pièces réclamées, par exemple, lorsqu’on n’a qu’un smartphone pour se connecter ?

[12Rapport de la commission des finances de l’Assemblée nationale, n° 4195, 26 mai 2021, p. 52.

[13Rapport de la commission des lois du Sénat sur la question migratoire, précité.

[14C’est ce que relève Elsa Alasseur dans sa contribution à ce numéro, p. 7.

[15Voir en ce sens l’article de Muriel Bombardi et Keltoum Brahna, p. 26.

[16Selon la formule du rapport de l’Assemblée nationale, reprise par le rapport sénatorial, tous deux précités.

[17Voir l’article de Yohan Delhomme, p. 21.

[18Voir « Campagne de requêtes contre les modalités de dépôt des demandes de titres de séjour en préfecture », sur le site du Gisti.

[19L’article L. 112-9 du code des relations du public avec l’administration énonce que « lorsqu’elle a mis en place un téléservice réservé à l’accomplissement de certaines démarches administratives, une administration n’est régulièrement saisie par voie électronique que par l’usage de ce téléservice ». Le Conseil d’État en déduit la compétence du pouvoir réglementaire pour imposer l’obligation d’accomplir des démarches administratives par la voie d’un téléservice.

[20Dans son rapport paru en 2019, voir note 6.


Article extrait du n°134

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Dernier ajout : jeudi 15 décembre 2022, 14:41
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