La fermeture des frontières ne peut plus tenir lieu de politique
par Danièle Lochak
Quelque chose a changé, imperceptiblement, au cours de l’année écoulée. Lancée d’abord timidement au sein des cercles associatifs, une idée « neuve » est en train de faire peu à peu son chemin et de mordre sur des fractions de plus en plus larges - sinon de l’opinion, du moins du monde militant : l’idée que tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis vingt ans ont fait fausse route en prônant la fermeture des frontières comme seule politique raisonnable et responsable en matière d’immigration.
De fait, la révolte des sans-papiers d’un côté, les propositions extrêmistes de la commission Sauvaigo-Philibert et le tour de vis supplémentaire donné par la loi Debré de l’autre, ont contribué à modifier les termes du débat sur l’immigration, incitant à sortir d’une attitude purement défensive et à explorer des solutions alternatives à une politique qui a fait la preuve de son inefficacité et de sa malfaisance.
Il y a plus de vingt ans, en effet, que la « maîtrise des flux migratoires » est devenu l’objectif prioritaire des pouvoirs publics au point de tenir lieu à lui seul de politique d’immigration. Au nom de la maîtrise des flux migratoires, qui supposait au départ uniquement de stopper toute immigration nouvelle de travailleurs, on a fermé les frontières, on a instauré des contrôles de plus en plus draconiens à l’entrée du territoire, on s’est efforcé de colmater toutes les brèches par où les « flux » pourraient encore pénétrer : d’où les entraves mises à l’entrée et au séjour en France des membres de famille, des étudiants, des demandeurs d’asile, des simples visiteurs, des conjoints de Français, soupçonnés d’être de faux étudiants, de faux demandeurs d’asile, de faux touristes, des conjoints de complaisance. L’obsession du verrouillage s’est ainsi accompagnée de l’obsession de la fraude et, parallèlement, de l’obsession de la clandestinité, avec les conséquences que l’on sait : des atteintes de plus en plus graves portées aux droits fondamentaux des étrangers mais aussi des Français, le rétrécissement des garanties légales, et désormais la suspicion généralisée et l’incitation à la délation qui sapent les fondements mêmes de la démocratie.
L’opinion, qui semblait accepter ces dérives sans trop d’états d’âme, et qu’on pouvait croire anesthésiée par une propagande qui nous répète jour après jour que la lutte contre l’immigration clandestine est une priorité et qu’il faut être intransigeant à l’égard de ceux qui « violent nos lois », s’est brusquement réveillée. Cette réaction est certes rassurante pour ceux qui s’inquiétaient de la dégradation de l’esprit civique ; mais il convient d’aller au-delà de l’indignation éthique, au-delà de la dénonciation des seuls effets néfastes d’une politique dont on ne contesterait pas les fondements.
Si l’on veut interrompre l’escalade de la répression, il faut accepter de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des frontières ; il faut avoir le courage de s’attaquer au dogme intouchable et que personne n’ose contester de peur d’être taxé d’irresponsabilité qui considère celle-ci comme inéluctable.
Car le discours qui consiste à dénoncer sans trêve les atteintes portées au droit de vivre en famille, l’étranglement progressif du droit d’asile, la violation des procédures prévues par la loi, le caractère inhumain des pratiques administratives, l’amalgame entre clandestins et irréguliers, a ses limites.
D’abord parce qu’il entérine, au moins par ses silences, l’idée d’un partage entre deux catégories d’étrangers : ceux qui ont un droit légitime à se maintenir en France et ceux qui n’en ont pas, sans que nous soyons forcément capables de dire où doit passer la ligne de partage entre les uns et les autres. Sans doute ne la ferions-nous pas passer, si cela dépendait de nous, au même endroit que les hommes politiques qui définissent la politique d’immigration et les fonctionnaires qui l’exécutent. Mais nous n’en acceptons pas moins de soutenir de façon prioritaire, simplement parce que c’est la plus aisée à faire admettre comme légitime par l’opinion publique, la revendication du droit de vivre en famille : n’entérinons-nous pas ainsi, fût-ce à notre corps défendant, une hiérarchie fondée sur un critère qui survalorise le modèle familial le plus traditionnel que nous récusons éventuellement pour nous-mêmes : à savoir le couple marié avec enfants, et qui conduit inexorablement à sacrifier l’étranger célibataire ou vivant en union libre dépourvu d’enfants ?
Ce discours a aussi ses limites parce qu’il nous place face à nos propres contradictions. En effet, si l’on admet que tous les étrangers n’ont pas vocation à rester en France, peut-on refuser à l’administration le droit de reconduire à la frontière ceux qui sont en situation irrégulière et si nécessaire de les maintenir en rétention sans s’exposer à l’accusation d’angélisme ou - pire - d’hypocrisie ?
La gauche au pouvoir a cru pendant un temps - et certains parmi nous l’ont peut-être cru aussi, quoique pendant moins longtemps - qu’on pouvait poursuivre l’objectif de la maîtrise des flux migratoires d’une façon humaine et respectueuse des droits de l’homme. L’expérience a montré qu’une fois qu’on est entré dans une logique de la répression il est difficile de s’arrêter en chemin et que très vite celle-ci prend le pas sur le respect des droits des personnes.
Il faut donc tirer la leçon de l’expérience. Si l’on veut énoncer un discours crédible, capable de convaincre l’opinion qu’une autre politique est possible, il est urgent de sortir de la problématique imposée qui considère comme inéluctable la fermeture des frontières : il faut avoir le courage de poser l’ouverture des frontières comme une hypothèse non pas irréaliste ou irresponsable, mais qui mérite d’être prise au sérieux.
C’est à cette condition, d’abord, que la liberté de circulation, la liberté de chacun d’aller où il veut, de vivre avec qui il veut, pourra être réaffirmée comme un droit fondamental de l’homme. Aujourd’hui où tout circule : les marchandises, les capitaux, les informations, les idées…, comment admettre au demeurant que seuls les hommes ne puissent pas circuler librement ? Stefan Zweig montre bien, dans Le Monde d’hier La régression qu’a constitué pour l’évolution de l’humanité la fermeture des frontières : « Rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits, écrit-il en 1941. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait ». Désormais, « constamment nous [éprouvions] que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités ».
Peut-être est-il utopique - certains diront : dangereux, mais c’est aussi sur ce point que le débat doit s’engager - de réclamer que la liberté de circuler inclue l’entière liberté de s’établir dans le pays de son choix ; à tout le moins doit-on poser cette liberté comme le principe, qui ne devrait pas être systématiquement sacrifié aux prérogatives souveraines et aux politiques protectionnistes des Etats. Sous prétexte de réalisme, on a eu trop tendance à l’oublier.
L’hypothèse de l’ouverture des frontières paraît d’ailleurs moins irréaliste dès lors qu’on se donne la peine de rappeler les mensonges sur lesquels repose la politique dite de fermeture des frontières, ses contradictions et ses effets pervers, au-delà même de ses effets destructeurs sur la démocratie et l’Etat de droit.
1. La fermeture des frontières est un slogan trompeur, car les frontières ne sont pas vraiment fermées. Elles sont ouvertes, mais de façon sélective et discriminatoire en fonction des nationalités, sur des bases implicitement ethniques. Et la soi-disant fermeture des frontières laisse subsister - quand elle ne contribue pas à les entretenir, par le biais de l’intérêt qu’ont les employeurs à utiliser la main d’œuvre « clandestine » - des flux importants d’immigration irrégulière.
2. C’est une politique qui coûte cher. Si l’on voulait chiffrer le coût de la lutte contre l’immigration irrégulière il faudrait y inclure non seulement les coûts directs : reconduites, escortes, construction et fonctionnement des centres de rétention…, mais aussi les coûts indirects, comme ceux résultant de la mobilisation d’un nombre toujours plus important de fonctionnaires, à commencer par les policiers, pour des tâches peu productives et peu motivantes, aux résultats aléatoires. Tout cet argent et toute cette énergie ne pourraient-ils pas être utilisés à meilleur escient, par exemple pour l’intégration tant prônée en paroles et si peu poursuivie dans les faits de la population immigrée ?
3. Comme toute politique qui multiplie les interdictions bien au-delà de ce qu’il est possible (et même opportun…) de faire respecter, elle engendre nécessairement l’illégalité et la fraude. Et on ne vise pas ici les étrangers qui se maintiennent en France en situation irrégulière, non plus que la fraude fantasmée et traquée par l’administration à l’occasion des mariages « mixtes » : on veut parler de ceux qui trouvent dans le système une source de gains par le biais des filières et des trafics en tous genres que suscite immanquablement tout système de prohibition : faux papiers, passeurs, marchands de sommeil, employeurs, donneurs d’ordres…
4. C’est une politique qui entrave l’intégration de la population étrangère, contrairement au discours officiel qui présente la lutte contre l’immigration irrégulière comme un préalable à cette intégration (ce qui est aussi une façon de repousser toujours à plus tard les actions concrètes en faveur de l’intégration). Elle entrave d’abord l’intégration des dizaines de milliers d’étrangers qu’elle maintient en situation irrégulière alors même qu’on sait d’avance qu’ils resteront en France, et qu’une partie d’entre eux finiront par être régularisés ; elle entrave l’intégration de ceux qui sont en situation régulière mais auxquels elle interdit de se faire rejoindre par les membres de leur famille ; elle entrave l’intégration de ceux qui doivent subir quotidiennement, au nom de cette politique et pour permettre à la police de « faire du chiffre », des contrôles vexatoires et humiliants.
5. C’est une politique qui va à l’encontre de ses propres objectifs en gênant la mobilité des étrangers : elle contraint à rester en France ceux qui envisageraient de retourner dans leur pays s’ils ne craignaient de perdre leurs droits ; elle les incite à faire venir leurs familles, qui se trouvent à leur tour comme emprisonnées à l’intérieur de nos frontières. L’ouverture des frontières favoriserait au contraire la fluidité des « flux », dans le sens du retour vers les pays d’origine et pas seulement de l’arrivée vers nos pays.
6. Enfin, c’est une politique à courte vue, si l’on en croit les experts qui nous prédisent qu’en l’an 2010 on aura besoin d’étrangers pour faire fonctionner l’économie française… et pour payer nos retraites. Moyennant quoi on risque fort d’être ramenés cinquante ans en arrière, à l’époque où les étrangers étaient considérés exclusivement comme un réservoir de main d’œuvre : d’où l’intérêt qu’il y a à réfléchir dès aujourd’hui à des procédures qui ne subordonnent pas les droits des individus aux besoins des économies occidentales.
Ainsi, non seulement l’ouverture des frontières doit être considérée comme une hypothèse réaliste, mais on peut même se demander, plus radicalement encore, s’il y a une véritable alternative à l’ouverture des frontières.
Certes, pas plus que la fermeture des frontières l’ouverture des frontières - qui ne se conçoit bien entendu qu’au niveau européen - ne peut tenir lieu à elle seule de politique. Mais elle indique la perspective dans laquelle il convient de penser les problèmes de l’immigration : il faut notamment examiner - sereinement, c’est à dire sans se laisser saisir par le fantasme d’un envahissement du nord par le sud - quelles conséquences l’ouverture des frontières est susceptible d’avoir sur les flux migratoires et sur le marché de l’emploi des pays européens ; il reste à imaginer des dispositifs de régulation permettant d’éviter les effets déstabilisateurs redoutés sur la précarité du travail ou les politiques sociales.
Disons-le d’emblée, puisque la suggestion en est faite avec beaucoup d’insistance dans certains cercles à gauche, une politique de quotas n’est certainement pas une réponse adéquate. Le seul mérite qu’on peut lui reconnaître, c’est d’inciter à considérer les étrangers non plus comme des intrus mais comme des travailleurs dont on a besoin. Pour le reste on peut formuler à l’encontre d’une telle politique une longue série de griefs. Passons sur le fait que les quotas étant fixés par pays, ils risquent évidemment de refléter non seulement les préoccupations diplomatiques du gouvernement français, mais aussi les préférences « ethniques » des employeurs français. Une telle politique est conçue principalement en fonction des intérêts de l’économie française, éventuellement elle tient compte des intérêts de l’Etat d’origine s’il est en mesure de faire entendre sa voix dans la négociation ; mais en tout état de cause elle fait bon marché des droits des individus et de leur liberté. Les régimes des Etats d’origine n’offrent pas tous, de surcroît, des garanties de démocratie telles que l’on puisse avoir confiance dans l’objectivité et la neutralité des mécanismes destinés à sélectionner ceux qui auraient le droit de venir en France. Enfin, les quotas sont incapables de résoudre le problème de l’immigration irrégulière, puisque tous ceux qui ne peuvent pas venir « sur quotas » continueront évidemment à venir « hors quotas ».
La réflexion doit donc encore progresser. Mais le simple fait que des thèses qui paraissaient il y a encore moins d’un an littéralement inaudibles soient désormais entendues et discutées, c’est à dire prises au sérieux, dans des cercles de plus en plus larges montre que nous sommes sur le bon chemin.
* Les réflexions que nous livrons ici sont le résultat - provisoire - de discussions collectives menées au sein du milieu associatif et avec des chercheurs qui travaillent sur les questions d’immigration.
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