Article extrait du Plein droit n° 142, octobre 2024
« Loi immigration : xénophobie, toute honte bue »
Loi Darmanin, dernier marchepied pour l’extrême droite
Anna Sibley et Jean-François Martini
Gisti
Inondant ses interviews de contre-vérités et de « phrases chocs », répétées à l’envi, le gouvernement a profondément modifié des pans entiers du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) en faisant adopter la loi immigration du 26 janvier 2024. Plusieurs chapitres, comme ceux sur l’éloignement ou le contentieux, ont été remodelés pour expulser davantage de personnes ; la loi entraîne une énième refonte de l’asile, mais elle fragilise surtout le droit au séjour de nombreuses catégories de personnes, en particulier celles présentes de longue date ou disposant d’attaches fortes en France. À l’issue d’un épisode inédit, qui a vu l’exécutif se défausser sur le Conseil constitutionnel pour éliminer des dispositions nauséabondes qu’il avait lui-même complaisamment validées, que reste-t-il d’un texte qui s’en prend violemment aux droits des personnes étrangères ?
Rupture ou continuité ?
À chaque modification du Ceseda, les défenseur·es des droits ont parlé de rupture et d’une nouvelle atteinte aux droits des étrangers. De ce point de vue, cette loi se situe dans la continuité d’un processus ininterrompu de durcissement progressif de la législation. Depuis plus de cinquante ans, à l’exception de la parenthèse qui a suivi l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et de quelques mesures d’assouplissement lors de ses retours aux affaires, par exemple avec la loi Joxe en 1989 et la loi Chevènement en 1998, l’étau n’a cessé de se resserrer sur la population étrangère.
De fait, tous les textes votés depuis 1986 tendent à revenir sur la conquête majeure qu’avait représentée la loi de 1984 qui instituait la carte de résident – valable dix ans et automatiquement renouvelable – comme titre de séjour de droit commun devant être attribué à toute personne amenée à s’installer en France. Sa délivrance dite « de plein droit » a rapidement été subordonnée à des conditions supplémentaires, parmi lesquelles l’absence de « menace pour l’ordre public » et, plus tard, le « respect des principes de la République ». Finalement aura été supprimée la quasi-totalité des cas de délivrance de plein droit [1]. Avec la loi Cazeneuve en 2016, la création d’une carte de séjour « pluriannuelle » n’a été qu’un ersatz d’une carte de résident devenue résiduelle [2].
Progressivement, les conditions du regroupement familial ont également été durcies : la mise en cause systématique de l’authenticité des actes d’état civil établis à l’étranger a entravé les différentes formes d’immigration familiale.
Au fil des ans, l’accès à la procédure d’asile et aux conditions matérielles d’accueil (CMA) s’est durci pour les demandeurs d’asile, à mesure que s’amenuisaient les taux de reconnaissance du statut de réfugié ou d’octroi de la protection subsidiaire – y compris lorsque le nombre de demandes se stabilisait ou diminuait.
Les garanties juridictionnelles contre les refus de séjour et contre les mesures d’éloignement n’ont cessé d’être revues à la baisse : brièveté des délais de saisine du juge, assistance juridique au rabais, procédures accélérées, juge unique, appel non suspensif, etc. La durée du maintien en rétention est passée, par paliers, de 7 jours en 1980 à… 90 jours en 2018.
Les pouvoirs de contrôle et de contrainte conférés à l’administration et à la police (facilitation des interpellations, multiplication des traitements informatisés interconnectés et consultables par un nombre croissant d’acteurs, etc.) n’ont cessé d’augmenter, et de multiples délits réprimés de plus en plus sévèrement ont été créés : autant de mesures qui traduisent la suspicion généralisée à l’encontre des personnes étrangères perçues comme dangereuses pour la sécurité publique, clandestines et/ou fraudeuses en puissance.
Enfin, dans le sillage de la loi Pasqua de 1993, qui a interdit l’affiliation à la sécurité sociale et le versement des prestations aux étrangers dépourvus de titre de séjour, furent posées des conditions de plus en plus strictes pour l’accès aux droits sociaux, y compris pour les personnes en situation régulière.
Au-delà de la continuité, le saut opéré par la nouvelle loi n’en reste pas moins vertigineux. Même élaguée de nombreuses dispositions par le Conseil constitutionnel, pour des raisons de procédure et non sur le fond, l’application de la loi entraînera une dégradation majeure des conditions de vie pour une grande partie de la population étrangère vivant en France.
Que reste-t-il dans la loi ?
Les entraves commencent dès l’entrée sur le territoire. Le visa de long séjour peut être refusé au ressortissant des États « coopérant insuffisamment en matière de réadmission de leurs ressortissants en situation irrégulière ou ne respectant pas un accord bilatéral ou multilatéral de gestion des flux migratoires ». Cette mesure punitive – dont on discerne mal comment elle peut s’appliquer à des personnes remplissant les conditions pour séjourner en France à un titre ou à un autre – s’inspire d’une disposition du règlement européen sur les visas de court séjour [3]. Le visa est également refusé à l’étranger qui a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis moins de 5 ans s’il n’est pas en mesure de prouver qu’il l’a exécutée dans le temps imparti.
La loi fragilise le droit au séjour de mille et une façons. Ainsi, sous prétexte de « mieux intégrer par la langue », le niveau exigé de connaissance du français pour l’accès à une carte de résident ou à une carte pluriannuelle est relevé et doit être attesté par la réussite à un examen. Dès lors qu’elle interdit parallèlement de renouveler plus de trois fois une carte de séjour temporaire portant une mention identique, qu’adviendra-t-il de celles et ceux qui n’auront pas réussi à passer le cap de l’obtention de la carte pluriannuelle après trois années ? Alors que, d’un côté, le Conseil d’État rappelle l’importance du bon calibrage des formations linguistiques offertes en fonction du niveau retenu pour atteindre l’objectif d’intégration, de l’autre, le ministre de l’intérieur n’a pas caché des intentions contraires devant la Commission des lois : « Le but est de ne pas donner de titres de séjour aux personnes qui ne comprennent pas le français ou le parlent mal. […]. Une fois qu’ils ont passé l’examen, s’ils ne le réussissent pas, nous ne les précarisons pas ; simplement, ils n’auront pas de titre et devront retourner dans leur pays. »
Désormais, pour toute demande de titre de séjour, il faudra souscrire un « contrat d’engagement au respect des principes de la République » par lequel le signataire s’engage notamment « à respecter […] l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République […] et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers ». Le titre de séjour ne sera pas renouvelé ou pourra être retiré si l’administration estime que ces obligations – dont la formulation est à la fois très large et bien floue – n’ont pas été respectées.
La délivrance ou le renouvellement d’une carte de séjour pourra aussi être refusé, ou le titre de séjour retiré en cas de « menace grave pour l’ordre public », ou si l’étranger a commis des faits l’exposant à une condamnation pour l’une des très nombreuses infractions énumérées et d’une gravité très inégale (par exemple, cette liste comprend à la fois un délit grave, comme le crime ou délit contre une personne dépositaire de l’autorité publique, mais aussi le vol dans les transports ou faux et usage de faux), quand bien même il n’aurait été ni condamné ni poursuivi, ce qui ouvre grand la porte à l’arbitraire de l’administration.
Par ailleurs, la condition de résidence effective et habituelle sur le territoire français pour le renouvellement d’une carte pluriannuelle devient plus difficile à remplir (transfert des intérêts privés et familiaux, durée de résidence minimale, etc.). Elle risque de pénaliser fortement les personnes ayant des attaches familiales à l’étranger, en limitant les possibilités d’allers-retours.
La loi porte de nouveaux coups au droit d’asile, que ce soit au stade de l’accueil des demandeurs, du traitement des demandes ou des recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Elle multiplie les cas dans lesquels pourront être refusées ou retirées, en compétence liée, les CMA, qui incluent un hébergement et une (maigre) allocation financière. Elle démultiplie les hypothèses dans lesquelles il est possible d’assigner à résidence ou de placer en rétention les demandeurs d’asile, et prévoit que le rejet de la demande sera automatiquement accompagné d’une OQTF. Mais la disposition « phare » – la plus contestable à beaucoup d’égards et pourtant validée par le Conseil constitutionnel – consiste, au nom de l’objectif d’accélération des procédures, à systématiser le jugement par un juge unique devant la CNDA. Cette pratique est, certes, de plus en plus courante devant la CNDA et les juridictions administratives en général, mais elle est érigée en principe, et la collégialité en exception. Ce dispositif est d’autant plus contestable qu’il a pour effet d’exclure de la formation de jugement les juges assesseurs – dont les représentants du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Or, il s’agit là d’un domaine où, en raison du poids de l’intime conviction, la confrontation des points de vue est nécessaire pour offrir les garanties d’une justice équitable.
La loi facilite l’éloignement sous toutes ses formes, au mépris du droit au respect de la vie privée et familiale, en supprimant quasiment toutes les protections accordées aux personnes qui ont des « liens personnels ou familiaux étroits avec la France ». Pour justifier ce nouveau tour de vis, Gérald Darmanin avait déclaré, lors d’une conférence de presse, ne pas pouvoir expulser « 4 000 étrangers délinquants […] du territoire national […] parce que la loi empêche de les expulser [4] ».
Il s’agissait d’« être méchant avec les méchants [5] », ce qui impliquait à ses yeux de faciliter l’éloignement quelle que soit la mesure prise : l’OQTF qui sanctionne le séjour irrégulier, l’expulsion pour motif d’ordre public, l’interdiction du territoire français (ITF) en tant que peine complémentaire prononcée par le juge pénal. Concrètement, les protections contre le renvoi hors du territoire des personnes ayant de fortes attaches en France ne joueront plus, dès lors qu’elles ont été condamnées pour des violences intrafamiliales, ou pour toute infraction pour laquelle la peine encourue est de 5 ans d’emprisonnement, pour les catégories les mieux protégées, de 3 ans pour les autres : autrement dit, quelle que soit la sanction réellement prononcée par le juge, fût-ce une simple amende ou une peine d’emprisonnement avec sursis. Or, les délits pour lesquels la condamnation encourue est de 3 ans sont innombrables et d’une gravité très relative. On y trouve, par exemple, le vol simple, le délit de fuite, les violences légères, etc.
Parmi les dispositions de la loi que l’on pourrait qualifier de positives, figure la suppression de la rétention des enfants accompagnant des adultes. Mais il aura fallu que la France soit condamnée à 11 reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour qu’un gouvernement se décide, enfin, à interdire le placement en rétention des mineur·es… ce que les précédents avaient refusé de faire. Deux bémols à ce satisfecit : cette disposition n’entrera en vigueur à Mayotte qu’en 2027, alors que les mineurs qui y sont enfermés (2 905 en 2023) représentent 97% pour la France entière ; la France joue là un double jeu puisque, au même moment, elle prônait l’enfermement des enfants arrivant aux frontières extérieures de l’Europe dans les négociations sur le Pacte asile et migration [6].
Quant à la régularisation des personnes travaillant dans des secteurs « en tension », censée donner corps au diptyque « humanité » et « fermeté », elle a explosé en plein vol sous les coups de boutoir de la droite et de l’extrême droite. Il n’en reste plus qu’un dispositif expérimental d’une durée de 3 ans soumettant la délivrance de la carte de séjour « métiers en tension » à des conditions très strictes, qui, même une fois remplies, laisseront à l’administration tout pouvoir d’appréciation.
Cette loi s’inscrit dans un continuum de textes visant depuis trente ans à restreindre les droits des personnes étrangères en dégradant les conditions d’accueil et en réduisant les garanties qui leur sont accordées. La criminalisation et la coercition renforcent un discours hostile aux étrangers, et légitiment de nouvelles formes de violence. La précarisation du séjour, qui maintient les personnes présentes sur le territoire dans une situation d’insécurité permanente, fragilise l’exercice effectif de tous les droits qui leur sont théoriquement reconnus : travail, logement, protection sociale, etc.
Ses premiers effets confirment les craintes des associations : les préfets, auxquels le ministre de l’intérieur a demandé de faire remonter le tableau mensuel du nombre d’éloignements, appliquent avec zèle les motifs d’édiction d’OQTF, tandis que les régularisations sur le critère des « métiers en tension » se comptent sur les doigts d’une main.
Pour l’ensemble des gouvernements qui se sont succédé, une même évidence : légiférer pour démontrer qu’on agit, pour « maîtriser » les migrations et couper l’herbe sous le pied de l’extrême droite. Emmanuel Macron n’a pas dérogé à la règle en affirmant, en décembre 2023, sur un plateau de télévision, que cette loi allait « nous permettre de lutter contre ce qui nourrit le Rassemblement national [RN] » et que « si on ne veut pas que le RN arrive en responsabilité, il faut traiter le problème qui le nourrit [7] ». Avant lui, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande avaient affirmé à peu près la même chose. Belle réussite collective, avec près de 40% pour les listes d’extrême droite aux dernières élections européennes, à peine moins aux élections législatives qui ont suivi, et un RN en passe d’accéder au pouvoir.
Notes
[1] Nathalie Ferré, « La valse des “plein droit” », Plein droit, n° 100, 2014.
[2] Voir Gisti, Cartes pluriannuelles, coll. Les notes pratiques, octobre 2019.
[3] Un article 25 bis a été inséré en 2019 dans le code communautaire des visas qui prend en considération le « niveau de coopération d’un pays tiers avec les États membres en matière de réadmission des migrants en situation irrégulière » pour la détermination du montant des droits de visa et les assouplissements possibles.
[4] « Après l’attentat d’Arras, Darmanin entre amalgames et expulsion à tout-va », L’Humanité, 15 octobre 2023.
[5] « Darmanin et Dussopt sur le projet de loi “immigration” : “Nous proposons de créer un titre de séjour métiers en tension” », Le Monde, 2 novembre 2022.
[6] « Immigration en Europe : la France à la manœuvre pour autoriser la rétention des enfants dès le plus jeune âge », Disclose, 13 février 2024.
[7] Émission « C à vous », France 5, 20 décembre 2023.
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