Article extrait du Plein droit n° 85, juin 2010
« Nom : Étranger, état civil : suspect »

Soupçon systématique de fraude

Nathalie Ferré

Enseignante-chercheuse en droit privé à l’université Paris XIII
Qu’il s’agisse des demandes de regroupement familial, des rapprochements des familles de réfugiés ou des reconnaissances de la nationalité française par filiation, la contestation des actes d’état civil produits par les autorités locales est devenue une pratique quasi systématique. Le doute sur leur authenticité et la suspicion de fraude, notamment s’agissant de certains pays africains, témoignent d’une attitude fort peu respectueuse de ces pays.

Le dispositif de contrôle du territoire et d’éloignement des étrangers non désirés ou devenus indésirables, malgré sa sophistication – cartes infalsifiables, recours à la biométrie – s’est enrichi d’une nouvelle technique, la contestation des documents d’état civil. Il ne s’agit pas ici de repérer quelqu’un qui n’aurait pas de légitimité à être sur le sol français – pour cela il suffit de mettre en oeuvre le dispositif de contrôle de l’immigration et donc vérifier l’existence du document matérialisant l’autorisation de séjourner – mais d’empêcher des étrangers d’entrer ou de faire valoir certains droits, comme celui de devenir français. Le curseur est juste déplacé.

Pour postuler à la délivrance d’un titre, comme pour se voir reconnaître la nationalité française, notamment par filiation, l’administration requiert des documents d’état civil. Or, lorsqu’ils sont dressés à l’étranger, ces documents sont très souvent contestés et désignés a priori comme frauduleux. Cette contestation plus que fréquente des actes étrangers rend compte de plusieurs processus et peut donc donner lieu à plusieurs lectures critiques. En premier lieu, cette pratique qui consiste à remettre en cause l’état civil du postulant constitue un obstacle de plus pour pouvoir entrer en France, alors même que les personnes concernées sont dans une situation où elles peuvent de façon légitime se prévaloir d’un droit à entrer, fût-il soumis à quelques aléas comme l’ordre public [1]. Le plus souvent, elles ont même obtenu, en amont, l’autorisation de venir rejoindre un membre de leur famille vivant régulièrement sur le territoire national. Les difficultés se concentrent alors dans les consulats, qui sont devenus les gardiens les plus zélés de nos frontières. Comme le but est de limiter l’immigration familiale, il s’agit de gêner, voire d’empêcher aussi longtemps que possible, que les personnes se retrouvent et puissent – enfin ! – vivre ensemble après des années d’attente et de procédure.

Cette contestation constitue également une manifestation supplémentaire de la suspicion généralisée et entretenue à l’égard des étrangers. Ainsi, on ne cesse de nous rappeler que l’immigration génère des comportements frauduleux dont la France doit se protéger. Aux images désormais classiques du faux touriste, du faux étudiant, ou encore du faux conjoint de Français pour ne prendre que ces exemples, s’ajoutent les figures des fausses familles et des rapports erronés de filiation. Ces illégalités seraient, nous dit-on, fort nombreuses. Or la réglementation sur le regroupement familial semble avoir été élaborée précisément pour éviter les comportements dénoncés : d’une part, elle exige un logement dont la superficie est fonction du nombre de membres de famille concernés par la procédure ; d’autre part, elle interdit, sauf exception, les regroupements partiels, obligeant ainsi le demandeur à faire venir en une fois toute sa famille. À la lumière de ces exigences légales et réglementaires, il semble bien surréaliste de craindre une multitude de faux documents d’état civil.

Un problème juridique crucial

Derrière cette contestation et ce qu’elle renvoie comme modèle familial, on perçoit aussi les éternels fantasmes : celui des familles africaines nombreuses, sans limite définie du fait d’une généreuse extension aux collatéraux, ou celui d’une réglementation laxiste sur l’adoption et des situations polygames. Enfin, cette attitude de l’administration française est révélatrice de son comportement à l’égard de certains pays africains, notamment ceux qui furent placés sous sa domination. Elle regarde de haut ce qui y est fait, accordant bien peu de crédit à la façon dont ces États gèrent leur état civil. Sans aucun doute, il existe de nombreux dysfonctionnements, mais de là à suspecter tous les actes et jugements rendus par les autorités de ces pays, il y a un pas que la France franchit sans état d’âme.

La contestation des documents dressés par les états civils locaux est devenue, depuis quelques années, un problème juridique crucial en droit des étrangers. Alors même que, pendant des décennies, l’administration a autorisé des regroupements de famille sur la base des actes de naissance et de mariage produits par l’étranger demandeur, les doutes ont subitement surgi et les actes ont été marqués sous le sceau de la fraude. Jamais il n’avait été question d’abus en la matière, et les pouvoirs publics s’occupaient plutôt en amont, au moment de la constitution du dossier, de durcir les conditions dans la loi et les pratiques, notamment en matière de logement. Par ailleurs, les chiffres du regroupement familial sont toujours restés à un niveau raisonnable, loin des craintes mises en avant et entretenues [2]. Toujours est-il que ces prétendues fraudes à l’état civil deviennent l’une des marottes de la majorité actuelle.

En 2003, le législateur introduit dans l’ordonnance du 2 novembre 1945, alors applicable, une procédure permettant de contester les actes étrangers d’état civil [3]. Jusqu’alors, ces derniers étaient uniquement régis par l’article 47 du code civil en vertu duquel « tout acte de l’état civil des Français et des étrangers, fait en pays étranger, fera foi, s’il a été rédigé dans les formes usitées dans ledit pays ». C’est le début de la remise en cause de la force probante des actes étrangers. Par deux fois en 2006, le dispositif est modifié. La loi du 14 novembre [4] relative au contrôle et à la validité du mariage, donne à la disposition précitée son visage actuel : l’acte de l’état civil fait foi... « sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ». C’est cette même loi qui impose la transcription des mariages célébrés à l’étranger sur les registres français de l’état civil pour pouvoir produire des effets sur le sol national… transcription que les époux ont bien du mal à obtenir, à tout le moins dans des délais raisonnables.

Pour en revenir aux actes étrangers d’état civil proprement dits, l’administration peut [5], en vertu de cette loi, douter de leur authenticité et mettre en oeuvre une procédure de vérification, notamment auprès de l’autorité étrangère compétente. Celle-ci peut prendre du temps et rallonger d’autant le moment où les personnes pourront enfin retrouver ou, le cas échéant, faire valoir leur droit. Le silence gardé par l’administration pendant huit mois s’interprète comme une décision défavorable. Il n’y alors plus d’autre voie pour démêler le dossier que de recourir au juge. De leur côté, les autorités consulaires, lorsqu’elles sont saisies de demandes de visas, peuvent surseoir à statuer pendant une période de quatre mois, qu’il est possible de proroger pour la même durée [6].

Affirmations préremptoires

Pour appuyer leur démonstration et renforcer leur légitimité à regarder de près les documents concernés, les parlementaires reprennent des données « chiffrées » dont on ignore comment elles ont été recensées [7]. Ainsi, dans le rapport sur les visas de 2007, piloté par le sénateur Adrien Gouteyron, il est fait état d’une « fraude documentaire endémique » : « 30 à 80% (on remarquera la modestie de l’amplitude !) des actes vérifiés sont frauduleux ». Dans le rapport de la commission des lois relatif au projet Hortefeux (2007), on trouve les mêmes affirmations péremptoires et guère respectueuses des pays concernés : « La fraude aux actes de l’état civil se manifeste par la production auprès des autorités françaises de documents falsifiés ou frauduleux, délivrés avec la complicité des autorités locales, ainsi que de jugements supplétifs ou rectificatifs concernant des naissances ou des filiations fictives et des reconnaissances mensongères d’enfants. »

Toujours selon ce même rapport, « la fraude documentaire touche essentiellement les anciennes possessions françaises dans l’Océan indien et en Afrique subsaharienne où 30 000 actes de l’état civil sont vérifiés chaque année. Dans certaines zones géographiques, en Afrique notamment, l’ampleur de cette fraude est sans précédent, le taux d’actes faux ou frauduleux dépassant 90% des actes présentés aux autorités consulaires françaises aux Comores, en République Démocratique du Congo, en Guinée, au Congo, au Sénégal ou en Côte d’ivoire ». S’ensuit un tableau listant les pays où des fraudes sont commises, et qui se voient affecter un pourcentage d’actes faux ou frauduleux, voire d’une mention « actes globalement non crédibles (vrais-faux actes) » comme pour la République du Tchad. On ne sait pas, ce qui somme toute apparaît essentiel, si les actes sont faux parce qu’ils n’ont pas été établis conformément au droit local (s’agissant en particulier des règles formelles) ou parce qu’ils font état d’une filiation, d’un état ou d’un événement ne correspondant pas à la réalité factuelle et juridique. Cette ambiguïté est toujours présente, que ce soit dans les rapports ou dans la mise en oeuvre des procédures de vérification des documents.

Sur la base de ces éléments chiffrés en tout cas, le doute est ainsi devenu la règle... et la force probante naturellement attachée aux documents étrangers d’état civil – au même titre, rappelonsle, que les actes français qui sont en principe reconnus par les autorités étrangères – a en pratique disparu. C’est dans ce contexte et « pour rendre service », qu’il a été proposé, par voie d’amendement, le recours aux empreintes génétiques pour établir l’existence de la filiation « afin que le doute portant sur ces actes d’état civil n’entraîne pas un rejet systématique des demandes » pour reprendre les mots de Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi Hortefeux. La suite est connue : de très longs débats sur ce point, de vives critiques, une opposition entre l’Assemblée nationale et le Sénat, et au final une procédure légale adoptée si complexe... que le gouvernement renoncera à prendre les décrets d’application indispensables à sa mise en oeuvre.

Entre-temps, des dossiers continuent d’être bloqués du fait de l’opprobre jeté sur les documents étrangers d’état civil. La loi n’exige pas des autorités administratives et consulaires qu’elles motivent leur position. Comment ne pas avoir le sentiment d’une remise en cause systématique dès lors qu’il n’y a pas de raison apparente de contester l’acte produit ou que le contrôle s’appuie en réalité sur un prétexte, comme une simple erreur matérielle ?

Pour produire leurs effets et établir l’événement en cause (la naissance, la filiation ou encore le mariage), les actes étrangers d’état civil sont, en vertu de l’article 47 du code civil, établis selon le droit local. Ils doivent en particulier émaner de l’autorité compétente et obéir à certaines règles de forme exigées par le droit. Il est clair que, dans certains pays, les registres ne sont pas toujours tenus avec rigueur ; le rapport de filiation ou le mariage invoqué n’en est pas pour autant contestable. En conséquence, les personnes sont parfois obligées de poursuivre leurs démarches en demandant notamment à un tribunal de statuer sur leur état civil (rectification d’état civil, jugement supplétif...). Les autorités administratives françaises cherchent alors à mettre en avant les incohérences et les contradictions entre les différents documents produits.

C’est à la personne qui présente l’acte d’état civil de montrer qu’il a été dressé conformément à la loi étrangère. Il existe à cet effet une procédure particulière, la légalisation, dont l’objet est précisément d’authentifier de tels actes, en attestant de la véracité des signatures et de la qualité des autorités les ayant établis ; c’est une forme d’habillage juridique que la France tend à exiger systématiquement [8] en se fondant sur une vieille ordonnance de 1681 abrogée en 2006. La Cour de cassation est venue, par un arrêt du 4 juin 2009 [9], conforter cette pratique et par là même donner à cette exigence un fondement juridique : « malgré l’abrogation de l’ordonnance de la marine d’août 1681, la formalité de la légalisation des actes de l’état civil établis par une autorité étrangère et destinés à être produits en France demeure, selon la coutume internationale et sauf convention contraire ». L’administration a imaginé que cette exigence pouvait devenir un obstacle de plus en fermant la liste des autorités consulaires pouvant y procéder. Ainsi, en contradiction du reste avec l’instruction générale relative à l’état civil, elle a cru, un temps, pouvoir limiter ce pouvoir à l’autorité consulaire française de la circonscription où l’acte a été établi. La jurisprudence l’a désavouée en rappelant avec clarté que la légalisation peut être effectuée en France par le consul du pays où l’acte a été dressé [10]. Si la légalisation permet de présumer qu’un acte est authentique, cette présomption peut se renverser et elle n’empêche pas l’administration de douter si elle en a envie.

ADN et visas : autres blocages

Les personnes se trouvent alors fort démunies. Certaines, n’ayant plus d’autre solution pour prouver leurs liens de filiation, réclament d’être soumises à un test ADN. L’administration leur oppose systématiquement un refus puisqu’il n’existe pas de texte d’application… Si le tribunal administratif fait de même, en refusant d’ordonner le recours à de tels tests ou à une expertise sanguine [11], il est possible de demander au juge judiciaire un examen pour établir la réalité du lien de filiation. Et il reste alors une dernière étape à franchir, celle de la délivrance du visa et, là encore, rien n’est gagné [12].

Si la procédure de regroupement familial illustre parfaitement la façon dont le principe issu de l’article 47 du code civil est devenu décoratif, il y a d’autres domaines qui le montrent également. On doit ici rapprocher cette procédure de celle qui consiste, pour les réfugiés statutaires, à faire venir leur conjoint et leurs enfants mineurs, dite procédure de rapprochement familial, pour laquelle la réglementation n’exige ni condition de logement, ni condition de ressources. Ces familles rencontrent toutefois les mêmes difficultés pour faire la preuve de leurs liens de filiation. L’autorité consulaire, saisie de la demande de visa, va interroger l’office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) sur la composition de la famille et donc sur les affirmations du requérant lors du dépôt de sa demande d’asile. Dès lors que les documents d’état civil ne sont pas strictement conformes aux déclarations devant l’Ofpra ou au droit local, la demande de visa est refusée. Cela suffit pour le consulat à considérer comme frauduleux les documents versés au dossier. Ces blocages font fi des difficultés nées des relations forcément détériorées entre les personnes reconnues comme réfugiées et les autorités de leur pays de nationalité.

La reconnaissance de la nationalité française par filiation se heurte à des obstacles de preuve similaires. Il existe pareillement de nombreuses contestations sur les actes de naissance produits. Plus encore qu’en matière de regroupement familial, les documents sont auscultés par les autorités compétentes. Les procédures, initiées par les personnes directement concernées ou par le ministère public lorsqu’un certificat de nationalité française a été délivré, sont très fréquentes. Elles reflètent dans le même temps les difficultés à obtenir les actes de naissance dans certains pays, lorsque les registres ont été détruits ou négligés. La presse se fait régulièrement l’écho de ce phénomène, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes connues ou « installées ».

Pour les autres, c’est toujours le règne de la suspicion qui prime et trop souvent du silence. Le contentieux qui révèle une part de ces pratiques est rarement commenté et ne bénéficie guère de visibilité médiatique. Pourtant il recèle des centaines d’histoires tristes et douloureuses, d’empêchement de vivre ensemble.!




Notes

[1Le fait de produire un acte d’état civil prétendument frauduleux constitue un motif d’ordre public. Cela peut donc justifier un refus de visa à des membres de famille autorisés à entrer au titre du regroupement familial.

[2De l’ordre de 12 000 procédures autorisées par an, ce qui représente moins de 30 000 personnes.

[3Article 34 bis de l’ordonnance qui deviendra l’article L. 111-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).

[4L’autre loi est celle du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration.

[5C’est l’article 22-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations qui régit la procédure de contestation (art. 22-1).

[6Art. R. 211-4 du Ceseda.

[7On sait juste que les informations ont été recueillies auprès des postes consulaires.

[8Il existe de nombreuses conventions internationales, notamment bilatérales, écartant la procédure de légalisation.

[9Cass. civ. I 4 juin 2009, pourvoi n° 08- 13541 ; Bull. I n° 116.

[10Cass. civ. I 4 juin 2009, pourvoi n° 08- 10962 ; Bull. I n° 115.

[11CE 11 mars 2010, n° 336326, Niombo.

[12Voir dans ce numéro, l’article p. 20.


Article extrait du n°85

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 18:02
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