Édito extrait du Plein droit n° 85, juin 2010
« Nom : Étranger, état civil : suspect »

Mauvais comptes

ÉDITO

Dans les prochaines semaines, l’Assemblée nationale devrait discuter d’un nouveau projet de loi « relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité ». Sous couvert de transposition de directives européennes, il s’agit une nouvelle fois de prendre des mesures destinées à faciliter les éloignements et à durcir les conditions d’entrée et de stabilisation du séjour des étrangers. Dans les prochains numéros de Plein droit, nous reviendrons sur cette nouvelle modification d’ampleur du code de l’entrée, du séjour et du droit d’asile (Ceseda), mais le seul empilement des « réformes » (la sixième depuis 2002 !) suffit à rendre compte de l’échec d’une politique qui n’atteint pas les objectifs (illusoires…) qu’elle s’est fixés. Pourtant, le gouvernement continue inlassablement de creuser le sillon de la répression et de la précarisation, insensible aux dégâts humains occasionnés par son obsession de « fermeté » et sa capacité à contourner les droits des migrants.

Devant cet aveuglement volontaire, il peut être tentant de prendre les « décideurs » à leur propre piège et de soumettre la politique d’immigration aux procédures d’audit appliquées aux autres politiques publiques, en particulier celles considérées comme (trop) coûteuses (services publics, protection sociale…). Le gouvernement par les chiffres est en effet inscrit au coeur des formes contemporaines de pouvoir, dont la « culture du résultat » de Nicolas Sarkozy n’est qu’une déclinaison hexagonale. Dès lors, pourquoi ne pas faire de la contre-expertise en matière d’évaluation l’un des leviers de la défense du droit des étrangers ?

APRÈS avoir contribué depuis trois décennies à ce que l’arme du droit soit retournée contre ceuxlà mêmes qui l’utilisaient afin de pérenniser les discriminations, nous devrions nous féliciter de cette nouvelle extension des formes de lutte. D’ailleurs, dans nos argumentaires contre la fermeture des frontières et pour la liberté de circulation, nous n’hésitons pas à mobiliser des arguments critiques de l’efficacité des politiques actuelles : ces dernières sont aussi un « échec » car elles n’atteignent pas leurs objectifs affichés. Le mettre en évidence permet de réfléchir aux fonctions cachées de ces dispositifs mais, parallèlement, fait courir le risque que la supposée insuffisance ou inadaptation des moyens employés soit rendue responsable de l’échec « provisoire » de politiques légitimes : c’est ainsi que, depuis deux décennies, le nombre de kilomètres de frontières murées n’a cessé d’augmenter et la hauteur de ces murs de s’élever…

IL y a deux ans, Plein droit avait consacré un numéro aux « chiffres choisis de l’immigration » [1]. Ce dossier était largement centré sur les tentatives des pouvoirs publics de manipuler les chiffres de l’immigration. Plusieurs articles suggéraient néanmoins qu’une « bonne cause » s’appuyait parfois sur de mauvais chiffres et qu’il convenait aussi de s’arrêter sur les usages militants de la quantification. Une véritable réflexion doit être menée sur le sujet, car si tout militant des droits des étrangers a utilisé, à un moment ou à un autre, ces ressorts argumentatifs, nous assistons actuellement à un changement d’échelle. À l’initiative du collectif Cette France-là et d’un groupe de parlementaires, un audit du coût de la politique d’immigration va ainsi être lancé [2]. Nous partageons les combats des uns et de la plupart des autres, pourtant nous appréhendons la façon dont le « débat » s’est noué : Éric Besson a contreattaqué en affirmant qu’il lancerait un audit sur le « coût de l’immigration irrégulière », des députés de sa majorité suggèrent que si la politique actuelle est coûteuse, c’est qu’elle est (trop) respectueuse des droits de l’homme [3]. De son côté, la démographe Michèle Tribalat réclame la « vérité des chiffres », par la multiplication des enquêtes statistiques et des études économétriques, afin de justifier de nouvelles restrictions en matière d’immigration…

Les militants des droits des étrangers n’ont guère intérêt à se lancer dans cette surenchère évaluatrice : il ne s’agit pas de garder les yeux fermés, ni d’occulter certains faits mais, plus que le chiffre, c’est le regard porté dessus qui influe sur les politiques publiques. Or, que les étrangers rapportent ou coûtent (selon quels critères ?), la tentation sera grande de les faire payer, au sens propre (c’est une tentation constante et toujours actuelle [4]) et figuré du terme.

DE plus, même si une contreexpertise peut être un moyen efficace de s’opposer à des annonces gouvernementales dont les fragiles éléments chiffrés servent souvent à accréditer les politiques a priori envisagées, elle ne doit pas laisser croire que tout est commensurable. La politique d’immigration relève pour une grande part de la mise en oeuvre de droits fondamentaux intangibles : leur effectivité a certes un coût, mais ils doivent être défendus à tout prix.




Notes

[1Plein droit n° 77, juin 2008.

[3Voir interview d’Éric Raoult, Le Parisien, 4 mai 2010. Les charters sont ainsi un moyen tout trouvé pour baisser le coût de la politique d’expulsion.

[4Voir le dossier « Taxer les étrangers », Plein droit, n° 67, décembre 2005.


Article extrait du n°85

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 18:02
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