Article extrait du Plein droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés : police, justice, prison »
Retenir... pour mieux éloigner
L’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée prévoit le maintien dans des locaux non pénitentiaires des étrangers en instance de départ forcé. Cette rétention, commune à l’ensemble des mesures d’éloignement, permet l’organisation matérielle et l’exécution des expulsions, reconduites à la frontière et autres refoulements. Mais, au-delà de 24 heures, l’intervention d’un juge est obligatoire : dans le cadre d’une procédure civile, soit il assigne à résidence l’étranger jusqu’à ce qu’il prenne « librement » l’avion, soit il autorise par voie d’ordonnance son maintien en rétention pour une durée supplémentaire de 6 jours. Cette décision appartient au juge délégué (par délégation du président du tribunal de grande instance).
La procédure dite des « 35 bis » s’inscrit dans le cadre d’une permanence que doivent assurer l’ensemble des magistrats du siège : se succèdent ainsi les juges pour enfants, les juges aux affaires matrimoniales, les juges des différentes chambres correctionnelles, etc., magistrats aux sensibilités, préoccupations et compétences diverses. Ils déclarent de concert avoir horreur de cette procédure qui les cantonne dans un rôle de « potiche ». Néanmoins, s’ils ne peuvent effectivement se faire juge de la légalité de la mesure d’éloignement, ils ne sont pas pour autant obligés d’autoriser la rétention, considérée normalement comme exceptionnelle quand l’étranger n’offre aucune garantie de représentation.
Permettant à tour de bras le maintien dans des locaux « administratifs », les juges délégués refusent d’assumer ce pouvoir minimum. Le sentiment d’impuissance caractérisé rejaillit sur la crédibilité de leurs fonctions. Même s’ils se défendent d’être les auxiliaires de la préfecture, les apparences jouent contre eux : si les ordonnances de « 35 bis » sont de plus en plus nombreuses, les assignations à résidence le sont de moins en moins. Les rares avocats qui « participent » à cette procédure civile s’étonnent du comportement répressif des magistrats, de leur indifférence par rapport à l’article « 35 bis » dont l’essence leur échappe, semble-t-il.
Évidemment, quand un juge tend à accueillir favorablement les exceptions d’irrecevabilité, les demandes d’assignation à résidence, il faut profiter de cette opportunité qui relève plus de la « roulette russe » que de la présentation, ce jour-là, de gages réels de représentation apportés par tous les étrangers. À Créteil, les « bons » juges... comme les autres ne sont d’astreinte que trois fois par an ! C’est ainsi que les assignations, qui demeurent exceptionnelles, obéissent à la loi des séries.
16 heures, au tribunal de grande instance de Créteil, horaire officiel... Comme tous les jours, menottes aux poignets, quelques étrangers attendent de passer devant le juge délégué. La plupart ignorent l’objet de cette procédure. Un par un, on va avant tout leur expliquer qu’il ne s’agit aujourd’hui que de régler leur sort avant qu’ils ne montent, de toute façon, dans un avion. La procédure dure quelques minutes, les questions sont limitées.
Quant au « dossier » qui accompagne l’étranger, il est désespérément vide : l’arrêté de rétention émanant de la préfecture avec la date et l’heure de départ envisagée et une photocopie de la décision d’éloignement (très sommaire et sous forme de cases garnies de croix pour les jugements !).
Parce qu’ils n’ont pu fournir des justificatifs de domicile fixe ou toute autre garantie de représentation, la quasi-totalité des étrangers changeront ce soir de résidence : ils passeront du centre de Choisy, annexe de la gendarmerie, au nouveau centre de rétention du Mesnil-Amelot, à Roissy.
Les avocats, eux aussi, se sentent frustrés par la procédure, la faiblesse des dossiers laissant peu de place à l’action. Si les étrangers sous le coup d’une mesure d’éloignement ont effectivement la possibilité de désigner un avocat pour les assister, en réalité ils le font rarement : ils ignorent qu’ils peuvent être défendus. Ils ignorent parfois même qu’ils vont passer devant un juge avant leur départ. De toutes façons, du fait du très court délai s’écoulant entre leur libération ou leur interpellation sur la voie publique et la mise en marche de la procédure « 35 bis », ils n’ont matériellement ni les moyens ni le temps d’avertir un conseil. Beaucoup se plaignent des pressions et des réticences des centres de rétention à les laisser contacter famille, médecin ou avocat, quand ils ne se voient pas refuser la délivrances de pièces ou de documents utiles pour une éventuelle assignation et dont l’administration s’est emparée. Et pourtant, le retour de l’étranger à son domicile, outre son avantage psychologique énorme, signifierait avoir du temps pour organiser un recours ou pour tenter une régularisation.
Des défenseurs indésirables ?
L’ordre des avocats du barreau de Créteil a indiqué expressément que l’assistance des étrangers concernés par une procédure de rétention est facultative pour l’avocat de permanence dit commis d’office. Prise de position non innocente... ce qui n’a pas empêché, au cours de l’année 1988, la constitution d’un groupe de volontaires. Mais la bonne volonté ne suffit pas toujours et les difficultés rencontrées sont nombreuses pour assister régulièrement les étrangers en instance de départ : effectifs réduits, incompatibilité avec les horaires d’audience, fluctuation et variabilité des heures de présentation devant le juge délégué (certains d’entre eux se permettant, malgré un accord tacite, de bousculer le planning officiel sans crier gare).
Combien d’avocats se sont déplacés en vain à 16 heures, le magistrat aux « 35 bis » ayant bouclé la procédure depuis plusieurs heures au gré de ses convenances ou des aléas du service (les coups de téléphone de la préfecture, des centres de rétention ou du commissariat au greffe du tribunal quant au nombre des étrangers présentés sont tellement contradictoires, qu’ils rendent l’organisation pratique des services malaisée).
Une avocate du barreau de Créteil raconte ses aventures : ayant à plaider devant le juge délégué, elle se rend en fin de matinée au tribunal afin de confirmer l’heure de passage de son client. Elle ne parvient à trouver aucun interlocuteur. À défaut d’information contradictoire, la procédure devait commencer à 16 heures. Méfiante, elle préfère revenir après déjeuner et apprend alors par le greffier le nom du juge. Après quelques hésitations, elle trouve le bon bureau, soulagée de « se montrer » au juge délégué qui ne saura l’oublier. Mais ce dernier est déjà parti. Il est 13h25. Une petite course à travers les couloirs... Le client de l’avocate affolée est dans le bureau du magistrat. Demandant à être entendue, elle se heurte à un refus sans appel : la décision de rétention est prise. De toute façon, lui laisse-t-on entendre, son intervention n’aurait servi à rien !
Les exemples de ce type sont courants. On comprend la colère et la désertion des avocats disposés à pratiquer et surtout à subir les procédures de « maintien en rétention ». Le tribunal de Créteil qui, sur le plan quantitatif, se partage l’essentiel des ordonnances de « 35 bis » avec les TGI de Bobigny et d’Evry, aimerait améliorer sa prestation judiciaire en la matière... c’est-à-dire assumer un rôle plus conforme à la loi. En effet, comme l’a expliqué récemment un magistrat, président d’une chambre correctionnelle de Créteil, les étrangers en instance de départ forcé, contrairement à l’esprit de la procédure, sont présumés être dépourvus de toute garantie de représentation. Il convient donc de trouver le moyen de renverser cette présomption.
Concrètement, le tribunal veut s’attacher la collaboration du services d’enquêtes rapides qui se chargerait, comme il le fait déjà pour la comparution immédiate, de vérifier les attaches familiales, personnelles, de l’étranger. Lutter contre ces dossiers « 35 bis » désespérément vides, en les étoffant par quelques éléments de fait et de preuve, rassemblés grâce à cette enquête-flash préalable. Reste à mettre effectivement en place cette bonne initiative... La rétention administrative n’ayant certainement pas vocation à disparaître, tout effort d’amélioration doit être mentionné et relayé... par des avocats sensibilisés qui pourraient affiner leurs moyens d’action sur la base d’éléments de fait déterminés et révélateurs de la situation réelle de l’étranger. Cet optimisme est subordonné à leur accès à la procédure et à l’examen des dossiers dans un délai raisonnable.
Des irrégularités flagrantes
L’analyse des ordonnances de « 35 bis » permet une appréciation de l’ampleur et de la nature des mesures d’éloignement, des difficultés croissantes d’exécution et des pratiques judiciaires en matière d’infraction à la législation sur les étrangers.
- Si, en 1987, 986 ordonnances ont été rendues par le TGI de Créteil, pour l’année 1988, on comptait déjà au 14/09/88 quelque 1106 « 35 bis ». Cette inflation n’a pas pour seule origine les effets conjugués de la grâce présidentielle et de la loi d’amnistie. La raison est aussi plus profonde : ce flot constant de procédures de rétention correspond aux obstacles rencontrés par l’administration pour exécuter ses décisions de départ forcé (volonté des compagnies aériennes de contingenter le nombre des reconduits et des expulsés dans les avions par souci de sécurité ; évolution des infractions à la législation sur les étrangers, du fait des refus successifs d’embarquer...).
- Les assignations sont, faut-il le rappeler, largement minoritaires et attachées à la personnalité du juge. La production d’un domicile fixe peut parfois suffire à emporter l’assignation à résidence, d’autres vont exiger des preuves écrites, des témoignages. La présence de la famille, quand elle a été rendue possible, est considérée avec égard. L’importance de la condamnation et la nature de l’infraction sont des éléments déterminants : le trafic de stupéfiants et l’interdiction définitive du territoire sont, pour certains magistrats du tribunal de Créteil, incompatibles avec une mesure d’assignation à résidence. Et pourtant, le juge doit se fonder sur la présence ou non de garanties de représentation et non apprécier la gravité de l’infraction. Pendant les périodes de vacances, quelques magistrats, las de la multiplicité des ordonnances de « 35 bis » ont refusé parfois avec audace le maintien en rétention, invoquant l’irrégularité flagrante de la sanction (« il n’y a lieu à aucune mesure d’autorisation ou d’assignation, aucun document n’étant produit concernant l’identité de l’intéressé ; font défaut aussi, l’heure et la date du vol »), la trop grande rigidité de l’administration dans la délivrance des titres, des raisons humanitaires (comme pour ce Libanais, solliciteur d’asile débouté, qui souhaitait chercher librement un autre pays d’accueil)...
Malheureusement, le droit commun de l’assignation n’est pas respecté par une trop grande majorité des juges, alors que les attaches à la France des étrangers visés par une mesure d’éloignement sont de plus en plus fortes. Sur les 500 ordonnances rendues du 1er juin au 31 août 1988, 74 % n’ont eu pour origine ni un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, ni un arrêté ministériel d’expulsion. Cet énorme pourcentage correspond à des décisions judiciaires (seulement un refoulement à la frontière a pu être recensé). Chiffre révélateur du souci de contourner certaines protections en utilisant l’interdiction du territoire (l’article 19 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ne fait pas référence explicitement aux catégories d’étrangers protégés de la reconduite à la frontière préfectorale et des arrêtés d’expulsion, pour les exclure), des refus d’embarquer successifs et du nombre croissant d’interdictions du territoire pour des infractions à la législation sur les stupéfiants.
Rien d’étonnant à ce que tous les centres de rétention aient affiché « complet » cet été !
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