On ne se débarrasse décidément pas facilement des vieux réflexes : l’attitude adoptée par les pouvoirs publics à l’égard des ressortissants irakiens résidant en France, depuis qu’a éclaté la crise du Golfe, montre à quel point l’État de droit n’est qu’un mince et fragile vernis lorsqu’est en cause le statut des étrangers.
Laissons de côté l’assignation à résidence de vingt-six militaires irakiens dès le début de la crise, suivie, le 16 septembre 1990, de leur expulsion selon la procédure d’urgence absolue après les incidents survenus à l’ambassade de France au Koweït : c’était, si l’on ose l’expression, de bonne guerre... diplomatique. Plus troublante fut l’annonce faite à grand renfort de publicité qu’on ne délivrerait qu’avec circonspection des visas de sortie aux 1700 ressortissants irakiens séjournant sur le territoire français : non seulement parce que l’institution même des visas de sortie manque totalement de base légale, comme le GISTI n’a cessé de le rappeler depuis septembre 1986, mais parce qu’une telle annonce publique sonnait étrangement, au moment même où l’on reprochait à l’Irak de retenir contre leur gré les ressortissants des pays occidentaux !
Encore restait-on jusque là plus ou moins dans le domaine de l’ordre public. Mais l’escalade des représailles a continué. En plein mois d’août, la direction du CNRS demande à tous les directeurs de laboratoire, quelle que soit leur discipline (lettres, sciences, droit, économie...), de lui adresser par retour de courrier la liste des ressortissants irakiens et koweiti travaillant dans leurs laboratoires — injonction apparemment peu suivie d’effet puisqu’elle sera réitérée le 14 septembre, dans des termes toujours aussi comminatoires.
Dans l’intervalle, le directeur du département des sciences de la vie a de son côté adressé le 30 août une note administrative aux directeurs de laboratoire de son département en leur demandant de lui adresser par télécopie ou par téléphone (toujours la même hâte !) la liste nominative des ressortissants des pays suivants travaillant dans leurs laboratoires : Irak, Koweït, Iran, Émirats, Turquie, Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Libye, Syrie, Jordanie, Liban, Pakistan (on remarque au passage que l’Arabie Saoudite ne figure pas dans la liste). Cette lettre ayant fait quelques remous dans la communauté des chercheurs, la démarche sera finalement désavouée par le Directeur général du CNRS ; elle n’en est pas moins significative des dérives engendrées par la crise du Golfe.
Car la crise, de toute évidence, tourne la tête de nos dirigeants qui finissent par faire n’importe quoi, quitte à faire machine arrière quand les réactions se font trop vives. C’est ce qui s’est passé avec la circulaire adressée le 24 septembre par le ministère de l’Éducation nationale à tous les présidents d’université : sous couvert de cesser toute collaboration scientifique et technique avec l’Irak, elle décidait la suspension de toutes les bourses versées à des étudiants irakiens, et demandait aux universités de refuser d’inscrire ou réinscrire dans leurs établissements les étudiants irakiens. La mesure, il convient de le noter, concernait l’ensemble des disciplines et des cycles d’étude ; et loin de viser les seuls étudiants qui auraient souhaité venir faire leurs études en France, elle visait tous les étudiants indistinctement, y compris ceux qui étaient déjà en cours d’études, sans même épargner ceux qui étaient installés en France avec leur famille et qui pouvaient détenir le cas échéant une carte de résident.
De telles mesures, qui n’avaient manifestement pas pour but de préserver des intérêts vitaux de la France, ne pouvaient être interprétées que comme l’expression d’une volonté de représailles à l’égard des ressortissants irakiens, sur lesquels on faisait en somme peser une responsabilité collective.
Inacceptables au plan des principes, les mesures prises violaient de surcroît les principes les mieux établis de notre droit. Passons sur le fait que le ministre de l’Éducation nationale n’a pas compétence pour adresser des instructions aux universités, dont les pouvoirs s’exercent dans le cadre des seuls lois et règlements valablement édictés. L’essentiel, c’est qu’une université ne peut à l’évidence refuser d’inscrire un étudiant qui remplit les conditions exigées, notamment de diplôme, en se fondant sur sa seule nationalité. Dans la plupart des filières, la réinscription dans l’année supérieure est de droit ; et à supposer même qu’une sélection soit organisée, la nationalité du candidat ne saurait évidemment être un critère légal de sélection !
Le ministre demandait donc aux universités non seulement de se muer en instruments de la politique internationale de la France, ce qui n’est pas leur vocation, mais encore de prendre des mesures discriminatoires, prohibées par le Code pénal. L’article 187-1 du dit Code punit en effet d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 3 000 à 40 000 F « tout dépositaire de l’autorité publique ou citoyen chargé d’un ministère de service public qui, à raison de l’origine d’une personne (...) ou de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, lui aura refusé sciemment le bénéfice d’un droit auquel elle pouvait prétendre ».
Les réticences de certaines universités et les protestations argumentées des associations ont fini par convaincre... l’Élysée qu’il convenait de retirer la circulaire, et l’on veut espérer que les instructions à venir éviteront mieux ce genre de dérives. On aurait nettement préféré ne pas avoir à les constater.
Ce n’est pas parce que la France a contribué des années durant, pour des raisons politiques ou plus souvent bassement mercantiles, à fournir à l’Irak des tonnes d’armes sophistiquées, sans se préoccuper de l’usage qui en était fait, qu’elle doit à présent prendre en otage d’un conflit qui la dépasse l’ensemble de la communauté irakienne résidant en France. Dans ce domaine, les fautes ne s’annulent pas, elles se cumulent.
Partager cette page ?