Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »

Les enfants perdus du retour

Yvan Charon

Pour les jeunes immigrés élevés en France et repartis « au pays », c’est souvent l’impasse et l’inadaptation. Deux anciens lycéens témoignent... [1]

« Derrière 2 000 km, il y a mon enfance que je n’oublierai jamais... J’escaladerai les montagnes, je sauterai les murs, je franchirai les barrières pour revenir à Montbéliard... »

La lettre est datée de Zaghreb, décembre 1985. Et ce cri déchirant est celui de Goran [2], seize ans, fils cadet d’un ouvrier yougoslave « reparti » quelques mois plus tôt. Il répond ainsi à ses copains et à son prof de sciences, Gérard Mamet, qui, au collège des Tâles, à Valentigney, a maintenu par correspondance un lien avec ces « enfants du retour ». Parce qu’il leur a appris Pasteur et Lavoisier et les oiseaux du Jura, Gérard ne supporte pas de les voir perdus.

Depuis, Goran a tenu parole. En partie seulement. Il a bien escaladé les montagnes mais pour aboutir en Suisse dans l’hôtellerie, avec un contrat saisonnier. Logé, nourri. Il envoie tout ce qu’il gagne à sa famille — cinq personnes — car son père a raté son insertion...

Une certaine politique du retour a fabriqué, à retardement, des pseudo-clandestins : ces jeunes, partis de force, reviennent parfois et se trouvent en situation irrégulière.

Abbes a eu un plus de chance. Pas né en France [3], mais majeur au moment de partir. Et une volonté inébranlable de rester ! Jugez plutôt...

Dans la même cité que Goran et le même mois, Abbes claque, la mort dans l’âme, la porte du domicile paternel, où sa famille bouclait les valises pour l’Algérie : six filles et un autre garçon. « J’avais des mots avec mon père au sujet du départ, raconte-t-il. Et j’étais en première. Je ne pouvais pas vivre ailleurs. Pas possible de changer, comme ça, de vie et de façon de penser ! C’est ici, au quartier du Buis, comme animateur au centre de loisirs-enfants, que j’ai appris le respect de l’individu, quelle que soit sa couleur ou sa nation... Et que j’ai apporté quelque chose aux gosses de la rue ! »

Il est resté. Hébergé pendant un an par des amis français, instituteurs, il passe le bac fatidique en juin 1986. « J’ai d’abord cherché dans la liste des recalés. Rien ! Puis sur l’autre. Reçu ! J’étais comme fou ! J’ai sauté en l’air ! J’embrassais tout le monde. Je me suis dit : Tu as gagné ton pari ».

Aujourd’hui, à 23 ans, Abbes est étudiant en psychologie, à Besançon. Grâce à ses diplômes « jeunesse et sport », il dirige, l’été, un centre de vacances des « Francas » « 300 gamins, dit-il fièrement, c’est une responsabilité ! »

Par sa mère, il a des nouvelles de la famille. Pas très bonnes. Sa sœur cadette allait entrer en seconde, juste avant le départ : son retard en arabe l’a obligée à renoncer. Elle vient de se marier. Le pactole du retour a fondu comme neige au soleil ! Il fallait survivre.

Espérant être livreur, le père avait ramené une camionnette, sans savoir qu’il paierait de lourdes taxes en débarquant. Résultat : il se retrouve manœuvre dans une fabrique de biscuits.

Dernier détail : après vingt ans en France et une insertion exemplaire, Abbes n’est toujours pas naturalisé. Il a fait sa demande en 1987, mais il lui manque, paraît-il, deux pièces essentielles : un extrait de naissance et le certificat de mariage de ses parents !




Notes

[1Cet article est paru dans le n° 180 de septembre 1990 de la revue Mutualistes

[2Pour des raisons évidentes, ce prénom a été modifié.

[3Donc pas le droit automatique à la nationalité française à 18 ans.


Article extrait du n°12

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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 17:10
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