Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »

Les noces au commissariat

L’institution du mariage, en tant que liberté fondamentale attachée au droit de la personne, a été consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme signée en 1950. La France a cependant maintenu des dispositions discriminatoires à l’égard des étrangers jusqu’à la loi du 29 octobre 1981 modifiant l’ordonnance de 1945, qui les a abrogées. Depuis lors, aucune formalité spéciale n’est requise : le mariage des étrangers est soumis au droit commun.

En matière de mariage des étrangers, on pense d’emblée aux difficultés qu’ont de tout temps rencontré les couples mixtes Français-étrangers. En effet, depuis 1984, le mariage avec un(e) Français(e) constitue — quelle que soit la situation administrative de l’intéressé, la seule condition étant l’entrée régulière en France (visa) — un des cas d’attribution de plein droit de la carte de séjour de dix ans. Il a donc toujours été considéré avec suspicion. Comme on le sait, la loi « Pasqua » du 9 septembre 1986, pour lutter contre les mariages blancs et mettre enfin un peu d’ordre dans tout le laxisme qui s’instaurait (!), avait considérablement limité ce droit en subordonnant la délivrance du titre de dix ans à l’exigence d’un an de vie commune. Les conjoints étrangers de Français se sont alors retrouvés, du fait de cette disposition, dans une situation bien souvent critique. La loi Joxe, en supprimant ce délai, a replacé le mariage des étrangers dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir celui d’une liberté fondamentale qui ne peut donc souffrir aucune discrimination. Mais, au sein des services administratifs, la hantise des mariages de complaisance a fait renaître des pratiques discriminatoires qui, de cas isolés, sont devenues monnaie courante.

C’est dans l’arrondissement judiciaire de Lille que ce type de pratiques s’est développé de la façon la plus brutale. Dernièrement, en effet, conformément à une circulaire du Procureur de la République organisant « la chasse aux mariages blancs », les mairies étaient invitées à téléphoner au Parquet quand un mariage mixte devait avoir lieu, et que le futur conjoint étranger était en situation irrégulière bien entendu. Le jour de la cérémonie, la police était au rendez-vous et offrait en guise de bague, une paire de menottes, et un aller simple pour le pays d’origine comme voyage de noces.

Une version plus « soft » de cette étrange collaboration fonctionne actuellement dans la région parisienne. À Paris, les mairies semblent être des nostalgiques inconditionnelles de la législation en vigueur jusqu’à la loi d’octobre 1981, époque bénie où l’exigence d’un permis de séjour et d’une autorisation préfectorale était la règle pour pouvoir se marier.

L’illégalité unanime des mairies de Paris

Une enquête réalisée auprès de la totalité des mairies parisiennes révèle que, pratiquement dix ans après l’abrogation de cette réglementation, 60 % d’entre elles continuent à exiger une carte de séjour ou un récépissé de demande pour la constitution du dossier de mariage, et plus d’un tiers exigent, à défaut, la défunte autorisation préfectorale. Une des raisons en est que les imprimés utilisés, qui datent d’avant 1981, n’ont pas été remplacés et qu’il ne faut pas gaspiller ! Les officiers municipaux cochent donc ça et là une liste impressionnante de documents à fournir, demandant ainsi tout et n’importe quoi. L’un d’entre eux aurait même fait état de l’existence d’une « commission d’enquête » pour le mariage des étrangers.

Combien de personnes ont renoncé à se marier suite à l’exigence illégale des mairies d’un séjour régulier ? Il ne s’agit pourtant souvent que d’intimidations de guichet car aucun officier d’état-civil n’ignore vraisemblablement la réglementation actuelle. Et de fait, les refus formels de marier sont rares. Mais, s’il n’existe pas vraiment de « commission d’enquête », il peut par contre y avoir enquête du commissariat.

C’est ce qui est arrivé à madame X., réfugiée statutaire d’origine vietnamienne. Elle désirait se marier avec un demandeur d’asile kurde, débouté depuis peu par l’OFPRA et dont le récépissé était expiré. Après avoir déposé l’ensemble des documents exigibles qui, rappelons-le, sont :

  • un extrait d’acte de naissance
  • un certificat prénuptial
  • une attestation de domicile
  • une pièce d’identité, quelle qu’elle soit,

les deux futurs conjoints se voient remettre une lettre adressée au Procureur de la République, à laquelle le substitut de celui-ci répond par une note portant la mention « rejet en attente de l’enquête ».

Un peu perplexes sur le formalisme du mariage en France, ils se renseignent. Et il s’avère que l’enquête en question est ordonnée pour vérification du consentement des conjoints et qu’elle sera menée par les services de police de l’arrondissement. Madame et Monsieur, partis se marier un beau jour de juin, se retrouvent actuellement dans l’attente de leur convocation au commissariat pour que l’on vérifie — on ne sait trop comment — s’ils veulent réellement se marier !

Tout cela serait en fin de compte risible si Monsieur était sûr de ressortir librement du commissariat...

Un abus de pouvoir

Au-delà de l’anecdote, cet usage abusif par les mairies des notes de dispense légale pour informer les parquets des mariages d’étrangers en situation irrégulière, répond de toute évidence à des consignes reçues, comme cela s’est produit à Lille.

Pourtant, en aucun cas le Procureur de la République n’a compétence pour s’opposer à la célébration du mariage dès lors que les intéressés justifient des pièces nécessaires. Son domaine d’action se limite à accorder ou à refuser les demandes de dispenses concernant, pour des raisons diverses, la publication du projet de mariage, l’âge minimum, le certificat prénuptial. Il peut aussi ordonner des enquêtes afin d’établir si la condition de résidence d’un mois dans la commune est remplie, ou si le juge d’instance estime insuffisants les témoignages et pièces produits pour la délivrance d’un acte de notoriété s’il y a défaut de pièces d’identité.

Le procureur ne peut donc contrôler a priori la validité du mariage, la procédure normale étant l’action en nullité qui peut être intentée soit par les époux eux-mêmes, soit par le ministère public ou tous ceux qui y ont intérêt, notamment en cas de vice du consentement.

Encore plus alarmante est l’extension récente de pratiques discriminatoires à des couples où les deux conjoints sont en situation irrégulière et n’ont donc aucun bénéfice administratif à tirer du mariage. Le prétexte du dépistage des mariages blancs ne tient plus ; par contre, l’entreprise de négation des droits les plus élémentaires pour les étrangers sans titre de séjour trouve ici sa pleine expression.

Si l’exigence d’un titre au guichet ne décourage pas l’ensemble des prétendants, la multiplicité des documents exigés abusivement par les mairies achève de les dissuader.

Ainsi, l’officier d’état-civil n’a à demander un certificat de coutume que dans deux hypothèses précises :

  • premièrement, si l’intéressé se prévaut d’une loi étrangère moins stricte que la loi française, il doit alors apporter la preuve qu’il peut valablement se marier selon son statut personnel ;
  • deuxièmement, si l’officier ignore quels documents délivrés par une autorité étrangère sont de nature à établir l’état-civil. Dans ce cas, la non-présentation du certificat ne peut faire obstacle au mariage, l’officier est seulement tenu d’avertir du risque ultérieur d’annulation. Or, 80 % des mairies parisiennes demandent de façon systématique un certificat de coutume quelle que soit la situation ou la nationalité.

Il est intéressant de savoir qu’un certificat peut être délivré par un juriste français ou étranger et pas seulement par le consulat. Pour les réfugiés, seul l’OFPRA est habilité.

Les mairies contestent aussi souvent la validité des documents qui leur sont présentés et exigent, par exemple, des demandeurs d’asile qu’ils fassent légaliser leurs extraits d’actes de naissance au consulat de leur pays d’origine. Or, l’article 1 de la Convention de Genève précise bien que celle-ci cesse d’être applicable à toute personne qui s’est volontairement réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité.

En cas de refus abusif, la délivrance par huissier d’une sommation interpellative rappelant au maire l’obligation de procéder à la célébration, à partir du moment où toutes les pièces exigibles ont été produites, constitue une parade efficace dans de nombreux cas.

Si cette sommation reste sans effet, il ne faut pas craindre d’assigner le maire devant le juge des référés pour constitution de voie de fait, le refus de marier portant atteinte à une liberté fondamentale.



Article extrait du n°12

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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 16:58
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