Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »
Santé et précarité : du droit à la réalité
Jean-Michel Belorgey
Le spectre d’une sécurité sociale à deux vitesses hante, depuis plusieurs décennies, les enceintes où l’on s’interroge sur le devenir de la sécurité sociale et, singulièrement, sur celui de l’assurance maladie, en relation avec les différentes catégories de méthodes propres à assurer la maîtrise des dépenses de santé.
Beaucoup plus lente à se faire jour est manifestement la prise de conscience de ce que, les difficultés d’accès au marché du travail aidant, et la faiblesse persistant des rémunérations servies à une fraction de ceux qui y ont accédé, on est en réalité, depuis longtemps, dans un système de protection sociale à deux vitesses.
De là, sans doute, l’enlisement, au moins dans la pratique, des tentatives de généralisation de l’assurance maladie conduites au milieu des années 1970, l’audience limitée rencontrée par l’affirmation, pourtant incontestable, figurant dès cette époque dans le rapport Oheix : « le droit à la santé passe par un droit à l’assurance maladie, complétée, si nécessaire, par l’aide sociale , et la modestie des retombées du pourtant prudent, encore que remarquable, rapport Revol au gouvernement en 1988.
Le fait est qu’il a fallu attendre la loi portant création du RMI pour que nombre d’exclus de la sécurité sociale, souvent confrontés à de graves difficultés pour mobiliser leur droit à obtenir la prise en charge de leurs cotisations par l’aide sociale, puissent enfin bénéficier de l’intervention de celle-ci, prescrite par la loi depuis plus de dix ans.
Le fait est que, bien qu’elle ait constitué un des passages aux aveux les plus intéressants de la littérature administrative, et témoigné par les directives qu’elle énonçait d’une volonté apparemment sincère de faire cesser les blocages dont elle admettait l’existence, la circulaire Séguin de janvier 1988 n’a pas créé de fait nouveau majeur en vue de favoriser l’accès à l’aide sociale intervenant à titre principal ou complémentaire, ce qui aurait pourtant été d’autant plus nécessaire qu’on a, sur ce front, sans cesse travaillé en termes catégoriels en multipliant les causes de litiges frontaliers entre payeurs et les situations d’exclusion à la marge.
Aussi bien le cri d’alarme lancé quelques années plus tôt par un certain nombre de mouvements inquiets de la multiplication des situations d’exclusion du droit à la santé, et repris dans son rapport au Conseil économique et social par le Père Wrezinski doit-il encore être regardé comme d’actualité.
De fait, six ans après la mise en place du RMI, et deux ans après l’introduction, par la loi du 29 juillet 1992 reconduisant celui-ci, d’un certain nombre de novations dans la législation de l’aide médicale, quels qu’en soient les bénéficiaires, il se rencontre en moins grand nombre certes que par le passé, mais il se rencontre encore des hommes et des femmes de tous âges qui ne jouissent d’aucune protection sociale de base.
De plus, bénéficier d’une protection sociale de base ne suffit pas ; et chaque mesure inspirée par le souci de limiter la progression des dépenses de l’assurance maladie (abaissement du taux de remboursement, augmentation du forfait hospitalier), leur traduction en procédure aussi par les guichets hospitaliers – qui demandent le dépôt d’une provision [1] – frappe naturellement de plein fouet ceux qui ne disposent pas d’une couverture sociale complémentaire de type assurance, et se heurtent le plus souvent, pour obtenir une prise en charge au titre de la solidarité, aux réticences d’une aide sociale crispée sur le maniement de critères injustement restrictifs (plafond de ressources exagérément bas, existence d’obligés alimentaires). Certains groupes sociaux, enfin, persistent à souffrir d’un redoublement des exclusions frappant les plus démunis : gens du voyage, certaines catégories d’étrangers.
Contre une institutionnalisation de l’humanitaire
Pour faire face à l’ensemble de ces situations, il n’est pas acceptable de s’en remettre durablement à des interventions de type caritatif qui, si nécessaires qu’elles soient pour répondre en temps réel aux besoins ne parvenant pas à se satisfaire autrement, ne doivent pas se pérenniser ou ne devraient le faire que pour boucler les ultimes trous d’un dispositif qui risque – il ne faut pas à ce sujet nourrir trop d’illusions, mais tout est une question de mesure – de toujours en comporter.
C’est aux institutions publiques qu’il appartient à l’évidence d’assumer cette responsabilité. Et cela n’est pas hors de leur portée. Les exemples font en effet de moins en moins défaut de ce qu’il est possible de faire quand on veut faire. Diversifiés, mais qui s’inspirent tous, peu ou prou, avec plus ou moins de succès, des mêmes grands principes :
- souci de la dignité de l’usager et, plus précisément, priorité à ce souci, d’équité dans le partage des charges entre bailleurs de fond, de rigueur dans la gestion, qui ont leur légitimité, mais qui ne doivent pas peser indûment sur les demandeurs de prestations ;
- partenariat entre les différents opérateurs intéressés ;
- parti pris résolu de simplification des circuits administratifs et des procédures, l’accumulation de formalités qui transforment le parcours de l’usager en calvaire et débouchent trop souvent sur un inadmissible déni de droits n’ayant même pas, en règle générale, le mérite d’être une garantie contre les gaspillages.
En l’absence de prescriptions législatives, c’est de façon volontaire et sur un fondement contractuel qu’ont été conduits, à la lumière de ces principes, les efforts menés dans un certain nombre de départements, qui se sont notamment traduits par la création de cartes santé ou différentes catégories d’assouplissements aux règles d’accès à l’aide médicale. Et c’est en général bien ainsi, car les confrontations qu’il a fallu mener à bien dans cette perspective ont, dans la plupart des cas, permis un affinement des analyses, notamment en termes de besoins de santé de telle ou telle catégorie de population (RMIstes, stagiaires de 18 à 25 ans, populations rurales, populations des quartiers défavorisés type DSQ), ainsi qu’une appropriation des enjeux qui n’auraient, si un autre cheminement avait été suivi, pas été possibles.
Un recours indispensable au droit
La discipline législative ne devrait pas pour autant perdre ses droits, et il s’avérera, selon toute vraisemblance, nécessaire d’y recourir plus qu’on y a jusqu’à présent consenti, même en 1992 à l’occasion de la relecture du RMI, si l’on entend assurer la généralisation des initiatives spontanément prises ici et là. On peut, en effet, craindre que ces initiatives, tout en faisant largement école, ne laissent à découvert une partie du champ géographique. Or, il serait peu tolérable que, de ce fait, certains usagers demeurent exclus des avantages que la conscience collective estime devoir être mis à la portée de tous.
Le recours à la discipline législative sera, de toutes façons, inévitable pour régler en droit certains problèmes qui ne l’ont jusqu’à présent, par la force des choses, été qu’en marge du droit, ou en contradiction avec lui, dans le cadre des divers arrangements partenariaux intervenus sur le plan local.
Il se peut aussi – et les deux questions sont en fait très voisines – que ce recours s’avère nécessaire pour régler les problèmes propres à certaines populations faibles entre les faibles, ou disqualifier certains partis qui, sous couvert de gérer les difficultés, aggravent plus qu’ils ne résolvent les discriminations frappant certaines catégories d’exclus de la santé (cartes santé réservées aux assurés sociaux).
Telle était, à juste titre, l’orientation des réflexions développées dans le rapport relatif à la protection sociale des plus démunis diffusé à la fin de l’année 1990. La refonte du droit de l’aide sociale, à laquelle il était, en application de ces réflexions, envisagé de procéder, tout en s’inspirant des grands principes précédemment mis en évidence, tendait en fait à instaurer un certain nombre de règles proches de celles déjà dégagées par les expériences locales les plus accomplies et permettant par conséquent de serrer au plus près les situations concrètes, mais aussi d’éviter certains dérapages.
De ces règles, à l’évidence de bon sens et conditionnant la concrétisation au profit de tous – surtout de ceux pour qui l’accès à l’aide sociale demeure encore aujourd’hui problématique – des droits de longue date inscrits dans la législation et non dans la réalité, seule une partie a pu, en 1992, trouver un débouché législatif.
En même temps que l’admission de plein droit à l’aide sociale, pour la prise en charge des cotisations d’assurance personnelle, était étendue aux personnes âgées de 17 à 25 ans remplissant des conditions de ressources et de résidence équivalant à celles exigées pour accéder au RMI (c’est la couverture sociale du RMI pour les gens ne remplissant pas les conditions d’âge d’accès à la prestation ; la loi du 27 janvier 1993 a étendu le système aux titulaires de l’allocation de veuvage), la loi du 29 juillet 1992 prévoit en effet l’admission de plein droit à l’intervention complémentaire de l’aide médicale pour la couverture de la part laissée à la charge du malade (le ticket modérateur), et singulièrement du forfait journalier, de l’ensemble des populations justiciables d’une affiliation avec paiement des cotisations par l’aide sociale à l’assurance personnelle. Il est précisé que, dans tous ces cas, les règles relatives à l’obligation alimentaire ne sont pas mises en jeu.
Quelques innovations
La loi dispose également que le règlement départemental d’aide sociale peut prévoir des dispositions plus favorables que celles nécessaires à l’exercice des compétences obligatoires des départements, et notamment la prise en charge des cotisations d’un régime complémentaire d’assurance maladie. Elle organise la diversification des lieux de dépôt de la demande d’aide médicale, ainsi qu’un mécanisme d’élection de domicile pour les sans domicile fixe. Elle fixe à un an le délai pour lequel l’admission à l’aide sociale est normalement prononcée et prévoit une admission immédiate, non seulement pour les bénéficiaires du RMI et assimilés, mais pour les demandeurs dont la situation l’exige.
Pour intéressantes que soient ces innovations, elles laissent encore trop de latitude aux collectivités qui ne sont pas vraiment disposées à faire face aux exigences de solidarité.
Une question cruciale reste en outre pendante : celle des étrangers en situation irrégulière, et singulièrement celle des ayants droit d’étrangers en situation régulière ayant rejoint le chef de famille dans le cadre d’un regroupement familial de fait, non de droit, catégorie sociale dont il faut souhaiter qu’elle ne se développe pas, mais contre laquelle on ne saurait, sans que cela prête à contestation, à la fois sur le plan moral et sur le plan social, faire preuve d’un excessif ostracisme.
Plus généralement, le critère d’ouverture du droit à l’aide sociale est la durée du séjour, ce qui est, jusqu’à nouvel ordre, une notion de fait. Ceci n’est pas toujours, de moins en moins, compris ainsi. À décider le contraire, on met totalement à découvert des personnes qui, même si elles ne peuvent se prévaloir d’une situation légalement protégée, peuvent faire état d’un besoin, notion qui est au fondement du droit de l’aide sociale. Il devrait pourtant être clair que ce n’est pas au niveau de la réglementation de l’aide sociale qu’on peut opposer des contre-feux efficaces à l’immigration irrégulière, sauf à dénaturer du même coup l’institution elle-même, à multiplier la souffrance, à mettre la santé publique en peine, et à se voir ultérieurement contraint à bricoler d’autres réponses, aléatoires et arbitraires.
Pour une unique condition : la résidence
Mais, réserve faite du cas particulier des étrangers, le temps n’est-il pas en réalité venu, plutôt que de réformer, si complètement que ce soit, l’aide médicale, de franchir un nouveau pas, radical cette fois, dans le sens d’une généralisation de l’assurance maladie, passant par la suppression de l’assurance personnelle et du régime étudiant, par l’harmonisation complète, en toute hypothèse à terme inévitable, des autres régimes, et par une intégration aussi complète que possible de la protection complémentaire à la protection de base, en même temps que par une fiscalisation du financement de l’ensemble ?
On a certes, en ce qui concerne le volet financement, vu à quelles difficultés se heurtait la digestion de la CSG, mais peut-être le plus dur était-il de franchir la première étape, et la suivante serait-elle, si on la tentait pour de bon, au lieu de dévoyer la portée originelle de l’idée de CSG – ressources substitutives et non additionnelles – plus aisée à faire admettre.
L’idée d’une assurance maladie automatiquement acquise sans autre condition que celle de résidence n’est pas plus révolutionnaire que celle de prestations familiales servies dans les mêmes conditions. Sa mise en œuvre, pour peu surtout qu’elle s’assortisse d’une couverture intégrale des besoins sous condition de ressources, est de nature à engendrer, outre un mieux être, des économies tout à fait significatives. La démonstration a déjà été faite en 1975, sans hélas emporter la décision ; elle a depuis lors été reprise, de façon convaincante, par plusieurs auteurs, dont Hélène Strohl.
Elle n’était pas absente, quoique présentée avec beaucoup de prudence, du rapport précité de décembre 1990. Elle est à nouveau, à en croire les dossiers de presse et les communiqués distribués en octobre dernier, à l’ordre du jour. Il a, à cette occasion été fortement affirmé que :
- toute personne en situation régulière sur le territoire avait vocation à être couverte par l’assurance maladie ;
- toute personne qui n’a pas de droit ouvert à l’assurance maladie, ne connaît pas ses droits ou ne sait pas comment les faire valoir devrait pouvoir se présenter à la caisse primaire de son lieu de résidence, et celle-ci l’affilier immédiatement au régime général avec délivrance, pour un an, d’une carte d’assuré social (dans l’attente d’une vérification et d’une régularisation de situation suivant les procédés en vigueur, comme c’est en principe maintenant la règle, non seulement pour les bénéficiaires du RMI, mais, depuis la loi du 25 juillet 1994, pour les personnes momentanément dépourvues de protection sociale).
Mais il n’en est, hélas, tiré comme conclusion que la réforme doit être préparée en étroite concertation avec les gestionnaires des régimes et les tiers assureurs dans la perspective d’une application concrète au 1er janvier 1996 – beaucoup d’élections auront d’ici là coulé sous les ponts.
On ne dira jamais assez, quoiqu’il en soit, qu’à apporter au déficit de protection sociale dont persistent aujourd’hui à souffrir des couches moins nombreuses que jadis, mais encore trop nombreuses de la population française, on ferait non seulement reculer la souffrance, ce qui n’est pas rien, mais on créerait les conditions d’une nouvelle approche collective des problèmes de santé : que là réside en définitive, il est dommage qu’on omette trop souvent d’y insister, une des clés de la politique de responsabilisation et de maîtrise à laquelle on aspire à juste titre, mais qui doit, pour emporter la plus large adhésion, ne pas peser intolérablement sur qui que ce soit, actifs ou non actifs, cohortes nombreuses ou poignée d’otages.
Notes
[1] Ce n’est pas en vain qu’une revue s’intéressant à la santé – AGORA – interrogeait, il y a quelques années : « Faut-il rebaptiser l’assistance publique ? », et qu’on s’étonnait que, faute de prise en charge par les guichets hospitaliers des problèmes d’accueil des plus démunis, des associations du type Remède, Comede ou Médecins sans frontières aient ouvert des officines dans des rues voisines des grands établissements hospitaliers publics.
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