Article extrait du Plein droit n° 26, octobre 1994
« Une protection sociale en lambeaux »

Quand l’hôpital ferme ses portes

Patrick Lamour

Médecin coordinateur du COMEDE
Ces dix dernières années, l’accueil à l’hôpital s’est dégradé, et pour accéder au personnel médical à même de juger la situation, il faut y avoir été autorisé par le personnel administratif. Ce dernier exige deux types de documents : un papier d’identité et des justificatifs de la prise en charge des soins. En l’absence de ces justificatifs, l’accès au médecin peut être refusé. Dans le cas du demandeur d’asile, il s’agit d’un déni de droit. Le COMEDE (Comité médical pour les exilés), accueille et informe sur les plan médical, psychologique et social les demandeurs d’asile et les réfugiés.

> M.S., exilé sri-lankais, se présente au Comède. Sa respiration est rapide et « sifflante ».
Entre deux inspirations, il explique que cela fait plusieurs jours que cela dure. Les médecins du Comède diagnostiquent une crise d’asthme sévère, qui ne cède pas aux premiers soins dispensés dans l’infirmerie. Il est transféré aux urgences de l’hôpital le plus proche, le CHU Bicêtre.

Dans de tels cas, le patient risquant de mourir dans les heures qui suivent s’il n’est pas pris en charge dans un service médical d’urgence, nous ne connaissons pas à l’heure actuelle de refus, sauf très rares et qui relèvent de la maladresse ou de l’erreur médicale.

> Mme M., péruvienne de 45 ans, déboutée du droit d’asile depuis 4 ans, consulte au Comède pour une angine. Le médecin lui délivre des antibiotiques. Elles revient après 10 jours de traitement inefficace. Le médecin l’adresse au spécialiste qui effectue des prélèvements sur une petite lésion de l’amygdale suspecte. Le laboratoire diagnostique un cancer de l’amygdale.

Mme M. présente une affection potentiellement vitale : elle va mourir dans l’année si on ne s’occupe pas de son cancer. Mais le risque n’est pas vital dans les heures ou les jours suivant le diagnostic.

Sans l’intervention soutenue de médecins pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, parfois auprès du directeur de l’hôpital lui-même, cette patiente n’est pas prise en charge.

> M. T, , âgé de 27 ans, a été jeté du camion qui le transférait d’une prison à une autre en Mauritanie. Il a été violemment heurté par le véhicule qui suivait. Il s’est enfui, a vécu quelque temps sans réel secours médical, en clandestinité dans son pays, puis a rejoint la France où sa demande d’asile a été rejetée.
Il nous consulte, tardivement, pour la « boiterie » qui s’est installée depuis son accident. Le chirurgien orthopédique diagnostique une fracture mal consolidée du bassin et du fémur, nécessitant la pose d’une prothèse totale de hanche.

> Monsieur L., zaïrois, a été frappé sur la tête pendant un interrogatoire. Il consulte car il n’entend plus de l’oreille droite. Le tympan est détruit. Il a besoin d’une greffe.

Ces deux patients ne présentent aucun risque vital. L’un d’eux boite et se déplace très difficilement, l’autre est sourd d’une oreille. Malgré nos interventions, certains patients ayant des problèmes de cette sorte n’ont pas trouvé d’hôpital qui veuille les accueillir.

« L’égal accès de tous aux établissements publics de santé »...

Ces trois types de situation relèvent tous de textes législatifs pourtant très clairs :

« Si l’état d’un malade ou d’un blessé réclame des soins urgents, le directeur doit procéder à l’admission, même en l’absence de toute pièce d’état civil et de tout renseignement sur les conditions dans lesquelles les frais de séjour seront remboursés à l’établissement : plus généralement, il prend toute mesure pour que ces soins urgents soient assurés » (art. 4 du code de la santé publique).

« Les étrangers sont admis dans l’établissement dans les mêmes conditions que les ressortissants français ».

La circulaire du ministère des Affaires sociales n° 33-93 du 17 septembre 1993 relative à l’accès aux soins des personnes les plus démunies rappelle de façon très explicite que : « Les établissements publics de santé et les médecins sont tenus, face à un problème de détresse médicale, de soigner le malade sans pouvoir lui opposer son insolvabilité » et que « les établissements assurant un service public garantissent l’égal accès de tous aux soins qu’ils dispensent. Ils sont ouverts à toutes les personnes dont l’état requiert leurs services... Ces règles s’appliquent tout particulièrement aux démunis pour lesquels le service public hospitalier est le seul recours... Hors cas d’urgence, lorsque l’état du patient ne nécessite pas une hospitalisation ou lorsque ce dernier se présente dans l’établissement sans connaître son état réel, il importe qu’il puisse être examiné par un médecin ou un interne qui lui prescrira les soins qui lui sont nécessaires, même s’il est dépourvu de pièces justificatives permettant sa prise en charge ou de moyens financiers. (...) Il n’appartient pas aux membres du corps médical de refuser de donner les soins que requiert l’état du patient si celui-ci se présente sans prise en charge... ».

Si l’hospitalisation d’un patient en situation de précarité sociale pose problème, c’est parce que chaque hôpital est responsable de son enveloppe budgétaire et que les services financiers font de plus en plus pression pour éviter les séjours impayés.

Or le code de l’aide sociale a prévu une procédure intitulée « aide médicale hospitalière ». Peut en bénéficier « toute personne résidant en France » si elle est insolvable. Un demandeur d’asile en France réside, par définition, en France, et la situation de l’emploi lui étant opposable, il est bien sûr en situation d’insolvabilité (officiellement, même si, de fait, il arrive à se procurer quelques ressources). Il remplit donc de plein droit les conditions d’accès à l’aide hospitalière.

La procédure, longue et complexe, doit être déclenchée par l’hôpital. La demande sera transmise au centre communal d’action sociale (CCAS), proche du lieu du domicile du patient qui sera convoqué à sa sortie de l’hôpital.

...mais une procédure longue et compliquée

Le dossier comporte deux types de documents : les uns concernant le lieu de domicile, les autres le niveau des ressources. Pour les patients en grande désinsertion sociale, une enquête établie par l’assistante sociale apporte les éléments nécessaires à l’instruction du dossier. La décision est prise par la commission d’admission du Conseil général et transmise à l’hôpital. Celui-ci peut faire appel d’une décision de rejet.

Les difficultés rencontrées lors de cette procédure sont de quatre ordres.

Premièrement, le public bénéficiaire de cette procédure est sous-informé et ne se signale pas auprès de l’administration de l’hôpital. Faute d’une bonne coordination avec le personnel médical, la demande n’est pas instruite. Passé un délai de six mois, elle est irrecevable.

Deuxièmement, « l’absurdité administrative » provoque de nombreuses erreurs. On note l’adresse d’un patient sans préciser le nom de la personne chez qui il réside, on convoque par une lettre recommandée avec accusé de réception, qui ne peut être remise que sur présentation de papiers d’identité qui, justement, font défaut !

Le patient, méfiant, perçoit parfois l’hôpital ou le CCAS chargé d’instruire son dossier, comme un créancier. Il ne laisse pas d’adresse ou comprend mal les convocations souvent rédigées de façon très dissuasive puisqu’elles notifient expressément que le coût de l’hospitalisation fera l’objet de poursuites financières. Comment un patient qui sait que les soins dont il a bénéficié sont très coûteux, angoissé par la moindre démarche administrative risquant d’aboutir à une expulsion vers son pays d’origine, peut-il faire confiance et se déplacer ? Les dossiers ne sont donc pas instruits et les services administratifs des hôpitaux reçoivent la plupart du temps des refus de prise en charge pour des motifs comme : « inconnu à l’adresse », « ne répond pas à l’enquête », « dossier incomplet ».
Enfin, l’hôpital n’a pas recours à la procédure d’appel lui permettant de faire parvenir directement tous les renseignements nécessaires.

L’hôpital fait alors les frais d’une prise en charge qu’il a déjà assumée, parfois plus d’un an après les réponses du Conseil général. Le poids de ces « impayés » peut peser lourd dans le budget d’un hôpital. La tentation est alors grande de fermer la porte, au mépris du droit, à ceux qui potentiellement vont grever ce budget.

Il existe deux types de solutions au quotidien.
Si cela est médicalement possible, les médecins doivent différer l’hospitalisation jusqu’à l’ouverture des droits et orienter très vite le patient dans ses démarches visant à les lui faire recouvrer.

> Ainsi, monsieur L. est invité à aller rapidement s’inscrire à l’ANPE et à nous recontacter dès qu’il recevra la lettre de notification des Assedic. On le dirige ensuite vers sa caisse d’assurance maladie qui lui remet une attestation de demande d’immatriculation lui permettant de faire les premiers bilans nécessaires pour son intervention, programmée dès réception de sa « carte navette ».

S’il est dangereux de différer l’hospitalisation, il faut accompagner le patient dans ses démarches auprès de l’établissement hospitalier puis tout au long du parcours de recouvrement de l’aide médicale hospitalière.

> Mme M., sans papiers, a été refusée dans plusieurs hôpitaux parisiens pour son cancer de l’amygdale.
Le médecin du Comede contacte simultanément le chef du service ORL et la responsable des frais de séjour. Mise en confiance, la patiente apporte l’ensemble des documents nécessaires à l’instruction de son dossier et l’hôpital se prémunit ainsi en rassemblant avant son entrée l’ensemble des pièces qu’il pourra faire parvenir directement au Conseil général, en cas de rejet.
Le jour de l’admission dans le service, l’hôpital enclenche la procédure. À la sortie de Mme M., nous insistons auprès d’elle pour qu’elle se rende au centre communal d’action sociale (CCAS) proche de son domicile. Elle y est convoquée trois fois. À chaque fois, on lui réclame de nouveaux documents. L’instruction dure plus d’un an, année pendant laquelle elle subit une intervention chirurgicale suivie d’une cure de chimiothérapie et des irradiations. Son état de santé est fragile et peu compatible avec les déplacements répétés qu’elle doit cependant effectuer. Le dossier reçoit finalement une réponse positive.

Les solutions existent donc. Mais il faut favoriser l’information du public concerné, former les intervenants (assistants sociaux, médecins, administrateurs) à des procédures de plus en plus complexes, et élargir les lieux de communication entre l’hôpital et les structures de soins externes. Les médecins libéraux, les travailleurs sociaux de secteur, les dispensaires de soins externes, ont gagné davantage la confiance de leur patient et ont plus de facilité à les convaincre de fournir les pièces administratives nécessaires.

Vers un système unique ?

Cependant, en pratique, ces circuits administratifs sont totalement inadaptés à des patients en difficulté sociale. Au total, tout ce suivi, toutes ces démarches, cette obstination, ne sont que des palliatifs à un système défaillant.

Le problème est à envisager autrement. Les impayés hospitaliers cumulés sont évalués à un milliard de francs (et ne couvrent pas que les situations d’étrangers). Cette charge qui s’aggrave est à la fois trop lourde pour le budget d’un hôpital, ou même d’un Conseil général, et à la fois « ridicule » dans le budget de la sécurité sociale (plus de mille milliards).

La distinction sécurité sociale / aide médicale est donc inopérante tant sur le plan administratif (justificatifs nécessaires incompatibles avec la vie précaire des patients) que sur le plan financier pour ceux qui doivent l’assurer.

Le déni de droit constaté ne trouvera une solution satisfaisante que dans une profonde réforme de notre système de protection sociale vers un système unique, accessible à tout résident en France, quelle que soit sa situation au regard du travail, ou d’allocations.

En attendant, d’autres solutions ont pu être préconisées, comme le partage annuel de la dette, en rapport avec leurs budgets respectifs, entre les différents créanciers : la sécurité sociale, les Conseils généraux et les établissements.

Des députés ont proposé le transfert de certains budgets de coopération. L’argument est le suivant : plutôt que d’alimenter les produits de luxe de Monsieur Mobutu, il vaudrait mieux prendre en charge la santé des ressortissants zaïrois qui ont fui sa dictature.... Une partie des budgets qui sont destinés à la réalisation de projets coûteux dans les pays d’origine des demandeurs d’asile pourrait être affectée à la santé des ressortissants de ces pays présents en France.

Tout cela est affaire de volonté politique et de gestion.

Les problèmes de santé qui n’ont pas besoin de l’hôpital

Les patients dont le problème de santé ne relève pas, a priori, de l’hôpital et qui frappent à la porte des urgences pour une grippe, un mal de dos connu depuis plusieurs mois ou une solitude trop pesante, ne sont pas tous des étrangers ! 50 % du public français des urgences est dans ce cas. C’est à l’hôpital d’organiser la réponse. Soit sous la forme d’un service d’accueil de consultation de médecine générale, soit sous la forme d’une réorientation vers des structures mieux adaptées (dispensaires de soins, médecins généralistes). Elle suppose l’existence d’une étroite communication avec la médecine externe, ce qui n’a jamais été le point fort des établissements hospitaliers et particulièrement des CHU.

La création de réseaux ville / hôpital, lié à l’apparition du sida, le développement des dispositifs d’accueil de précarité, la présence de généralistes « assistants aux urgences », ayant une double activité à l’hôpital et en ville, sont des pistes de solution qui ont beaucoup d’avenir si les pouvoirs publics veulent réellement rendre possible « l’accès aux soins pour tous en l’an 2000 ». Plus on se rapproche de cette échéance, plus ce fameux slogan de l’Organisation mondiale de la santé, lancé en 1977 à Alma Ata en direction des pays du Sud, concerne les pays occidentaux.

Un enjeu politique

La situation est aujourd’hui claire : soit nous trouvons les moyens d’aider les patients à faire valoir leurs droits en leur facilitant l’accès aux structures de soins publics, soit vont se développer de plus en plus de structures de soins parallèles « spécial précarité », qui vont entériner un système de soins à deux vitesses. Le débat a lieu au sein même des établissements hospitaliers (comme au sein des organismes humanitaires) où certains parlent d’espace précarité, d’autres de dispositif précarité. Derrière ces querelles se cachent deux options radicalement différentes, dont le grand public est loin d’être conscient.

Fermer la porte de l’hôpital est un non-sens économique puisque les pathologies s’aggravent jusqu’à atteindre des seuils tels que la prise en charge nécessite des journées très coûteuses dans des services très spécialisés. Non-sens juridique puisque cela correspond très souvent à un déni de droits. Non-sens éthique et humain puisque l’on accepte d’écarter des soins une population en augmentation vouée à la précarité.

Les difficultés que rencontrent les demandeurs d’asile ne sont en fait qu’un symptôme d’un malaise bien plus large.

Le non-recouvrement des frais de séjour hospitaliers



L’installation du Comede, au sein de l’hôpital de Bicêtre, fin 1989, a permis de développer une collaboration avec les services du CHU. Celle-ci s’est concrétisée par l’étude de 21 dossiers ayant posé des problèmes au bureau des frais de séjour et représentant 709 945 F d’impayés pour les services financiers de l’hôpital.

La première étape de cette étude a consisté à reprendre les dossiers médico-sociaux établis par le Comede concernant ces patients. Nous avons reconvoqué ces patients et avons pu remettre au service des frais de séjour de Bicêtre des cartes d’assuré social... Les demandes d’aide médicale ont été modifiées et complétées grâce à divers documents remis par les patients :

  • des pièces concernant leur identité : photocopie de passeport, photocopie du titre de séjour ;
  • des pièces concernant leur résidence : il s’agit pour la plupart d’un certificat d’hébergement accompagné d’une photocopie de la pièce d’identité et d’une quittance de loyer, d’EDF ou de téléphone du logeur ;
  • des pièces concernant leurs ressources. Aucun n’avait de certificat de non-imposition, certains avaient des relevés de l’allocation d’insertion, beaucoup ont rempli des certificats sur l’honneur ;
  • des pièces concernant leur mode de vie : photocopie du loyer à payer, des factures diverses.



Les patients ont rempli le questionnaire d’enquête sociale réalisé par l’hôpital de Bicêtre, concernant l’existence de débiteurs alimentaires, d’enfants mineurs, la cause de leur hospitalisation, ceci afin de confirmer l’impossibilité d’accès au régime général.

L’ensemble des pièces rassemblées a permis de compléter directement la demande d’aide médicale hospitalière ou, le plus souvent, de faire appel contre la décision de rejet. Cette procédure permet à l’hôpital d’instruire lui-même le dossier et de l’adresser directement au Conseil général (direction de l’action sanitaire et sociale).

Ce travail commun a facilité le recouvrement de 65 % des impayés selon la répartition ci-dessous.

L’analyse de ce travail, qui ne prétend pas être exhaustif puisqu’il s’est intéressé aux hospitalisations d’étrangers demandeurs d’asile, a permis de mettre en lumière de nombreux dysfonctionnements. La question : « Avez-vous la sécurité sociale ? » ne suffit plus. Un patient en situation précaire n’a pas de couverture sociale tant qu’on ne lui a pas expliqué comment faire pour l’obtenir.

Il est possible de garder la porte de l’hôpital ouverte au prix d’une plus grande communication avec tous les intervenants extérieurs à l’hôpital, d’une meilleure formation des personnes directement concernées, d’une plus large information du public qui pourrait en bénéficier et d’un accompagnement des patients particulièrement marginalisés dans leur démarche.

Les frais de séjour de l’hôpital de Bicêtre ont pu recouvrer 463 677 F. (65 %) et sont en attente d’une réponse de l’aide médicale pour 215 794 F. (31 %).



Article extrait du n°26

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Dernier ajout : vendredi 13 juin 2014, 15:59
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