Article extrait du Plein droit n° 32, juillet 1996
« Sans frontières ? »
Communiqué de presse du Bureau international du travail (BIT) : Les nouvelles esclaves
Émigrer offre, certes, à des millions de travailleuses asiatiques un travail productif et une survie économique, mais les conditions dramatiques de ces travailleuses sans aucune protection sont une source d’inquiétude grandissante à mesure que se multiplient les preuves d’abus. Un rapport du BIT relatif à la situation des migrantes asiatiques conclut que l’efficacité des efforts faits par les pays d’origine en vue d’améliorer les conditions de travail de ces femmes est limitée et qu’il faut davantage d’efforts de la part des gouvernements et de la communauté internationale pour assurer le respect des droits fondamentaux de ce groupe vulnérable [1].
« Si les agences de recrutement illégales, les bureaux de placement à l’étranger, les fournisseurs de main-d’œuvre et une multitude d’autres officines légales et clandestines n’existaient pas, le flux migratoire de la main-d’œuvre asiatique n’aurait pas atteint un tel niveau », souligne le rapport. Le BIT fait observer que les bureaux de placement sont sans doute utiles pour faciliter l’accès aux rares emplois disponibles à l’étranger, mais qu’ils peuvent également s’avérer coûteux et commettre des abus, comme par exemple lorsque des agences gardent le passeport des femmes à qui elles ont trouvé un emploi, exigent des honoraires exorbitants ou accordent des prêts dont les remboursements sont déduits des gains futurs.
Environ un million et demi de femmes asiatiques travaillent à l’étranger, légalement ou non. Les pays d’origine font état d’une émigration totale de 800 000 personnes par an, et ce nombre est en constante augmentation.
Le rapport relève que, dans les années soixante-dix, les femmes représentaient environ 15 % de la main-d’œuvre migrante asiatique. Dix ans plus tard, elles comptaient pour pratiquement 25 % des travailleurs contractuels à l’étranger, et, aujourd’hui, le flux migratoire des femmes asiatiques – légal et clandestin – est souvent équivalent ou supérieur à celui des hommes.
Aux Philippines, les femmes représentent environ 60 % des travailleurs migrants légaux (non compris les marins), et ce chiffre est de 94 % si l’on ne considère que les migrants à destination d’autres pays d’Asie (sans le Moyen-Orient). En Indonésie, les statistiques officielles révèlent que, pour chaque migrant, on compte deux migrantes. En Thaïlande, les femmes représentent environ 25 % des travailleurs officiellement comptabilisés comme quittant le pays pour aller travailler à l’étranger, mais chacun sait que l’émigration clandestine des femmes est importante et le nombre des femmes thaï qui émigrent augmente plus vite que celui des hommes. Une enquête réalisée dans les aéroports du Sri Lanka a révélé que 84 % des travailleurs qui émigrent sont des femmes, dont une grande majorité – 94 % – sont des employées de maison.
Les principaux pays d’origine des migrants sont l’Indonésie, les Philippines, le Sri Lanka et la Thaïlande. Les principaux pays d’accueil sont les États du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et le Koweit. Hong Kong, le Japon, Taïwan, Singapour, la Malaisie et Brunei sont, eux aussi, des pays ou territoires d’immigration.
« Dans la plupart des pays d’Asie, la politique actuelle vise à une réduction du volume de l’émigration des travailleuses, mais la demande dans les pays d’accueil s’accroît et les agences qui sont là pour la satisfaire prolifèrent », constate Lin Lim, l’un des auteurs du rapport. Le dilemme auquel sont aujourd’hui confrontés les décideurs politiques qui tentent de réduire ou de réglementer l’émigration se complique encore du fait qu’une telle réglementation aurait plutôt tendance à renforcer les pratiques clandestines. Quant à l’efficacité des mesures adoptées par les pays d’origine, elle est également proportionnelle à la vigueur et au respect de la législation et des normes du travail dans le pays d’accueil. « Une fois que les migrants ont quitté leur pays », explique Nana Oishi, chercheur au BIT, « la protection que peut leur offrir leur propre gouvernement est très limitée ».
L’industrie du « spectacle »
Les femmes sont contraintes d’émigrer seules, de façon autonome, parce que les pays d’accueil d’Asie et du Moyen-Orient n’autorisent généralement pas leur famille à les accompagner. Le droit de résidence est habituellement lié à l’emploi, lequel est soumis à des dispositions restrictives. Dans de nombreux pays asiatiques, par exemple, les employées de maison étrangères n’ont souvent pas le droit de changer d’emploi au cours de leurs deux premières années de contrat. Les travailleuses migrantes n’ont pas le droit d’épouser un ressortissant du pays d’accueil, ni de tomber enceintes, et certains pays peuvent même les soumettre à un test de grossesse tous les six mois.
Parmi les secteurs d’activité qui alimentent la demande de femmes asiatiques, il en est un, celui du « spectacle », dont l’appellation est fréquemment utilisée par euphémisme pour la prostitution. La prostitution ouverte est largement répandue, et la prostitution forcée, qui consiste à recruter des femmes sur contrat pour exercer un emploi normal et à les obliger ensuite à se prostituer, est une pratique sinistre mais fréquente. Les auteurs du rapport font observer que, dans la plupart des pays d’accueil, le personnel de maison et celui du secteur du spectacle ne sont souvent pas couverts par la législation du travail ou de la sécurité sociale et que, même lorsqu’ils le sont, il est difficile de faire respecter leurs droits.
Quant à la prostitution, même dans les pays où il s’agit d’une profession légale, les prostituées immigrées n’ont que bien peu à attendre d’une quelconque protection officielle. Les femmes qui entrent clandestinement dans un pays ou y prolongent leur séjour au-delà de l’échéance de leur visa risquent d’être encore plus exploitées, et ce quel que soit leur emploi, encore qu’à cet égard le « personnel du spectacle » soit tout particulièrement vulnérable.
Le rapport cite plusieurs raisons pour expliquer cette émigration massive des femmes, comme par exemple les différences de salaire entre les pays d’origine et les pays d’accueil, la charge économique croissante que représentent les femmes au moment où le chômage s’accroît chez les hommes, et l’existence de réseaux sociaux très développés à l’étranger qui facilitent l’émigration.
Dans de nombreux cas, la baisse de la demande de main-d’œuvre masculine, due au ralentissement de l’économie dans les pays d’accueil, stimule l’émigration des femmes. Ces dernières émigrent de plus en plus pour subvenir aux besoins de leur famille, d’autant plus que la demande de personnel de maison et d’infirmières continue d’augmenter. Les pays d’origine hésitent à freiner le flux migratoire de leurs ressortissants car il leur permet de réduire leur taux de chômage et de bénéficier de rentrées de devises grâce à l’argent envoyé par les migrants à leur famille.
Parallèlement à l’émigration légale, des organisations clandestines efficaces ont pris en main la contrebande d’immigrés clandestins. Les procédures applicables à l’immigration légale sont longues et coûteuses, et ce sont donc souvent les migrants, qui sont les plus prêts à tout et donc les plus vulnérables, qui choisissent cette voie : les femmes, notamment, sont des victimes toutes désignées. La nature criminelle de cette activité augmente les risques d’exploitation et éloigne davantage encore les travailleurs migrants de tout recours légal ou de toute protection officielle.
Le rapport du BIT souligne la nécessité d’accroître l’aide bilatérale et multilatérale entre les pays d’accueil et les pays d’origine, et de contrôler de façon stricte que les législations nationales et les normes internationales du travail sont bien respectées. Il reconnaît également l’importance vitale des mesures adoptées pour réduire le volume des migrations clandestines qui, dans certains pays, représentent nettement plus de la moitié de l’ensemble des flux migratoires.
Au niveau national, les pays devraient déployer davantage d’efforts pour informer de manière fiable et précise les immigrants potentiels de ce qui les attend dans leur emploi à l’étranger. Lorsque cela s’avère possible, les migrants eux-mêmes devraient être aidés et encouragés à mettre en place leurs propres structures et réseaux de soutien.
Les auteurs du rapport font remarquer que les normes internationales du travail revêtent une importance encore plus grande lorsqu’il n’existe pas de nouvelles mesures régionales ou internationales [2].
Bureau de correspondance en France – 1, rue Miollis – 75015 Paris – Tél. 45 68 32 50.
Notes
[1] International Labour Migration of Asian Women : Distinctive Characteristics and Policy Concerns, par Lin Lean Lim (Service des politiques du marché du travail du BIT) et Nana Oishi (Service des migrations pour l’emploi du BIT), 1996, Bureau international du travail, Genève.
[2] Les conventions de l’OIT qui traitent spécifiquement des migrants sont la convention n°é97, dont le but est d’aider les migrants et de garantir l’égalité de traitement entre nationaux et étrangers ; la convention n° 143, qui demande aux gouvernements de respecter les droits fondamentaux des travailleurs migrants, d’empêcher les migrations clandestines pour l’emploi et de mettre fin aux activités des trafiquants de main-d’œuvre, les conventions n° 19 (égalité de traitement), n° 29 (travail forcé), n° 105 (abolition du travail forcé), n° 118 (égalité de traitement en matière de sécurité sociale) et n° 157 (conservation des droits en matière de sécurité sociale).
Partager cette page ?