Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »
La dérive des contrôles d’identité
À écouter tant les étrangers qui fréquentent les permanences associatives que les personnes sensibles aux interventions policières, on constate que le nombre de contrôles d’identité n’a cessé de croître les derniers mois précédant les élections.
Fallait-il y voir la seule volonté d’afficher, à une période de consultation nationale, une réelle rigueur dans la gestion de l’immigration clandestine de la part d’un gouvernement « en fin de parcours » ?
À gauche comme à droite, tous s’accordent à reconnaître aux contrôles d’identité bien des vertus. Nous n’en citerons que deux : d’une part, la présence de la police fait le jeu du discours sécuritaire, d’autre part, les interpellations d’individus, qui ont la tête d’étrangers, tentent de convaincre, non sans difficulté, l’opinion publique que la lutte contre l’immigration irrégulière constitue une réalité. Il est vraisemblablement inutile de revenir sur la place symbolique occupée par les procédures d’interpellation ; les déclarations qui ont précédé la clôture de la campagne électorale ont rappelé qu’une « bonne politique » migratoire se fait toujours avec les mêmes recettes. En revanche, il convient de relater plusieurs événements qui traduisent une diversité de pratiques particulièrement contestables.
Les lieux propices aux contrôles d’identité se sont multipliés, comme les hommes amenés à intervenir. C’est ainsi que l’on a vu se développer des collaborations fructueuses entre différentes administrations aussi distinctes que la Poste, les mairies et la police. À l’occasion d’un mariage, on s’aperçoit d’une situation irrégulière... Après un parcours parfois périlleux, souvent difficile, qui conduit l’étranger devant le procureur de la République, une interpellation conclut fréquemment les démarches. La production de documents d’identité est alors fatale au futur époux qui quitte la salle de célébration des mariages pour se retrouver devant le tribunal correctionnel ou dans un centre de rétention. Les exemples ne sont pas rares.
Des collaborations douteuses
Quand, sur une affichette manuscrite, on peut lire, dans un bureau de poste du onzième arrondissement de Paris, que deux pièces d’identité doivent être présentées pour toute opération postale (cette exigence ne concerne en principe que les opérations mettant en jeu une somme supérieure à 1 000 francs), on repense à l’histoire de ce Haïtien arrêté précisément dans ce bureau de poste il y a quelques mois car il ne pouvait produire qu’un certificat de réfugié et non une carte de séjour. Les raisons qui poussent l’administration de La Poste à être vigilante dans les rapports commerciaux qu’elle entretient avec ses clients n’ont pas à être discutées. Mais quand elle appelle la police pour constater une situation irrégulière, et qu’elle retient, parfois avec une certaine vigueur voire violemment, ses clients pour les empêcher de s’enfuir, elle outrepasse son rôle.
Les contrôleurs ont-ils qualité pour retenir des personnes soupçonnées d’infraction à la législation sur les étrangers ? Ne pouvant revendiquer la qualité d’agents de police judiciaire, ils ne jouissent a priori d’aucun pouvoir coercitif et ne peuvent invoquer à leur profit les dispositions du code de procédure pénale relatives aux contrôles et vérifications d’identité.
Ils peuvent alors, en tant que défenseurs de l’intérêt général, comme tout citoyen, s’appuyer sur l’article 73 du code de procédure pénale qui dispose que « dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche ».
Il s’agit là d’une arrestation sans titre, très provisoire, ne s’accompagnant d’aucune formalité spéciale. Reste cependant à faire la preuve qu’il s’agit d’un délit flagrant, délit présupposé à l’occasion d’une opération postale n’intéressant que des rapports d’ordre privé.
Le délit de séjour irrégulier, infraction continue, ne se manifestant généralement pas par des signes extérieurs et apparents, son existence présumée n’a pu être déduite que de l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’étranger de produire un titre de séjour requis pour déposer ou retirer de l’argent.
Il conviendrait alors de se demander si la carte de séjour constitue un document incontournable pour faire la preuve, en France, d’une identité lorsque l’on est étranger.
Au-delà du droit, ces pratiques ont de quoi inquiéter. Non seulement elles contribuent à cette présomption de clandestinité qui pèse sur les ressortissants étrangers, mais elles favorisent des excès parfois empreints de violence et constituent des risques potentiels importants pour les libertés individuelles de tous.
À Belleville comme dans d’autres quartiers de Paris, les interventions actives de la police se sont considérablement accrues. Il n’est plus question d’agir discrètement : les pratiques discriminatoires s’affichent maintenant ostensiblement. Au détour d’un couloir de métro, il arrive fréquemment qu’on se retrouve nez à nez avec des policiers plaqués contre le mur ou même allongés dans les escaliers pour mieux surprendre leurs « proies ». Pas un regard sur vous si vous n’avez pas la couleur de l’emploi... Les contrôles s’accompagnent très fréquemment d’une fouille à corps qualifiée de « palpation de sécurité » pour échapper aux prescriptions du code de procédure pénale.
Une personnalisation du soupçon
Instruments au service de la politique migratoire, les interpellations sont devenues une fatalité. Six ans après l’entrée en vigueur de la loi du 3 septembre 1986, dernière loi en vigueur, la Cour de cassation s’est prononcée sur l’étendue des contrôles administratifs en tentant de donner un contenu objectif à l’expression choisie par le législateur « pour prévenir une atteinte à l’ordre public ».
En effet, l’article 78-2 du code de procédure pénale autorise les officiers de police judiciaire à procéder à des contrôles dans ce cadre. Les étrangers sont soumis à la même disposition, les policiers pouvant uniquement, dans un second temps, leur demander, dès lors que leur extranéité a été établie, de justifier de la régularité de leur présence en France [1].
La Cour de cassation, dans son arrêt du 10 novembre 1992 a voulu que l’application de l’article 78-2 soit « subordonnée à la prévention d’une atteinte à l’ordre public qui soit directement rattachable au comportement de la personne dont l’identité est contrôlée ». À première vue, cet arrêt paraît protecteur pour les ressortissants étrangers. La seule référence à un lieu propice à la commission d’infractions constitue, en effet, une motivation insuffisante : tout procès-verbal qui se contente d’invoquer un endroit criminogène pour justifier une interpellation peut être à l’origine d’une annulation de procédure. Les policiers doivent mentionner l’attitude ou le comportement qui les ont conduits à intervenir en direction d’une personne déterminée.
On peut cependant s’interroger sur la portée réelle de la jurisprudence. Quels comportements concerne- t-elle ? Le terme même de « comportement » présente des contours incertains. Il ne s’agit pas d’un soupçon ou d’un indice laissant croire à la commission d’une infraction, mots qui appartiennent au vocabulaire policier. En évitant de les employer expressément, la Cour de cassation a entendu ne pas se montrer trop exigeante. Ceci est d’autant plus évident que l’article 78-2 qui définit aussi les hypothèses de contrôles d’identité dits judiciaires parle alors d’« indice ». Donner au terme de comportement la même portée que celui d’indice reviendrait par conséquent à confondre contrôle d’identité judiciaire et contrôle d’identité administratif, ce que le législateur n’a manifestement pas voulu. Bien que le rapprochement entre les deux cadres d’intervention soit une évidence depuis l’arrêt de novembre 1992, chacun garde sa spécificité.
Finalement, la garantie que semble apporter la Cour de cassation peut très bien être remise en cause par une interprétation large du terme utilisé. Dans ce cas, toute attitude se présente comme suspecte et fonde une interpellation : accélérer le pas ou le ralentir, tenter de se cacher derrière une voiture, etc. Rédiger un procès-verbal en respectant les exigences de la Cour de cassation n’est donc pas devenu, depuis cet arrêt, nécessairement plus difficile. Au contraire, serait-on tenté de penser : depuis plusieurs années en effet, nombre de rapports de police mentionnent les comportements ou les attitudes des personnes que les policiers ont décidé d’interpeller, se sentant plus à l’aise sur le terrain de l’intuition, qu’elle soit ou non fabriquée pour l’occasion.
L’arrêt de la chambre criminelle est cependant condamné par le projet du printemps 1993 relatif aux contrôles d’identité, dont l’objectif est précisément de revenir sur les acquis de cette jurisprudence. Le gouvernement Balladur voit, en effet, dans la position adoptée par la Cour de cassation et les nouvelles exigences posées, une entrave à l’efficacité du travail de la police. Et quand il parle efficacité, il sous-entend augmentation des possibilités de contrôle. Et de fait, la police va pouvoir bientôt procéder à des contrôles d’identité administratifs en cas de trouble à l’ordre public, sans avoir besoin d’invoquer un élément se rattachant au comportement de l’individu interpellé.
Plus innovateur est le deuxième changement qui vise à accorder la possibilité aux procureurs de la République de déterminer une zone dans laquelle des procédures d’interpellation pourront être effectuées sans motif, en vue de la recherche de certaines infractions. Même si les députés ont exigé que cela se fasse par écrit, on reste dubitatif devant les risques de dérapage.
Enfin, il est décrété - parce que Schengen, et la suppression des frontières que sa mise en vigueur entraîne, continuent à nourrir les mêmes angoisses d’invasion - que les contrôles d’identité se feront librement dans un rayon de 30 km à partir des limites territoriales, ainsi que dans les zones portuaires et aéroportuaires. Cette disposition est subordonnée à l’entrée en vigueur de la convention de Schengen.
Alors que le ministre de la Justice invoque, sans sourciller, lors de la présentation du projet, la fin des discriminations, les mêmes pratiques se poursuivent inlassablement. La loi ne pourra rien contre certains réflexes et elle paraît bien fragile quand on voit la place qu’occupent les contrôles d’identité dans la lutte contre l’immigration clandestine.
Notes
[1] Rappelons toutefois que les arrêts Bogdan et Vuckovic du 25 avril 1985 permettent à la police, sans avoir besoin de satisfaire aux dispositions régissant les contrôles d’identité, de procéder directement à des contrôles dits de séjour si des signes extérieurs et objectifs présument de leur extranéité. Cette jurisprudence, dont la pérennité après l’entrée en vigueur de la loi du 3 septembre 1986 se révèle contestable, instaure par conséquent un régime particulier aux dépens des étrangers.
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