Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »
Le fichier des étrangers : un instrument de répression
L’ambition est donc bien de constituer un fichier portant sur l’ensemble des étrangers résidant en France - à l’exception bien entendu des véritables clandestins, dont la présence en France n’a jamais été enregistrée. Le but officiellement recherché est à la fois d’assurer une gestion plus efficace des dossiers, censée être profitable aux intéressés, et de faciliter le repérage des étrangers en situation irrégulière. Gageons que le second but sera plus énergiquement poursuivi et plus facilement atteint que le premier.
Le système est constitué selon une architecture en réseau : il se compose d’une part de l’ensemble des fichiers départementaux, d’autre part d’un fichier national reprenant une partie des informations figurant dans les fichiers départementaux. Seront notamment enregistrées dans ces fichiers les informations suivantes : état civil, numéro national d’identification, adresse, filiation, situation familiale, conditions d’entrée en France (la mention « entrée irrégulière » étant cependant effacée en cas de régularisation ultérieure de la situation de l’intéressé : bien que cette précision ne figure pas dans le décret, elle est rappelée dans l’avis de la CNIL), visas, « garant » (il s’agit de la personne qui déclare prendre en charge l’étranger, étudiant ou visiteur par exemple, qui s’engage à ne pas travailler), situation professionnelle, données relatives à l’autorisation de séjour demandée ou détenue, autres données relatives à la situation administrative (demande de naturalisation, asile, refus de séjour, reconduite à la frontière…). En revanche, à la demande de la CNIL, ne figureront pas les informations relatives aux arrêtés d’expulsion et d’interdiction du territoire, qui sont déjà contenues dans le fichier des personnes recherchées que les préfectures consultent systématiquement avant de délivrer un récépissé de demande de titre de séjour. De même, le projet d’interconnexion avec le fichier des personnes recherchées a été abandonné, également à la demande de la CNIL.
Seront destinataires des informations contenues dans le fichier national : la Direction des libertés publiques au ministère de l’Intérieur, les services des préfectures chargés d’appliquer la réglementation relative aux étrangers, les magistrats de l’ordre judiciaire et les services de la police et de la gendarmerie nationale. En ce qui concerne les fichiers départementaux, la Direction des libertés publiques aura accès à l’ensemble de ces fichiers, tandis que chaque préfecture n’aura accès qu’au seul fichier départemental des étrangers dont elle assure la gestion (mais l’essentiel des informations détenues dans les fichiers départementaux sera repris dans le fichier national). Mais la liste des destinataires est vouée à s’allonger : c’est ainsi que la réforme Pasqua prévoit, on le sait, de donner aux caisses de sécurité sociale le droit d’accéder au fichier des étrangers afin de vérifier à tout moment la régularité de la situation des assurés au regard du séjour.
Enfin, le droit d’accès et de rectification des personnes fichées s’exercera directement, dit le texte, auprès des préfectures ou auprès de l’administration centrale.
Des finalités non innocentes
Les finalités officielles de ce système - c’est-à-dire celles qui figurent dans le décret qui le crée - sont au nombre de quatre : améliorer les procédures relatives au règlement des situations administratives et, par là même, les conditions de travail des services et l’accueil dans les préfectures ; assurer un mode de fabrication des titres de séjour et des récépissés évitant les risques de falsification ; permettre le contrôle de la régularité du séjour en France d’un étranger par les services de police et de gendarmerie ; permettre l’établissement de statistiques fiables sur la population étrangère résidant en France.
Les indications qui figurent dans la lettre de saisine adressée par le ministre de l’Intérieur au président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme font apparaître que le gouvernement attend surtout de ce fichier qu’il facilite la tâche de la police et de l’administration en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. D’une part, en effet, il facilite l’échange d’informations entre les préfectures, puisque chacune aura accès à l’état de traitement du dossier d’un étranger dans une autre préfecture et pourra ainsi savoir s’il a déjà fait l’objet d’un refus de séjour. D’autre part, il facilite le contrôle de la régularité du séjour par les services de police et de gendarmerie qui auront un accès immédiat au fichier national.
On peut s’interroger sur la pertinence des raisons invoquées pour justifier la création d’un nouveau système, dans la mesure où les mêmes finalités étaient déjà assignées au système mis en place en 1982, à savoir : accélérer les procédures d’instruction des demandes de titres de séjour, assurer un mode de fabrication des titres évitant les risques de falsification, garantir le respect de l’application des mesures de rigueur, permettre l’établissement de statistiques. La création d’un nouveau système aurait au moins dû être précédée d’une évaluation de l’opération menée depuis 1982 !
On peut également, à la lumière de l’expérience, émettre quelques doutes sur la possibilité d’améliorer l’accueil dans les préfectures grâce à la seule informatisation si un effort n’est pas fait parallèlement pour affecter à cette tâche des agents plus nombreux, mieux formés, plus motivés. L’informatisation a en effet déjà touché un certain nombre de préfectures sans que l’on puisse constater des progrès sensibles en matière d’accueil et de rapidité de traitement des dossiers.
Par ailleurs, s’il ne fait aucun doute que l’existence du fichier facilitera la tâche de la police, qui pourra vérifier instantanément, à l’occasion d’un contrôle d’identité, que le titre qu’on lui présente a été régulièrement délivré, il y a hélas tout lieu de craindre que cette facilité même n’incite les agents à opérer systématiquement de telles vérifications et à multiplier les contrôles d’identité en dehors des cas où ils sont légalement admissibles.
Enfin, en présentant le système projeté comme un moyen tout à la fois d’améliorer la gestion des dossiers administratifs des étrangers et de lutter contre l’immigration irrégulière, le gouvernement crée une ambiguïté qui ne peut que renforcer les fonctionnaires chargés d’appliquer la réglementation dans l’idée que les étrangers sont des irréguliers en puissance qui doivent être étroitement contrôlés.
Un fichage à risques
Mais au-delà de ces objections générales, il faut également avoir conscience des risques que comporte toute entreprise de fichage de ce type, menée à si grande échelle. Surtout lorsque, comme c’est le cas ici, les personnes fichées sont particulièrement vulnérables et que les mesures prises sur la base des informations contenues dans le fichier - refus de séjour et/ou reconduite à la frontière - peuvent avoir pour elles des conséquences gravissimes.
La confiance accordée à l’informatique, et la croyance en la fiabilité des informations figurant dans un fichier informatisé constitue un phénomène bien connu, qui rend plus difficile encore la reconnaissance par l’administration de ses erreurs éventuelles. Une telle situation peut engendrer des risques particulièrement graves dans un domaine où la moindre erreur est susceptible d’avoir pour l’intéressé des conséquences difficilement réparables.
L’informatique, par ailleurs, oblige à la systématisation et a tendance à figer les situations, alors que l’application de la réglementation relative aux étrangers se caractérise dans la pratique par un grand flou et d’innombrables situations intermédiaires entre la « régularité », attestée par la détention d’un titre de séjour, et l’irrégularité. L’ordinateur ne pourra jamais prendre en compte l’ensemble de ces situations intermédiaires, de sorte que la personne qui se trouvera dans l’une de ces situations non répertoriées - celle qui s’est présentée au guichet dans le délai prévu mais n’a pu déposer son dossier, celle qui s’est vu remettre une convocation, etc… - risquera d’être considérée, lors d’un contrôle de police, comme étant ipso facto en situation irrégulière.
L’accès instantané aux données permet l’accélération de la prise des décisions. Mais cette accélération, si elle peut jouer au bénéfice de l’intéressé, peut aussi jouer à son détriment, notamment en cas d’erreur, et plus particulièrement dans les hypothèses où le constat de l’irrégularité du séjour débouche sur une procédure d’éloignement du territoire.
Le système pourrait enfin avoir des effets pervers en incitant les étrangers à ne pas présenter de demande de titre de séjour s’ils ne sont pas sûrs de l’obtenir, afin de ne pas figurer dans le fichier, les renvoyant ainsi à la clandestinité totale.
Quelles garanties ?
Compte tenu de ces risques, la Commission consultative des droits de l’homme avait demandé que, dans l’hypothèse où le système serait mis en place sous la forme envisagée, un certain nombre de garanties soient prévues et qu’elles soient même consignées dans le décret réglementaire portant création du fichier. Ces préoccupations ne semblent pas avoir été prises en considération puisque le décret paru au Journal officiel est le même, à la virgule près, que celui qui avait été présenté à la Commission en juin 1992.
Elle demandait d’abord que des précautions soient prises pour que ne puissent avoir accès au fichier que les agents de l’administration dûment habilités et selon des procédures assurant la sécurité des informations qui y figurent.
Elle demandait également qu’il soit réaffirmé clairement qu’aucune décision comportant des conséquences irréparables, et notamment une reconduite à la frontière, ne puisse être prononcée sur la base de la seule consultation du fichier informatisé et sans que l’administration ait procédé à des vérifications supplémentaires.
Elle demandait enfin que le droit d’accès que la loi accorde à toute personne fichée, qui lui permet d’avoir communication des informations recueillies sur son compte et d’exiger les rectifications nécessaires, soit organisé de façon à ce qu’il puisse être effectivement exercé. Le droit d’accès et de rectification revêt ici en effet une importance particulière compte tenu de la gravité des conséquences que sont susceptibles d’entraîner d’éventuelles erreurs. Or il risque d’être illusoire s’il est exercé dans les conditions du droit commun, notamment lorsque l’intéressé est en situation irrégulière ou est considéré comme tel par la préfecture dont il dépend. La Commission proposait donc que soit inscrite dans le décret réglementaire la possibilité d’exercer le droit d’accès par l’intermédiaire d’un mandataire, qui pourra être un avocat, une association, ou toute autre personne désignée par lui et qu’une procédure spécifique et accélérée - voire automatique - d’accès au fichier soit prévue dans l’hypothèse où l’intéressé se trouve en garde à vue à la suite d’un contrôle d’identité ou en rétention dans l’attente d’une reconduite à la frontière. Aucune de ces propositions n’a été prise en considération. Le fichier va donc commencer à fonctionner - si tant est qu’il ne fonctionne pas déjà depuis longtemps - au moment même où, à l’occasion du changement de gouvernement, les pouvoirs publics appellent la police... et les caisses de sécurité sociale à une répression accrue.
Un beau cadeau, décidément, fait à la droite par la gauche sortante.
Étrangers recherchés
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