Article extrait du Plein droit n° 49, avril 2001
« Quelle Europe pour les étrangers ? »
Les grandes étapes de la construction de l’« espace européen » de Rome à Amsterdam en passant par Schengen
Claire Rodier
Juriste, permanente au Gisti.
La liberté de circulation est un thème central de la construction européenne. Mais ce principe, tel qu’il était posé dans le traité de Rome de 1957, n’a pas grand chose à voir avec le contenu que nous donnons aujourd’hui à la notion de libre circulation.
Première différence : aujourd’hui, la formule « libre circulation » nous fait a priori penser à liberté, alors qu’à l’époque le terme « libre » renvoyait plutôt à l’idée de libéralisme.
Parce que l’objectif de ce qui était alors la Communauté économique européenne était, comme son nom l’indiquait, principalement… économique. Selon la formule du traité de Rome, les six pays fondateurs souhaitaient promouvoir un développement harmonieux et équilibré dans l’ensemble de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste […], un niveau d’emploi et de protection sociale élevé […], la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les États membres. Pour répondre aux exigences du Marché commun sans frontières, qui supposait la libre circulation des marchandises, des capitaux et des services, il est apparu rapidement que celle des personnes était une condition indispensable. Ce n’était pas le but. L’article 48 du traité de Rome parlait de libre circulation des travailleurs, les êtres humains n’étant que l’instrument technique de la réalisation du marché intérieur. Pour rendre celle-ci possible, on a supprimé, dans les pays membres, les restrictions à l’entrée des ressortissants des États partenaires pour qu’ils puissent venir y travailler. Mais cette mobilité territoriale offerte aux ressortissants des pays de la CEE – et seulement à eux – était liée à une mobilité professionnelle. La liberté de circuler ne concernait donc que la liberté d’exercer une activité dans un autre État que celui dont on était originaire.
Deuxième différence : la libre circulation des personnes du traité de Rome signifiait, pour ceux pour qui elle était conçue – les travailleurs, donc –, liberté d’installation. C’est logique : si l’on excepte la situation des frontaliers, qui peuvent travailler dans un pays et résider dans un autre, on ne pourrait en effet concevoir de liberté d’exercer une activité professionnelle dans un autre pays que celui dont on est originaire sans droit de s’établir dans ce pays.
Dans un sens contraire, la notion de liberté de circulation prévue, par exemple, par la convention de Schengen pour les ressortissants d’États tiers, doit être entendue stricto sensu : elle se traduit par la possibilité de se déplacer sans visa, de circuler, dans l’espace Schengen pendant une durée maximum de trois mois – nous y reviendrons – rien de plus. Antoine Lyon-Caen résume joliment la différence en disant que « la notion de circulation, chère au droit communautaire [a] été, chemin faisant, délestée d’une partie de sa richesse » [1]. Cette richesse, bien sûr, c’est le droit au séjour.
Ces précisions pour expliquer qu’il est difficile de comprendre les enjeux de la politique d’immigration européenne d’aujourd’hui, disons celle qui se met en place depuis le traité d’Amsterdam de 1997 et dont nous allons surtout vous parler cet après-midi, sans se donner des outils tirés d’une analyse de l’évolution de la notion de circulation des personnes dans ce qui est devenu l’Union européenne, depuis sa naissance il y a un peu plus de trente ans. C’est ce que je vous propose de tenter de faire ce matin, en partant des deux axes que je viens d’évoquer :
- ensuite, on va s’intéresser à la place faite, au sein de cette construction, aux ressortissants des États non membres de l’Union européenne (la formule est lourde, il n’y en a pas de plus plaisante. J’utiliserai aussi, pour changer, les termes « étrangers non communautaires » ou « ressortissants d’États tiers » ; au sens de Schengen, ce sont tout simplement des « étrangers »).
I – De la circulation des travailleurs à la citoyenneté européenne
Reprenons les données de départ. Dans l’Europe de la reconstruction de la fin des années cinquante, on met en place un système qui permet la mobilité des travailleurs communautaires à la recherche d’un emploi afin de faire coïncider offre et demande d’emploi dans le Marché commun. Il existe en effet un net déséquilibre entre les six États fondateurs : forts besoins en main-d’œuvre en Allemagne fédérale et en France, force de travail disponible en Belgique et surtout en Italie. En France, les indépendances et la guerre d’Algérie ralentissent les flux venant des anciennes colonies et protectorats, et on commence seulement à rétablir des relations avec l’Espagne et le Portugal. On a donc besoin de bras.
Avec le traité de Rome, les ressortissants des États signataires vont pouvoir progressivement, entre 1957 et 1964, exercer les droits liés à la circulation des travailleurs : entrer et sortir dans les autres États membres, aller y chercher et y occuper un emploi salarié, s’y établir comme commerçant ou pour y exercer une activité industrielle ou artisanale ou une prestation de service.
Une fois l’impulsion générale donnée par le traité de Rome, la mise en œuvre du principe de libre circulation a nécessité des textes d’application. C’est un peu comme notre système normatif, avec les lois qui posent les lignes directrices mais ne sont pas toujours directement applicables, et leurs décrets d’application qui règlent les détails pratiques. En droit communautaire, les textes d’application sont les règlements et les directives.
Le rythme de la mise en œuvre après l’entrée en vigueur du traité de Rome illustre bien l’état d’esprit dans lequel était abordée la question de la libre circulation des travailleurs. La finalité étant essentiellement économique, on ne va pas se soucier très vite de régler les problèmes pratiques qui peuvent se poser pour les migrants communautaires. Il faudra attendre 1968 – onze ans, donc – pour que soit pris le premier règlement dans ce domaine. On va y revenir.
En revanche, les États signataires avaient, dès 1964, pris leurs dispositions pour poser les limites au principe de libre circulation, avec une directive qui définit les circonstances dans lesquelles un État peut opposer à un ressortissant communautaire des motifs d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique à l’exercice des droits prévus par le traité. Cette directive [2] a donné lieu, avec la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés, à une notion communautaire de l’ordre public, différente de celle que connaissent les familiers de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui régit, au plan national, les conditions d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers.
Ce mécanisme, qui consiste à poser d’abord les obstacles à la libre circulation avant d’en concrétiser tous les aspects, on le retrouvera, à l’égard cette fois des étrangers non communautaires, avec l’élaboration du dispositif Schengen.
C’est donc à partir de 1968, par une série de règlements et de directives (dans le détail desquels on n’entrera pas ici) qu’ont été progressivement mises en place des mesures visant à asseoir la libre circulation des travailleurs. On va voir que, dans un processus parallèle, cette libre circulation a commencé à se détacher des objectifs strictement économiques auxquels elle était liée jusqu’alors.
En 1968 [3], on va reconnaître aux ressortissants des États membres le droit à l’égalité de traitement avec les nationaux dans la sphère économique. Elle conduit à prohiber toute discrimination qui, fondée sur la nationalité, entraverait l’exercice de la liberté de circulation. Ceci concerne notamment la rémunération, le licenciement, le réemploi après chômage, mais aussi les avantages sociaux, l’exercice des droits syndicaux… Il existe cependant des obstacles à l’égalité de traitement, par exemple pour les activités participant à l’exercice de l’autorité publique. Mais la Cour de justice des Communautés a donné une interprétation restrictive de ces exceptions. C’est pourquoi la France a modifié le statut de la fonction publique en 1991 [4] pour ouvrir l’accès de certains corps aux ressortissants communautaires – qu’elle continue à interdire aux autres étrangers [5].
C’est aussi le règlement de 1968 qui définit de façon précise le droit de séjour des travailleurs communautaires et des membres de leur famille installés dans un autre État que celui dont le travailleur est originaire. Un droit de séjour qui diffère fondamentalement de celui qui est attribué aux non communautaires, puisqu’il est reconnu au travailleur même s’il n’est pas en possession de sa carte de séjour (le défaut de celle-ci n’étant sanctionné que par une contravention).
L’extension du droit de séjour aux membres de famille du travailleur revêt, au regard de nos préoccupations, un caractère très important puisqu’elle joue aussi lorsque ces membres de famille sont originaires d’un pays tiers. Bénéficient ainsi du droit au séjour dans l’État membre où s’est installé le travailleur communautaire son conjoint, ses enfants mineurs ou à charge, et ses ascendants à charge. Ces membres de famille « étrangers » relèvent donc, pour ce qui est des conditions d’entrée et de séjour, du droit communautaire et non de la loi nationale. C’est ainsi que le conjoint indien d’une Allemande travaillant en France ne se référera pas à l’ordonnance de 1945 pour demander un titre de séjour, et que ce titre portera d’ailleurs la mention « ressortissant CE ».
Nous pensons qu’il devrait en être de même pour ce qui concerne les conditions d’éloignement, et que toute mesure de reconduite à la frontière ou d’expulsion envisagée à l’encontre de membres de famille de communautaires devrait être examinée au regard de la directive de 1964 relative à l’ordre public – dont on a dit plus haut qu’elle avait donné une définition spécifique de cette notion. Si nous ne sommes suivis ni par le ministère de l’intérieur, ni par le Conseil d’État – qui de toutes façons s’est toujours montré très réticent à intégrer le droit communautaire dans sa jurisprudence – une affaire posant cette question est actuellement en cours d’examen à la Cour de justice [6].
A partir des années soixante-dix, on passe du droit de séjour pour travailler au
droit de demeurer
, c’est-à-dire au droit, pour un ressortissant communautaire ayant exercé une activité salariée ou non salariée dans un État membre, d’y rester après sa période d’activité (le plus souvent quand il a atteint l’âge de la retraite). Reconnu en 1970 aux salariés, le droit de demeurer sera étendu, en 1974, aux membres de famille, y compris après le décès du bénéficiaire principal.
Ce n’est sans doute pas un hasard si ces mesures sont adoptées au moment où commence à diminuer, avec l’essor économique de l’Italie, l’émigration d’Italiens vers les autres pays membres. Comme si on avait attendu qu’elle ne soit plus « menaçante » pour donner du contenu à la libre circulation. Lorsque l’Espagne et le Portugal rejoindront la Communauté, les mêmes appréhensions conduiront à mettre en place une période de transition entre la date d’adhésion (1986) et l’effectivité de la libre circulation des travailleurs de ces deux pays (1992).
C’est l’Acte unique européen de 1986 qui donne naissance à la notion d’
On note qu’il est désormais question de libre circulation des « personnes », et non plus seulement des « travailleurs ». Cette nouvelle perspective implique la nécessité d’étendre le bénéfice de la mobilité au-delà des seuls travailleurs et de leurs ayants droit. Les étudiants, les retraités et toutes les personnes qui n’appartiennent ni à la catégorie des travailleurs ni aux autres, ainsi que les membres de leur famille, vont ainsi être autorisés, en 1990, à exercer leur droit à la liberté de circulation et d’établissement dans tous les États membres. Ce droit n’est toutefois pas inconditionnel, puisque les non-actifs, ainsi qu’on désigne ces nouvelles catégories, doivent justifier de ressources suffisantes pour en bénéficier. Ce qui n’est pas un détail : on retrouve là la trace des fondements initiaux de la liberté de circulation.
Après l’étape importante que constitue l’Acte unique, le traité de Maastricht va apporter une nouvelle dimension à la liberté de circulation dont jouit le ressortissant communautaire puisqu’il fait de cette liberté un des principaux droits du
nouveau citoyen européen
[7] (défini par sa seule appartenance à la nationalité d’un des États membres de l’Union européenne) : « Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve de limitations et conditions prévues par le présent traité et par les dispositions prises pour son application » [8].
Si la notion de « séjour » apparaît pour la première fois à cette place, on est cependant plus dans le symbolique que dans l’innovation. En fait, Maastricht ne fait dans ce domaine qu’entériner une évolution – celle qu’on vient de décrire. En outre, l’affirmation solennelle inscrite dans le traité du droit à la circulation et à la résidence arrive à une période où la mobilité a fait place à la stabilité. On estime qu’à peine cinq millions de ressortissants communautaires – la proportion n’ayant guère varié depuis dix ans – sont installés dans un autre État membre que le leur, sur 370 millions de personnes vivant en Europe. Il y aurait en revanche plus de 12 millions de ressortissants d’États tiers résidant sur le territoire européen, avec une progression sensible au cours des années quatre-vingt-dix. Quelle est la place de ces non communautaires dans l’espace sans frontières défini par l’Acte unique ?
II – Ceux qui ne circulent pas
Aux débuts de la construction européenne, la question des migrants des pays tiers ne se posait pas du tout dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. D’abord, on l’a vu, l’Europe riche avait de grands besoins de main-d’œuvre ; ensuite, on allait chercher cette main-d’œuvre dans les colonies ou les anciennes colonies, ainsi que dans les États voisins qui étaient encore pays d’émigration (plus de 55 % des étrangers établis en France au milieu des années cinquante étaient originaires de pays aujourd’hui membres de l’UE).
Les choses ont commencé à changer au début des années soixante-dix, lorsque, sur fond de crise pétrolière, la plupart des pays jusqu’alors consommateurs de force de travail immigrée décident de privilégier l’emploi national (en fait, plutôt communautaire, au nom de l’égalité de traitement) et de fermer leurs frontières à l’immigration de travail. Les politiques ne sont certes pas les mêmes partout, les facteurs géographiques, historiques et sociologiques propres à chaque pays induisant des approches différentes. Reste qu’un point commun les rassemble : ils sont tous attachés à cette prérogative de leur souveraineté que constitue la maîtrise des flux migratoires, et donc peu disposés à coopérer dans ce domaine. Ils vont pourtant y être amenés, presque contre leur gré. Dès 1975, plusieurs groupes de travail réunissaient des fonctionnaires des ministères de l’intérieur des pays du Marché commun avec, pour objectif, la mise en place d’une coopération policière.
Mais c’est 1986 qui va marquer une étape décisive dans la prise en compte des questions liées à l’immigration dans la construction communautaire. 1986, souvenons-nous, c’est l’Acte unique et son espace sans frontières intérieures. Le principe posé de la libre circulation des personnes va vite poser problème. Car sa mise en œuvre effective exigerait que l’on supprime tout contrôle aux frontières intérieures de l’Union, avec le risque de permettre la libre circulation à ceux à qui elle n’est a priori pas destinée, les étrangers non communautaires. Risque qu’il n’est pas question de prendre, au nom d’une obsession sécuritaire mêlant indistinctement immigrés, clandestins, trafics en tout genre et grande criminalité. On va donc différer la suppression des contrôles aux frontières et tenter de mettre en place des mesures susceptibles de combler le « déficit de sécurité » qui ne manquerait pas d’être induit par cette ouverture. Parmi ces mesures est prévue une coopération des États membres dans les domaines de l’entrée, de la circulation et du séjour des ressortissants des pays tiers.
• L’harmonisation des politiques d’asile et d’immigration : le troisième pilier de Maastricht
Cette coopération va s’exercer sur deux plans : d’une part, avec l’accord puis la convention de Schengen qui ne réunit, dans un premier temps, que quelques États membres ; d’autre part, avec un travail orienté vers l’harmonisation, entre tous les États de l’Union européenne, des principales questions liées à l’immigration et à l’asile (visas, contrôles aux frontières extérieures, traitement des demandes d’asile, conditions de séjour) : il ne s’agit pas, à l’époque, de définir des politiques communes qui risqueraient d’empiéter sur la souveraineté des partenaires, mais de tenter de se mettre d’accord sur les grandes lignes qui doivent guider les politiques nationales.
Après l’adoption du traité de Maastricht, en 1992, ces questions sont regroupées dans ce que l’on appelle le troisième pilier du traité sur l’Union européenne (TUE), c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme des questions d’intérêt commun entre les États et discutées dans le cadre de la coopération intergouvernementale. La méthode de travail est donc bien différente de celle du premier pilier du TUE, qui rassemble les politiques communes (c’est du premier pilier que relèvent notamment la politique économique et monétaire, l’éducation, la protection du consommateur, l’environnement), dont on rappellera brièvement les grandes lignes du fonctionnement.
Dans ces domaines dits « communautarisés », les décisions sont prises à titre principal par les instances communautaires en tant que telles, avec obligation pour les États membres de les mettre en œuvre. Sur ces questions, l’Union dispose de compétences qui limitent la marge de manœuvre des États, elle peut même prendre des décisions contre leur gré. C’est la Commission européenne qui dispose du monopole du droit d’initiative, c’est-à-dire qu’elle propose au Conseil des ministres de l’Union et au Parlement européen les règlements et directives qui constituent ce qu’on peut appeler la « législation européenne ». Le Conseil des ministres se prononce, dans la plupart des cas, à la majorité qualifiée.
Une fois adoptés, les règlements ont valeur supranationale et sont d’applicabilité directe dans les États membres, alors que les directives doivent être transposées dans la législation des États membres. Notons que cette transposition est obligatoire et enfermée dans des délais. Enfin, la Cour de justice exerce des compétences étendues sur le respect, par les États membres, du droit communautaire, et peut prendre des sanctions contre eux en cas de manquement.
Rien de tout cela dans le troisième pilier où, rappelons-le, il n’est pas question de « politiques communes » mais d’« harmonisation » des politiques nationales. La Commission et le Parlement ne jouent quasiment aucun rôle dans le processus décisionnel, et la Cour de justice ne dispose d’aucun pouvoir de contrôle sur les questions qui y sont traitées. C’est le Conseil de l’Union (c’est-à-dire les représentants des exécutifs des États membres) qui définit ses axes de travail et prend des décisions, selon la règle de l’unanimité. Dans le cadre du troisième pilier, ont ainsi été adoptés après Maastricht un certain nombre d’actes dans les domaines de l’asile et de l’immigration, dont on se contentera d’évoquer ici les principaux.
Le processus d’harmonisation des politiques d’asile s’est déroulé en deux phases : la première, directement liée au souci de protéger les frontières de l’espace communautaire, vise le rapprochement des politiques et des pratiques en matière d’accès au territoire par les demandeurs d’asile. C’est à cette époque (entre 1992 et 1994) que sont nés les concepts de « demande manifestement infondée » et de « pays tiers sûrs », dont l’objectif est d’éviter à l’État dans lequel est présentée une demande d’asile d’avoir à la traiter. Dans une deuxième phase (1995-1997), on s’est attaché à la recherche de critères communs de détermination de la qualité de réfugié, avec une résolution sur les garanties minimales pour les procédures d’asile, et une position commune sur l’application harmonisée de la détermination du terme de « réfugié » au sens de l’article 1 de la convention de Genève. L’objectif est d’éviter les disparités de traitement trop importantes qui pourraient favoriser les effets d’appel des candidats à l’asile vers les pays les plus accueillants (pour plus de détails sur l’harmonisation des politiques d’asile, voir p. 42 et suiv.).
Dans le domaine de l’immigration, les travaux du troisième pilier ont d’abord répondu à un souci, celui de lutter contre le séjour illégal des ressortissants des États tiers, ce qui a conduit, dans un premier temps, les États membres à tenter de trouver une définition commune de la notion d’irrégularité, notamment en 1992, au travers d’une recommandation relative aux pratiques des États membres en matière d’éloignement. Mais la trop grande diversité des législations a empêché l’aboutissement de cet objectif. On s’est alors attaché à les rapprocher, en commençant par la principale source légale d’immigration, le regroupement familial, dans une résolution de 1993 qui fixe des règles très restrictives quant à l’admission des familles des étrangers déjà installés dans l’Union.
Ce sont ensuite trois résolutions sur l’emploi, adoptées en 1994, qui ont défini les orientations concernant la limitation des admissions à des fins d’emploi de salariés, de travailleurs indépendants et d’étudiants en provenance de pays tiers. Elles ont comme dénominateur commun la restriction à l’entrée dans l’espace communautaire au nom de la « préférence européenne » à l’emploi, avec des dérogations possibles en cas de pénurie dans certains secteurs d’activité ou, s’agissant des indépendants, s’ils exercent une activité qui « ajoute de la valeur ».
La portée de ces résolutions, conclusions et autres actes issus de la coopération intergouvernementale est difficile à mesurer. Sans aucune valeur juridique [9], a priori sans force contraignante, les actes adoptés dans le cadre du troisième pilier n’en ont pas moins influencé de façon marquante les législations nationales des États membres, et servent aujourd’hui de référence dans les domaines dont ils traitent.
• Schengen
Parallèlement au travail d’harmonisation des politiques d’asile et d’immigration, le processus Schengen illustre bien la voie choisie par les États membres en matière de circulation des personnes. Si on a souvent parlé du « laboratoire Schengen », c’est qu’un des buts recherchés était de réaliser, à petite échelle, l’objectif de l’Acte unique, c’est-à-dire supprimer les frontières intérieures afin de permettre la libre circulation à l’intérieur d’un espace donné, ici celui formé par les territoires des États signataires.
De la préoccupation initiale – faciliter le transport des marchandises en levant les contrôles douaniers – les États partenaires de Schengen sont rapidement passés à un autre problème, le même qui encore aujourd’hui fait obstacle à la mobilité totale des ressortissants communautaires dans l’Union européenne : comment empêcher que les étrangers, pour qui elle n’est pas prévue, ne profitent de la suppression des contrôles frontaliers ? Paradoxe traduit par la construction de la convention de Schengen, qui, sur 142 articles, en consacre un seul à l’ouverture des frontières, et l’essentiel des autres à la mise en place de mesures compensatoires à cette ouverture, indispensables pour prévenir les dangers considérés comme inévitables : accroissement de la criminalité, du terrorisme, de la fraude, et de l’immigration clandestine.
Pour prévenir le « déficit de sécurité », Schengen met ainsi en place un dispositif fondé sur une appréhension essentiellement policière de la question. A l’égard des étrangers, il s’articule autour de trois axes : instauration d’un visa unique permettant l’accès et la circulation des ressortissants non communautaires dans tout l’espace Schengen pendant une durée maximale de trois mois ; libre circulation, dans le même délai de trois mois, à l’intérieur de l’espace Schengen pour les étrangers titulaires d’un titre de séjour dans l’un des États signataires ; mise en commun des données nationales relatives aux indésirables de chaque pays, par le biais d’un fichier informatisé, le SIS (Système information Schengen) obligeant, sauf circonstance exceptionnelle, tous les États partenaires à refuser le droit au séjour ou à organiser l’expulsion des étrangers qui y sont enregistrés.
L’aspect « laboratoire » a bien fonctionné puisque Schengen, signé au départ par cinq pays, rassemble aujourd’hui tous les États membres de l’UE sauf le Danemark, le Royaume Uni et l’Irlande, et surtout parce que le traité d’Amsterdam a intégré « l’acquis Schengen » dans le traité d’Union.
De ce bilan, que pouvait-on retirer dans le domaine de la circulation des personnes à la veille du traité d’Amsterdam ? Peut-être que la construction européenne, au fur et à mesure qu’elle a consolidé et enrichi les droits de ceux qui sont aujourd’hui les citoyens européens, a créé de la discrimination à l’égard de ceux qui ne le sont pas : les « personnes » de l’Acte unique ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Si l’on superpose les principes du traité de Rome aux règles fixées par Schengen, on peut en effet décliner plusieurs statuts qui cohabitent dans l’UE : au premier rang, les citoyens de l’UE, qui jouissent de la libre circulation ; les suivent de près les étrangers non communautaires membres de la famille d’un ressortissant de l’UE, dont le régime de circulation est aligné sur celui des communautaires ; puis les ressortissants des États tiers résidant dans un État membre, qui peuvent se déplacer librement à l’intérieur de l’espace Schengen, mais dans une période limitée ; enfin, les non communautaires qui ne résident pas sur le territoire de l’UE, dont le droit de circuler est subordonné à une déclaration d’entrée sur le territoire de chaque État Schengen dont ils franchissent la frontière.
• Amsterdam
Vu du côté des États membres, le bilan de Maastricht est également plutôt négatif pour ce qui est des questions d’asile et d’immigration. Caractérisée par « un manque de projet politique clairement défini, une répartition des compétences complexe et soumise à des considérations d’opportunité politique, ainsi qu’une structure institutionnelle et décisionnelle inadaptée [10] », la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures faisait d’ailleurs partie des priorités de la conférence intergouvernementale de révision du TUE initiée en mars 1996. Ce constat d’échec a conduit les États membres à changer – apparemment – complètement de méthode avec le traité d’Amsterdam de 1997, entré en vigueur en 1999. Au terme de longues négociations, le choix a été fait d’intégrer les questions relatives à la libre circulation des personnes dans le traité communautaire. Un nouveau titre IV est inséré dans le traité, au cœur des politiques de la Communauté, relatif aux « Visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes ».
On peut considérer qu’il s’agit là d’une révolution : enfin, les « personnes » viennent rejoindre les « travailleurs » dans le pilier communautaire ; enfin, les États semblent faire prévaloir les objectifs communs sur leurs prérogatives de souveraineté nationale.
Ce n’est toutefois qu’une apparence. Car le mécanisme d’Amsterdam, très complexe, ne fait qu’entrouvrir la porte de la communautarisation. D’abord, il s’agit d’une communautarisation à géométrie variable, puisqu’en permettant au Danemark, au Royaume-Uni et à l’Irlande de s’en exclure, on met en place un dispositif fondé sur deux systèmes normatifs fondamentalement différents. C’est ensuite une communautarisation empreinte de l’idéologie sécuritaire qui a caractérisé l’approche des questions d’immigration au cours des quinze dernières années chez les États membres, comme en témoigne une déclaration jointe au traité selon laquelle les « mesures compensatoires » à la libre circulation des personnes « devraient assurer au moins le même niveau de sécurité et de protection que la convention de Schengen ». Enfin, au nom du caractère progressif de la mise en œuvre de la libre circulation, la communautarisation ne prendra effet qu’à l’issue d’un délai de cinq ans à dater de l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam – c’est à dire pas avant 2004 – à la condition toutefois qu’un vote à l’unanimité décide du passage à la procédure de co-décision pour les matières traitées par le titre IV. On mesure sans mal que cette condition permet de verrouiller sans limites l’effectivité de ce passage. Et que toute latitude est donnée pour priver la réforme d’Amsterdam de sa portée. ;
Notes
[1] Trente ans de libre circulation des travailleurs, sous la direction de Michèle Bonnechère, Actes du colloque de Paris, octobre 1997, la Documentation française.
[2] Directive 221/64 CEE du 25 février 1964.
[3] Règlement 1612/68 et directive 68/360 du 15 octobre 1968.
[4] Loi du 26 juillet 1991.
[5] Note du Groupe d’études sur les discriminations, Une forme méconnue de discrimination : les emplois fermés aux étrangers (secteur privé, entreprises publiques, fonctions publiques), mars 2000.
[6] Aff. C-459/99 JOCE c47/19, 19 fév. 2000.
[7] Pour mémoire, les autres droits reconnus au citoyen européen selon Maastricht sont : la participation et le droit d’éligibilité à l’élection au suffrage universel du Parlement européen dans l’Etat de résidence ; la participation aux élections locales dans l’Etat de résidence ; et le droit à une protection diplomatique et consulaire de la part de tout autre Etat membre que le sien lorsque celui-ci n’est pas représenté dans un Etat tiers.
[8] Article 8A du traité de Maastricht, devenu l’article 18 après le traité d’Amsterdam.
[9] Dans son arrêt Rogers du 18 décembre 1996, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de se prononcer sur la nature juridique des résolutions adoptées dans le cadre du troisième pilier à propos du refus d’entrée opposé par le ministère de l’intérieur à un demandeur d’asile libérien au motif que sa demande était manifestement infondée : l’intéressé avait traversé le Cameroun, signataire de la convention de Genève, avant de venir en France sans y demander l’asile. Le ministère avait fondé son refus d’entrée sur les résolutions de 1992 sur les pays tiers d’accueil et les demandes d’asile manifestement infondées. Pour le Conseil d’Etat, ces résolutions ne peuvent être utilement invoquées car elles sont dépourvues de valeur normative.
[10] L’Europe et le droit d’asile, Daphné Bouteillet-Paquet, L’Harmattan, Paris, 2001.
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