Article extrait du Plein droit n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières et trajectoires »
La Méditerranée , « cul-de-sac » de l’Afrique
Claude Kabala Bwebwe
Responsable du service migrants de Rencontre et Développement
Le constat que nous nous voyons contraints de faire aujourd’hui est assez triste : l’Union européenne est en train, par une politique ferme et pas toujours juste, de déplacer sa frontière sud vers l’Afrique du Nord. Pire encore, par ignorance ou par dédain, elle n’a que peu de souci des malheurs que cela est en train d’engendrer.
L’Afrique du Nord et, dans une plus large mesure, toute la rive sud de la Méditerranée, sont devenues, ces deux dernières années, une zone « cul-de-sac » où les migrants venus en majorité de l’Afrique noire vivent toutes les misères possibles et imaginables, parce qu’ils ont commis le « péché » d’avoir un jour décidé de partir pour « chercher la vie », fuir la misère, les conflits de toutes sortes, les persécutions, pour venir en aide à eux-mêmes et à leurs familles : « J’ai quitté ma mère parce que je n’arrivais plus à subvenir à ses besoins et à ceux de mes frères et sœurs, dit cette Congolaise, et je l’ai rassurée en lui disant qu’il me suffisait d’aller me débrouiller à l’étranger pour nourrir la famille ». « Mon père a été kidnappé par des hommes du gouvernement et ma mère n’a aucune instruction. Face aux menaces des rebelles armés, je me suis vu obligé d’abandonner nos terres et de fuir chercher du travail ailleurs pour pouvoir nourrir ma mère, ma femme et mes enfants, qui sont quelque part en Guinée », me raconte ce jeune Libérien.
Ils arrivent pratiquement de tout le continent noir. Certains choisissent de se diriger vers l’Algérie et le Maroc. D’autres groupes préfèrent tenter leur chance vers la Libye, ayant entendu parler des pétrodollars libyens. Les Africains de l’Est trouvent plus court de partir vers l’Egypte et le Moyen-Orient, Moyen-Orient qui, lui-même, est déjà envahi de migrants asiatiques. De toute façon, il n’est pas rare de recevoir à Alger une personne de l’Est qui est passée par l’Egypte, la Libye, puis la Tunisie.
Quand ils prennent la décision de quitter leur pays, ils n’ont pas forcément en tête comme idée première de chercher à atteindre l’Europe. Ils veulent juste trouver un endroit dans le monde qui leur assure un avenir convenable pour eux et les leurs. Sans oublier qu’un certain nombre d’entre eux ont leur sécurité réellement menacée dans leur pays.
Ils ne se dirigent donc pas systématiquement vers les pays méditerranéens. Même si, après quelques haltes dans certains pays sur le chemin où ils ont cru pouvoir s’établir et trouver un travail, ils ont été déçus de trouver les mêmes conditions, ou des conditions encore plus dures que chez eux. Alors naissent les projets de voyage vers le Nord.
Et ils atteignent enfin les pays Sud ou Est de la Méditerranée où certains réussissent à s’installer et à s’intégrer, au prix d’efforts considérables. Trop fatigués pour continuer le voyage, ils se contentent de ce que ces pays leur proposent : c’est plus que ce qu’ils auraient chez eux, en terme de niveau de vie et aussi de sécurité.
Tout juste des petits boulots
A Tamanrasset par exemple, grande ville du sud de l’Algérie, il a été remarqué un grand « cross boarding » : les Nigériens et les Maliens majoritairement (parce que frontaliers avec l’Algérie) viennent en masse chercher des petits boulots dans la région sud de l’Algérie, et repartent ensuite reverser les fruits de leur labeur à leurs familles. C’est un cycle continu qui finit par « fatiguer » les autorités algériennes. Si cette main-d’œuvre facile peut profiter à certains entrepreneurs peu scrupuleux, cette présence « envahissante » irrite une grande partie de la population locale avec laquelle les rapports sont en général tendus. Et c’est assez impressionnant (à cause du nombre, d’une part, et des conditions de grande chaleur, d’autre part) de voir comment d’autres migrants attendent le long d’un oued asséché que quelqu’un vienne leur proposer du travail.
Mais, à ce stade, beaucoup d’autres (surtout les Anglophones du Nigeria, les plus nombreux, du Ghana, de la Sierra-Leone, et les francophones de la République démocratique du Congo, du Cameroun, du Sénégal) ont déjà compris, après quelques semaines, qu’il ne faut rien attendre de ces sociétés arabo-musulmanes et que désormais l’Europe est l’objectif à atteindre.
Mais quelle Europe ? Et bien celle qui envoie beaucoup d’argent aux gouvernants du Sud et soutient ceux qui sont au pouvoir, celle dont on entend dire que chacun est libre de travailler où il veut et de faire ce qu’il veut, celle qu’on voit à la télé rayonnante de richesse, et surtout celle où tous les amis ou les parents qui y sont déjà ont des téléphones portables et envoient cadeaux et chèques à la famille restée au pays.
Alors, ceux qui sont à Alger, par exemple, prennent la direction de la France ou d’Oran où, d’ailleurs, ils n’ont pas le temps de s’arrêter ; ils n’ont de toute façon aucune envie de faire concurrence aux Algériens qui se cachent, eux, dans les bateaux de marchandises qui vont en Espagne. Cette filière-là appartient aux Algériens qui n’accepteront sûrement pas d’« embouteillage » créé par des Africains noirs. Et ces derniers découvrent que les populations nord-africaines elles-mêmes cherchent aussi à partir ; que leur nombre de clandestins en partance est peut-être plus de trois fois supérieur au leur. Et puis les autochtones ont au moins l’avantage d’obtenir des visas en bonne et due forme, quitte à rester en Europe au-delà du séjour autorisé. Mais ce n’est pas là leur souci. Ils paient des passeurs et se retrouvent au Maroc ou directement à Marseille.
Au Maroc, où l’escalade du mur de Ceuta ou de celui de Melilla a été rendue pratiquement impossible par des financements européens considérables : caméras, détection humaine automatique, projecteurs, etc., ils sont piégés. Ils se retrouvent maintenant seuls face à des agressions et humiliations en tout genre et face à l’instrument de répression : « Mon mari, qui essayait de me protéger a été battu et est mort sous nos yeux », me dit cette femme camerounaise courageuse, mais qui n’a pas été capable de retenir ses larmes dans un étranglement de la voix.
« Après l’échec de notre tentative de traversée du mur de Ceuta, me raconte un Nigérien, la gendarmerie marocaine nous a repérés. Ils ont complètement dénudé ceux qui essayaient de leur résister et les ont passés à tabac après les avoir jetés dans des flaques d’eau glacée. Après un moment de détention, un juge décrètera, sans nous entendre, que nous étions tous illégaux et que, par conséquent, nous serions renvoyés chez nous. Et une nuit après, nous étions tous reconduits à la frontière algérienne ».
L’enfer de Reggane
Côté algérien, c’est plutôt expéditif : la police refoule en masse périodiquement vers la frontière malienne ou nigérienne ; avec la mauvaise surprise, il y a deux mois, que le Mali et le Niger n’acceptaient plus que leurs propres ressortissants. Improvisation en 2000 par l’Algérie d’un camp ou, plus exactement, d’un regroupement humain à Reggane, dans des « conditions que même des chiens refuseraient », réussit à me dire par téléphone un Nigérien. Maintenant encore, les reconduites à ces frontières continuent, les reconduits étant de toutes nationalités, et le Mali et le Niger ne se rendant pas toujours compte…
En Tunisie, les gens sont reconduits dans le désert libyen. Qu’ils vivent ou qu’ils crèvent, cela n’intéresse ni n’interpelle personne, surtout pas les autorités à l’origine de ces décisions. En Libye, ce sont les autorités elles-mêmes qui se montrent totalement laxistes face à des poussées de xénophobie sans précédent (comme en 2000), accompagnées de massacres d’étrangers.
Au Liban, les sans-papiers se retrouvent embarqués dans des cycles continuels d’emprisonnement pour délit de manque de papiers. Et toutes ces violations des droits de l’homme les plus élémentaires sont faites au nom de la sévérité imposée par l’Union européenne, au nom de la protection des économies européennes, au nom de la défense de la forteresse Europe.
Mais, dans tout ce désespoir, les choses commencent à bouger, à changer dans le bon sens. Très lentement, une lueur commence à poindre. Les médias de ces pays méditerranéens dits de transit, qui ont volontairement ou par timidité ignoré le phénomène pendant longtemps, commencent à en parler ouvertement. Des rencontres ont lieu au sujet des migrations où se retrouvent quelques représentants de la société civile (professeurs, juristes, étudiants) pour participer à la sensibilisation des opinions. Des rendez-vous avec les autorités politiques permettent de discuter du phénomène, chose impensable il y a encore quelques années. Au Liban, par exemple, les autorités délivrent chaque année des permis de travail à un pourcentage appréciable de migrants. Ailleurs, (au Maroc et en Algérie, surtout), le HCR commence à vraiment faire pression pour que l’asile soit reconnu. Des projets existent, d’autres sont en cours d’élaboration, visant la promotion de la personne humaine et le respect de sa dignité, projets conçus en collaboration étroite avec des ONG du Nord.
Pour conclure, je dirais qu’il ne faut pas que l’Europe pense que le blindage de ses frontières suffit à résoudre ses problèmes face à l’immigration clandestine. Les différences croissantes de niveau de vie entre le Nord et le Sud ne peuvent que faire de l’Occident un aimant géant attirant le tiers-monde. La fuite des capitaux du tiers-monde vers l’Occident n’a pas encore cessé. L’Europe ne peut ignorer l’une des règles économiques les plus simples : là d’où partent les capitaux, des emplois se perdent, et là où atterrissent les capitaux, des emplois se créent.
J’ai été invité à une réception des Nations Unies à Alger, et je garderai toujours en mémoire la réflexion du responsable du PAM (programme alimentaire mondial) à Alger : « Dans l’ancien temps, en Afrique sauvage, les populations se déplaçaient en suivant les mouvements des troupeaux, eux-mêmes cherchant des pâturages qui leur convenaient. Maintenant, c’est après le travail que les gens courent pour nourrir les leurs. Ils vont chercher travail et bien-être là où ils se trouvent, même à des milliers de kilomètres de chez eux ! » ;
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