Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Venise tente de sauver l’asile

Rosanna Marcato

Progetto Melting Pot Europa1 – Italie
En Italie comme dans les autres pays européens, on assiste à un lent processus de remise en question de la convention de Genève en partant de l’idée qu’un demandeur d’asile est un fraudeur. L’Italie fait donc preuve d’un zèle assez remarquable dans l’application des directives européennes minimalistes. Quelques communes, cependant, comme celle de Venise, ont tenté d’apporter localement des réponses aux besoins des réfugiés.

Au besoin de protection des nombreuses personnes qui cherchent à fuir la guerre, la violence, les troubles, les abus, les discriminations et la torture, l’Italie et l’Europe en général répondent par l’internement et par la mise en place de nouvelles lois qui tendent à ouvrir la voie à une gestion européenne des demandeurs d’asile considérés comme venant de pays tiers définis comme sûrs ou ayant au moins une zone définie comme telle à l’intérieur de leurs frontières (ce qu’on appelle l’asile interne).

Que ce soit en Italie ou dans le reste du monde, on assiste à un lent processus de remise en cause de la convention de Genève en partant de la vision qu’un demandeur d’asile est un fraudeur. En se fondant sur le nombre important des demandes d’asile considérées comme infondées, on s’oriente vers une dislocation du système de contrôle jusqu’ici opérationnel. Il est effectivement très difficile de distinguer ceux qui fuient pour des raisons prises en considération par la Convention de Genève de ceux qui fuient pour des motifs dus à des effets dits collatéraux. Actuellement, les demandeurs d’asile migrent aussi pour survivre à la misère causée par les violences, les discriminations ethniques, les dictatures et la guerre : les effets s’entremêlent souvent d’une manière indissociable. L’Union européenne qui a comme objectif l’harmonisation des politiques d’asile, affiche une position de plus en plus défensive à l’égard de ceux qui demandent à être protégés et procède à une harmonisation par le bas des standards minimaux d’accueil.

Une thèse de plus en plus répandue considère que la majeure partie des demandes d’asile n’est qu’un moyen utilisé pour entrer en Europe et pour contourner ainsi l’impossibilité de rentrer par d’autres moyens légaux. La crainte de l’Italie d’être envahie par des flux ingérables de faux demandeurs d’asile – image accréditée par la mise en spectacle des débarquements – est démentie par les chiffres publiés par le gouvernement lui-même : 11 000 demandes d’asile ont été déposées en 2003, parmi lesquelles 555 ont abouti à la reconnaissance du statut de réfugié et 678 ont donné droit à un titre de séjour dans le cadre de la protection humanitaire.

En réalité, les demandeurs d’asile choisissent plutôt d’autres pays où il existe au moins un droit effectif d’accès à la procédure, un droit qui, en Italie, dépend du hasard de l’endroit par lequel on arrive et de qui on croise. L’Europe, et en particulier l’Italie, accueillent peu de réfugiés issus des pays très pauvres. La majeure partie se réfugie dans des pays africains ou asiatiques, et toutes les initiatives italiennes et européennes récentes ont pour but de les réexpédier vers leur continent ou leur pays respectif ou d’inciter les nouveaux pays membres de l’Union européenne à en prendre en charge.

L’Italie n’a jamais été une terre d’asile. Elle ne s’est toujours pas dotée d’une loi organique sur l’asile, et les conditions d’accueil et d’accès à la procédure ont toujours présenté de graves carences. Bien que le faible nombre de demandes d’asile soit tout à fait gérable, les procédures sont longues et incertaines et environ 7 % seulement des demandeurs se voient reconnaître la protection selon la convention de Genève. Dans toute l’Europe, le nombre de demandeurs d’asile a fortement diminué en 2004, atteignant son plus bas niveau depuis seize ans. En Italie, la diminution, très nette, a été d’environ 45 % par rapport à 2003.

Dans cette situation déjà difficile, reconnaissons que le gouvernement italien s’adapte « brillamment », en se faisant le promoteur à la fois des directives européennes et de la nouvelle façon de qualifier les réfugiés, considérés comme des fraudeurs et des délinquants potentiels. Comment expliquer autrement l’usage qui consiste à enfermer les demandeurs d’asile dans des « centres de détention temporaire » en pleine violation du droit applicable ? Certes, la loi Bossi/Fini de 2002 prévoit leur mise en rétention dans des centres dits « d’identification », mais les décrets d’application viennent tout juste d’entrer en vigueur. Ces centres seront effectivement réservés aux seuls demandeurs d’asile dépourvus de pièces d’identité ou munis de faux documents, le temps nécessaire à la mise en œuvre de la procédure simplifiée qui prévoit une audition par la commission territoriale dans les trente jours.

Dans les faits, le gouvernement italien a assimilé les centres d’identification (pas encore réglementés) aux centres de détention provisoire. Ces derniers ont vocation à n’accueillir que les étrangers en instance d’expulsion ou soumis à des contrôles pour irrégularité du séjour pendant une période qui ne pourrait dépasser soixante jours. Dans ces centres, du reste, toute forme de droit et de contrôle externe est suspendue. Même les députés, les sénateurs, les membres du HCR et de Médecins sans frontières y sont interdits d’entrée.

Ces faits très graves s’ajoutent à beaucoup d’autres pratiques plus sournoises mais tout aussi efficaces perpétrées par les préfectures de police et la police aux frontières qui nient délibérément, et de plus en plus souvent, l’accès aux procédures d’asile. Celui qui parvient à franchir le barrage passe une audition sommaire et incontrôlable devant la Commission centrale et se voit presque toujours opposer un refus que ce soit au titre de l’asile ou de la protection humanitaire. De telles décisions reflètent presque toujours les instructions politiques selon lesquelles des pays comme la Turquie, l’Irak, l’Afghanistan, le Soudan, la Tchétchénie sont considérés comme des pays démocratiques dans lesquels on peut retourner en toute sécurité.

En Italie, toute l’organisation des pratiques relative à la reconnaissance du statut de réfugié a en effet jusqu’à présent été confiée à une Commission centrale composée de trois sections (rassemblant un total de douze fonctionnaires) qui siègent trois fois par semaine. Souvent, les ordinateurs sont en panne, les convocations sont perdues, les réponses sont envoyées on ne sait où. Pendant l’audition, les demandeurs n’ont pas la possibilité d’être assistés d’une personne de confiance et les interprètes sont souvent inadaptés, beaucoup d’entre eux travaillant pour l’ambassade du pays que le demandeur a fui (Turquie, Érythrée, etc.).

La loi Bossi/Fini met en place deux procédures :

une procédure simplifiée qui sera utilisée pour toutes les personnes qui ont évité les contrôles aux frontières et qui n’ont pas de pièces d’identité. La plupart se verront conduites dans les fameux centres d’identification et seront reçues par la commission territoriale ;

  • la procédure ordinaire, qui sera réservée aux demandeurs d’asile munis de documents valides et qui demandent l’asile à la frontière ; ils seront auditionnés par la commission centrale sans être envoyés dans les centres d’identification.

La Commission centrale, en devenant Commission nationale, aura pour mission d’instruire et de coordonner sept commissions territoriales non encore instituées mais qui auront pour fonction de déterminer le statut de réfugié. En matière de recours contre les décisions de refus, les dispositions sont aberrantes du point de vue juridique. Le recours à la procédure simplifiée sera examiné par la Commission nationale elle-même comportant un membre de plus et, en dernière instance, par l’autorité judiciaire ordinaire sans aucun effet suspensif (violation manifeste de la Convention européenne des droits de l’homme). Un tel système viole manifestement tout droit de la défense digne de ce nom et expose les personnes à des risques graves.

Dans ce cadre vraiment désolant, l’unique note positive (mais pourra-t-elle continuer à l’être ?) a été la création, en 2001, grâce à l’aide du Fonds européen des réfugiés, du Programme national asile connu dans la loi Bossi/Fini sous le nom de « Système national de protection pour les demandeurs d’asile et les réfugiés ». Ce « programme national asile » a assumé une fonction historique pour notre pays et a représenté la première tentative en Italie de faire face intelligemment et avec des ressources spécifiques à la question de l’accueil, de l’intégration et du rapatriement volontaire des réfugiés par la mise en place d’un réseau national. Les projets sont coordonnés par un secrétariat central qui s’occupe de répartir les demandeurs d’asile dans diverses localités et qui a permis une standardisation des procédures et des services rendus. L’organisation, l’orientation et la coordination du réseau sont confiés à l’ANCI (association nationale des communes italiennes), alors que les simples projets sont confiés aux mairies qui en sont responsables. Les villes se sont dotées de centres de taille petite ou moyenne dans lesquels les personnes reçoivent une assistance juridique et sociale et accomplissent des parcours d’intégration avec des résultats que l’on peut considérer comme très bons malgré les retards dus à la longueur des procédures (de sept mois à plus de deux ans) et aux différentes obstacles bureaucratiques.

Ces centres multi-fonctionnels offrent le logement, l’assistance sociale, le soutien psychologique, l’assistance juridique et l’assistance à la rédaction de la demande d’asile. Ils assurent tous les services nécessaires, à égalité de traitement avec les citoyens italiens, et accompagnent les personnes dans leur parcours d’intégration (logement, formation professionnelle et relations sociales).

Avec l’entrée en vigueur du nouveau décret, ces centres ne pourront plus accueillir que les réfugiés déjà reconnus comme tels, rendant vains les résultats obtenus jusque là, le professionnalisme et les savoirs qui s’étaient consolidés pour la première fois en Italie. Le coût par personne assistée dans un de ces centres n’était pourtant que de 18,50 euros par jour en moyenne (personnel spécialisé inclus) contre 90 euros par jour (personnel exclu) dans les centres d’identification où seront désormais maintenus les demandeurs d’asile.

Ce sont des organisations et des communes qui, ayant depuis longtemps, par sensibilité propre, commencé à apporter des réponses au niveau local aux besoins des réfugiés se trouvant sur leur territoire, ont contribué à la création de ce réseau national de centres multifonctionnels.

Venise, « la commune du droit d’asile » ?

Venise est, en Italie, le point de référence pour qui s’occupe des questions d’asile car elle a représenté et représente toujours un modèle plutôt rare dans le paysage italien. La Commune de Venise, exemple unique en Italie, a essayé, dans les douze dernières années, de répondre aux questions que les nouveaux phénomènes migratoires ont posées aussi sur le plan local. Elle l’a fait en affrontant dans la pratique et quotidiennement les tragédies qui, du reste du monde, se sont parfois retrouvées sur son territoire, en donnant l’hospitalité à des centaines de réfugiés de toutes les ethnies provenant des Balkans, en recevant des personnes fuyant toutes les guerres et les conflits sociaux, économiques et politiques qui ont marqué la planète entière et en offrant l’asile à qui était persécuté.

De tels efforts sont le fruit d’un choix politique et administratif précis et autonome, assumé en l’absence d’une législation nationale qui aurait du mettre en application les principes constitutionnels et les engagements pris par notre pays au niveau international en matière d’asile. La ville de Venise, à travers l’expérience acquise grâce à la gestion et l’accueil de cinq cents réfugiés venus de l’ex-Yougoslavie accueillis sur le territoire depuis 1993, a entrepris une série d’actions et mis en œuvre des moyens suffisants pour réaliser des projets d’intégration innovants et courageux. En 1994, elle s’est dotée d’un guichet de protection juridique et d’orientation sociale pour les réfugiés et demandeurs d’asile, qui a su aussi bien donner des réponses sur les droits fondamentaux que promouvoir et gérer des réponses nouvelles et adaptées aux besoins et aux caractéristiques des personnes. La Ville a ainsi réussi à affiner des moyens technico-professionnels et administratifs qui ont rendu possible un projet organique d’accueil, d’intégration et de rapatriement volontaire : le projet Fontego.

Ce projet marque le point de passage entre une expérience d’accueil, souvent dictée par l’urgence, et un accueil organisé et conçu dès le début pour promouvoir les actions nécessaires afin de favoriser une bonne interaction de la personne avec le contexte socioculturel de notre territoire. Le projet a en outre l’ambition de suivre et de soutenir le droit d’asile tel que l’entend notre Constitution et d’offrir aux personnes que nous accueillons certains standards de qualité dans la distribution des services.

Cap Anamur 



 : la violation des droits des réfugiés



Entre le mois de juin et le mois de juillet 2004, a eu lieu en Italie un événement emblématique du naufrage futur des droits et libertés en Europe. Le gouvernement italien a bloqué en mer, au large de la Sicile, pendant une vingtaine de jours, en en rejettant la responsabilité sur d’autres, un bateau humanitaire, le Cap Anamur, avec, à son bord, trente-sept réfugiés africains terrorisés et fuyant les horreurs de la guerre.

Accompagné d’une délégation de maires, d’administrateurs, d’avocats et d’associations siciliens qui avaient proposé d’accueillir, dans leur commune, les 37 réfugiés du Cap Anamur, l’assesseur de Venise Giuseppe Caccia s’est rendu à Caltanisetta en juillet 2004. Pendant ce temps, le gouvernement italien, après avoir laissé débarquer les réfugiés et avoir fait arrêter le capitaine du bateau, a commencé les premiers transferts dans les centres de rétention et les premières expulsions « clandestines ». Une fois en Sicile, l’assesseur et les membres de la délégation ont pu immédiatement constater la vitesse insolite avec laquelle le gouvernement italien avait réagi à la situation : sans aucun élément de garantie légal en sa possession, il avait procédé en un temps record – fait complètement inhabituel pour l’administration italienne – à des entretiens et à l’instruction des demandes par la Commission centrale pour la reconnaissance du statut de réfugié, laquelle rejette automatiquement toutes les demandes d’asile. Quand, finalement, la délégation a réussi, après beaucoup de difficultés, à formaliser la possiblité d’héberger les réfugiés, l’attitude des fonctionnaires de police a complètement changé : ils ont nié aux réfugiés le droit de sortir du centre de détention de Pan Lago avec leurs avocats, et refusé à tous les membres de la délégation le droit de rester avec les réfugiés. Il s’en est suivi une réaction disproportionnée de la part des forces de l’ordre qui ont embarqué de force dans les voitures de police tous les membres de la délégation en les menaçant de porter plainte contre eux et de les arrêter pour résistance.

Ces mêmes réfugiés, par le biais de procédures totalement illégales, ont ensuite été déportés par avion vers le Ghana. Il semblerait que certains d’entre eux s’y trouvent toujours, dans un immense camp de réfugiés, car le gouvernement ghanéen ne les a pas reconnus comme ses ressortissants.

Le 30 juillet 2004, le tribunal de Rome a reçu le recours formé contre l’expulsion présenté par les avocats de quatorze réfugiés, mais il est trop tard. Plusieurs procédures pour violation des conventions internationales sont en cours contre le gouvernement italien.

La commune de Venise a promu et adhéré depuis le début au réseau du Plan national asile (qui organise accueil et assistance aux demandeurs d’asile et aux réfugiés), et a réalisé le plus grand projet qui ait jamais vu le jour en Italie (105 places d’accueil) avec un haut niveau de qualité ; cette réalisation a donné une ligne de conduite aux autres projets du réseau. Nous nous sommes fixé un objectif que nous nous sommes engagés à tenir : faire de Venise la commune du droit d’asile. Cet objectif-rêve, nous le poursuivons en utilisant les armes de la sensibilisation, de l’implication, mais aussi, quand c’est nécessaire, du recours au tribunal et aux manières fortes à travers des alliances internes aux institutions mais aussi externes avec les associations.

Comme premier bilan, nous pouvons dire que, jusqu à aujourd’hui (demain est en effet plein d’inconnues en ce qui concerne l’accès à la procédure d’asile), les droits des réfugiés sur notre territoire sont connus et respectés. Cela a nécessité un travail attentif et souvent très dur pour contraindre les institutions à appliquer les droits énoncés mais trop souvent bafoués par incurie, ignorance ou pratiques illégales.

Le service pour les réfugiés de la commune de Venise est souvent intervenu également en dehors de ses limites territoriales pour appuyer des organisations de protection, pour se porter garant et soutenir des actions de lutte contre les événements lésant le droit d’asile, comme ce fut le cas dans l’affaire du bateau de Cap Anamur (voir encadré p. 35).

Venise a comme projet de soutenir le droit d’asile par une intervention quotidienne auprès des personnes, mais aussi de devenir la ville européenne qui, à travers son histoire d’hier et d’aujourd’hui et son patrimoine culturel, sera appelée à devenir la ville témoin d’un droit fondamental pour toutes les civilisations. ;



Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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