Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »
La condition de coureur immigré
Manuel Schotte
Doctorant en sociologie à l’Université Paris X-Nanterre.
Le monde sportif se donne généralement à lire sous un mode enchanté. Le mythe de la « grande famille » amène en effet à considérer cet univers comme foncièrement égalitaire et à voir s’y incarner en actes la fable politique de « l’intégration à la française » [1]. Passant allègrement des succès singuliers de quelques champions issus de « minorités » (dont le traitement du cas de Zinédine Zidane offre le paradigme) à l’évocation de leurs conséquences sociétales, nombre d’observateurs estiment, en effet, que ces réussites au plus haut niveau sportif – perçues comme autant d’exemples à suivre – produisent un effet éminemment positif pour tous les immigrés et enfants d’immigrés, ainsi « aspirés vers marché du travail sportif, en se centrant plus particulièrement sur le secteur de la course à pied ; secteur qui présente la particularité d’être un domaine où les coureurs africains sont omniprésents. Plutôt que de considérer que leur réussite dans ce sport serait le le haut ». Et dans l’élan d’euphorie qui s’ensuit, le sport se retrouve paré de toutes les vertus.
Rompant avec cette lecture hagiographique et déconnectée de la réalité, il s’agit ici de se centrer sur la manière dont est objectivement organisé le produit et/ou le signe d’une « revanche de l’Afrique », il importe de sonder quelle est la vérité objective de la situation de ces coureurs ; des coureurs qui sont tous des immigrés car leur réussite athlétique passe nécessairement par leur venue, au moins saisonnière, en Europe où sont concentrées les compétitions de rang international.
L’insécurité structurelle du métier de coureur
Depuis le début des années 1980, les instances dirigeantes internationales de l’athlétisme ont officiellement reconnu le principe d’une pratique professionnelle de ce sport. Si les possibilités d’y gagner de l’argent s’avèrent désormais clairement affichées, il n’empêche que celles-ci demeurent limitées, et les formes de rétribution qui y ont cours, éminemment précaires et inégales dans leur principe de distribution. La nature de l’échange entre l’organisateur et l’athlète ne prenant jamais la forme d’un contrat préétabli, le gain de l’athlète est strictement indexé à la performance qu’il produit.
Dans ce fonctionnement, les sportifs ne bénéficient donc d’aucune garantie avant de concourir, puisque c’est sur la seule base de leur prestation du jour qu’est déterminé le montant de leurs gains. De plus, les grilles de primes étant ainsi conçues qu’elles lient performances produites et gains selon une relation exponentielle qui instaure des différences de rétribution entre les athlètes, sans commune mesure avec les différences de capacités et de performances, le système apparaît comme foncièrement inégalitaire en concentrant la majeure partie des revenus sur les grands champions internationaux. Il arrive ainsi que, dans une même course, un athlète comme El Guerrouj [2] puisse gagner plusieurs dizaines de milliers de dollars tandis que le dixième de l’épreuve finit, lui, sans le moindre gain. Le montant de ce dernier étant toujours défini après la prestation et le nombre de concurrents au départ étant généralement supérieur au nombre de primes offertes, les moins bien classés se retrouvent dans la situation de celui qui a offert sa force de travail et qui n’en tire aucun revenu.
Une réalité passée sous silence
Dans ce marché segmenté, la très large majorité de concurrents (qui s’avèrent, pour la plupart, être des Africains) est ainsi placée « au premier plan dans l’élasticité de l’emploi » sportif [3], tandis que les « grands champions » bénéficient, eux, de conditions de pratique stables sur lesquelles ils disposent d’un haut pouvoir de contrôle, puisque, en raison du degré de reconnaissance dont ils jouissent, ils sont toujours plus sollicités qu’ils ne doivent solliciter les organisateurs auxquels ils peuvent alors imposer en partie leurs conditions. En alignant la perception qu’ils ont des athlètes africains professionnels sur les cas de figure exceptionnels que sont le Marocain El Guerrouj ou l’Ethiopien Gebresielasse [4], les commentateurs contribuent donc à passer sous silence la réalité de la condition de l’immense majorité d’entre eux.
Car derrière ces quelques têtes d’affiche, dont le programme estival fait l’objet de négociations près d’un an à l’avance et dont les prestations sont contractualisées environ six mois avant la date de leur réalisation, il existe une pléthore de coureurs dont les niveaux sont très proches. La concurrence entre ces athlètes pour accéder aux compétitions de haut niveau joue donc en leur défaveur puisque, face à l’afflux considérable de demandes de participation qui en découle, les organisateurs disposent d’un conséquent volant de main-d’œuvre à laquelle ils peuvent imposer leurs conditions. De fait, la majeure partie des coureurs est condamnée à se tenir toujours disponible pour « boucher » les éventuels trous de dernière minute.
Placées face à une telle concurrence et confrontées à une telle incertitude, les carrières des athlètes sont excessivement courtes : le recensement effectué auprès de plus de cinq cents coureurs africains qui pénétrèrent le marché européen durant la décennie 1990 montre que leur durée moyenne est de l’ordre de trois ans, et que le cas de figure modal est celui de l’athlète dont la présence sur le marché européen dure un an (près de 43 % des cas). Les effets de l’insécurité structurelle à l’œuvre dans cet univers sont d’autant plus importants que la plupart de ceux qui l’investissent sont des athlètes africains qui, en tant qu’immigrés faisant face de manière isolée – c’est-à-dire sans prise en charge par une quelconque structure fédérale ou privée – à ce marché, doivent y trouver les moyens de leur subsistance.
Gagner les moyens de sa survie
Car, à l’inverse de ce qui se passe dans d’autres sports (comme le cyclisme ou les sports collectifs) où le sportif est salarié d’une équipe, ou dans le monde artistique (qui représente un univers comparable) où un régime de prise en charge vient compenser la précarité du métier d’artiste, en athlétisme, la totalité du risque inhérent à la pratique compétitive est transférée aux athlètes. Intermittents de la pratique lucrative de l’athlétisme, ces derniers ne disposent en effet d’aucune structure et d’aucun régime de protection susceptibles de les aider à affronter l’insécurité foncière du marché qu’ils investissent.
C’est en réaction à ce contexte – celui de l’encombrement objectif du secteur de la piste (qui représente le domaine de pratique le plus prestigieux), et de la nécessité, pour les coureurs, d’assumer seuls leur maintien sur le marché – que doit se comprendre le report des aspirations d’un certain nombre d’athlètes vers le secteur de la course sur route, jusqu’alors peu investi et qui apparaît à beaucoup comme une opportunité. Si, au début des années 1990, les courses sur route d’envergure locale étaient un moyen par lequel des coureurs de rang secondaire pouvaient s’assurer relativement aisément (du point de vue de la concurrence car si le niveau d’opposition était faible, la valeur des gains l’était aussi) les moyens de leur subsistance en limitant leur investissement athlétique dont ils réservaient la pleine expression pour les épreuves de rang supérieur sur piste, ces épreuves vont progressivement faire l’objet d’une réelle concurrence. Et les participants sont alors obligés de s’engager pleinement s’ils veulent y retirer quelques profits matériels.
En témoigne le cas de cette course qui s’est tenue en 2002 dans la banlieue lilloise où figuraient au départ, en plus des coureurs locaux, quatre Kenyans, un Burundais, un Marocain et un Hongrois vivant tous de leurs compétences sportives et ayant à se partager ce jour-là les 100, 60 et 40 euros respectivement offerts aux premier, second et troisième de l’épreuve. En conséquence, hormis l’extrême modestie des gains remportés (et ceci d’autant plus qu’un athlète peut rarement concourir plus de deux fois dans une même semaine, et qu’il doit conquérir, dans ces participations, de quoi couvrir ses frais de séjour et de préparation) par ceux qui ont manifesté leur supériorité sportive, quatre athlètes ont couru pour rien. Cet exemple – en aucun cas isolé – suffit à caractériser la condition de la large majorité des coureurs immigrés professionnels qui, à défaut de réussir sur la piste, sillonnent le sous-marché de la course sur route pour des raisons alimentaires. Et en retour, la très forte pénétration d’athlètes africains dans ce secteur ne peut que contribuer à renforcer le niveau de concurrence qui y prévaut et à indexer vers le bas les conditions de pratique de nombre d’athlètes immigrés, dont le seul objectif devient d’y gagner les moyens de leur survie.
Un marché ouvert…
Le fait de décrire ce marché et le quotidien des coureurs africains qui l’investissent en se focalisant d’abord sur une série d’indications d’ordre morphologique ne doit pas faire penser que, dans la réalité, celui-ci serait le produit automatique de la pure rencontre entre une offre et une demande de travail. Car, dans la définition des conditions de travail qui y sont à l’œuvre, l’État joue un rôle capital. C’est en effet dans une relation tripartite entre, d’une part, les caractéristiques et le nombre des pratiquants, d’autre part, le modèle d’organisation mis en place par les organisateurs d’épreuves et, enfin, l’État qui agit sur les premières comme sur le second, ou mieux sur la relation entre ces deux versants, que doit se comprendre le fonctionnement de cet univers.
En France, l’État intervient au moins à un double niveau dans la structuration de ce marché du travail. D’abord, en favorisant, de manière indirecte, cette organisation : les primes à l’arrivée ne sont pas (ou peu) sujettes au versement de charges sociales, à l’inverse des primes d’engagement qui furent progressivement abandonnées et réservées à la seule élite mondiale [5]. En taxant plus fortement les secondes que les premières, l’État encourage donc ces dernières et contribue ce faisant à la perpétuation du mode de fonctionnement professionnel qui les sous-tend. L’État pèse ensuite en permettant et en considérant comme légale cette organisation pourtant dérogatoire du point de vue du droit du travail (pour lequel toute rémunération doit être fixée de manière contractuelle avant la prestation). De fait, en laissant perdurer les usages en vigueur dans ce secteur où les paiements se font de la main à la main, les pouvoirs publics autorisent la présence, sur ce marché, de coureurs étrangers en situation irrégulière. Faute de définir un cadre juridique précis – ou plus simplement d’aligner cet univers sur la réglementation du travail habituelle –, l’État soutient en quelque sorte le fonctionnement de ce marché du travail souterrain auquel participent de nombreux athlètes sans-papiers, et entérine l’existence de l’« appel d’air » [6] pour des athlètes en attente d’émigrer illégalement. Partant du constat établi par Gérard Noiriel qui montre que, historiquement, la protection du marché du travail va de pair avec sa fermeture aux étrangers [7], on peut, par symétrie, émettre l’hypothèse selon laquelle la forte présence sur le marché athlétique de coureurs étrangers et, en l’occurrence, souvent issus de pays dominés, est un indice de la faible réglementation qui l’encadre. Et qu’en corollaire, les athlètes africains qui l’investissent se retrouvent dans une situation d’insécurité maximale ; situation dont on trouve une sinistre illustration de ce à quoi elle peut conduire dans la description du cas extrême présenté dans l’article de presse reproduit ci-après.
… mais néanmoins discriminant
Bien qu’ouvert à tous, ce marché ne se caractérise pas moins par des conditions de pratique discriminantes car en partie assujetties à un critère de nationalité, et donc objectivement défavorables aux athlètes étrangers (dont on ne peut alors comprendre l’inclination à pénétrer ce marché qu’en la référant au fait qu’ils sont amenés à le percevoir comme étant, malgré tout, une voie de promotion). Si le circuit des compétitions athlétiques s’avère être un espace ouvert sans restriction de ce type, les formes de rémunération indirecte (c’est-à-dire non directement liées à la production d’une performance ponctuelle) qui l’accompagnent sont, elles, travaillées par ce genre de discriminations.
L’image d’un travail d’immigrés
Qu’il s’agisse des contrats de sponsoring, des primes d’image, des aides des clubs, et des subventions ministérielles ou émanant des collectivités locales, toutes ces formes de rémunération sont toujours favorables aux athlètes dotés de la nationalité française : à niveau de performance égal, les athlètes étrangers sont, en ce qui concerne les trois premières catégories de gains complémentaires, toujours moins rétribués. A chaque fois, c’est le même argumentaire qui revient : un athlète étranger est moins intéressant en termes d’image (cela concerne d’une part les droits d’image versés aux grands champions lorsqu’ils participent à une épreuve et d’autre part les contrats de sponsoring ; dans les deux cas, un athlète africain touche moins qu’un homologue européen car les commanditaires communiquent auprès de leur public-cible en mettant en avant des athlètes de la même nationalité que ce dernier) et d’intérêts sportifs (dans la mesure où les règlements des compétitions par équipe restreignent sévèrement le nombre d’étrangers non-communautaires pouvant concourir pour le compte d’un club, et où un étranger, s’il peut participer aux championnats de France, ne peut prétendre au titre de champion de France).
De même, les aides des collectivités locales et ministérielles sont toujours, dans les règlements et dans les faits, destinées aux seuls athlètes français. En contribuant ainsi à réserver les formes de rémunérations les plus sûres (car il s’agit là de contrats et d’aides annualisées) aux athlètes dotés de la nationalité française, chacun de ces agents (ministère, collectivités locales, fédération, club, organisateurs, sponsors) contribue donc à tracer une frontière sur ce marché du travail : là où les athlètes français peuvent conquérir les conditions d’une relative sécurité, les athlètes étrangers sont contraints de s’adonner à une pratique mercenaire de l’athlétisme en multipliant les compétitions où ils courent le cachet pour s’assurer les moyens de leur survie.
De fait, la condamnation qui est souvent portée à leur égard quant à ce mode de pratique résulte, au mieux, d’une ignorance de leurs conditions concrètes d’existence et de pratique et, au pire, d’une cynique inversion du rapport de force qui préside à ce fonctionnement dont les athlètes sont les victimes [8]. De plus, ces immigrés sportifs n’ayant, une fois en France, que peu de ressources à faire valoir pour s’opposer à ce marché anonyme, et ce système fournissant les conditions d’une économie aussi rentable [9] qu’en marge des droits du travail, le mode d’organisation de ce dernier n’a que peu de chance de changer. Il se trouve même renforcé par la présence de plus en plus importante d’athlètes étrangers qui lui doivent tout.
Fait divers « Qui pourra expliquer le geste fou et insensé de Hicham Bouaouiche ? Qui pourra comprendre cette dérive qui l’a mené des pistes des stades olympiques au crime le plus gratuit ? Depuis plus de dix jours, l’ancien athlète de haut niveau marocain est la cible de toutes les polices du sud de la France. Tout a commencé à quelques heures de Noël, lors d’un banal cambriolage. Le 22 décembre, vers 4 heures du matin, une patrouille de police de Pont-Saint-Esprit (Gard), alertée par la présence d’un véhicule suspect devant l’agence d’une compagnie d’assurances, intervient alors que trois hommes sont en train de charger du matériel informatique dans une voiture volée. Laurent Soler, jeune gendarme de trente-cinq ans, se lance à leur poursuite mais il est tué d’une balle dans la tête par l’un des voleurs qui, pour protéger sa fuite et celle de ses complices, s’est tapi dans l’ombre et a tendu un véritable guet-apens au policier (…). La personnalité du suspect numéro un, Hicham Bouaouiche, vingt-six ans, laisse perplexe. De nationalité marocaine, athlète de haut niveau, il avait terminé onzième de la finale du 3 000 mètres steeple aux jeux Olympiques d’Atlanta, en 1996. Ancien membre de la garde royale marocaine, il s’est ensuite exilé en France (pour quelles raisons ?) sous une fausse identité. Il logeait au domicile de ses beaux-parents, à Bagnols-sur-Cèze (Gard) (…) ». (L’Humanité, 1er janvier 2001, p. 11) |
Les attributs du travail (précaire et sauvagement concurrentiel) et des travailleurs sportifs (issus de pays dominés et dotés pour beaucoup d’une situation juridique qui les fragilise) tendant à se redoubler, les conditions de l’imposition de l’image d’un travail d’immigrés (et donc aussi dévalorisé pour les Français que perçu comme accessible aux coureurs étrangers en attente d’émigrer) sont alors réunies. Ce qui ne peut que contribuer à la perpétuation de ce mode de fonctionnement et du sort réservé aux coureurs immigrés qui investissent massivement ce marché. ;
Notes
[1] Faure J.-M. et Suaud C. (1999), Le football professionnel à la française, Paris : PUF.
[2] Meilleur coureur de demi-fond du monde entre 1997 et 2004 : double champion olympique, quatre fois champion du monde outdoor, multi-recordman du monde.
[3] Marie C.-V. (1996), « Au premier plan dans l’élasticité de l’emploi », Plein droit, n° 31.
[4] Double champion olympique (1996, 2000), et quadruple champion du monde (1993, 1995, 1997, 1999) du 10 000 mètres.
[5] Les primes de performance sont celles qui s’avèrent fonction de la prestation du jour. A l’inverse, les primes d’engagement (aussi appelées primes d’image) sont fixées de manière contractuelle avant de concourir. Par ces dernières, un organisateur s’attache le droit de promouvoir son épreuve en se servant de l’image d’un champion de très haut niveau international.
[6] Terray E. (1999), « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », in Balibar E., Chemillier-Gendreau M., Costa-Lascoux J., et Terray E., (dir.), Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris : La Découverte.
[7] Noiriel G. (2001), État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris : Belin.
[8] Voir sur ce point l’analyse que fait Fleuriel S. (2005, « L’avènement du rugby professionnel en France », à paraître) à propos de la propension des dirigeants du rugby français à condamner l’« infidélité » des joueurs.
[9] Et ce notamment car elle n’a pas à prendre en charge les coûts de production et d’assurance de la main-d’œuvre dont elle use. Plusieurs auteurs montrent que ce recours à une main-d’œuvre en situation irrégulière répond à une logique économique qui permet de bénéficier du travail sans devoir prendre en charge les coûts inhérents à la présence durable d’un travailleur, ce qui assure aux employeurs qui usent de ce type de main-d’œuvre tous les avantages économiques d’une « délocalisation sur place ». Sur ces points voir Morice A. (2004), « Le travail sans le travailleur », Plein droit, n° 61, et Terray E. (1999), op. cit.
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