Article extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »

Du travail social à l’action juridique

Didier Maille

Assistant de service social, responsable du service social du Comede.
Le monde du travail social peine à définir une ligne de conduite en matière d’action juridique contre l’administration. Confrontés aux atteintes généralisées et répétées portées aux droits des étrangers, les professionnels de l’action sociale sont appelés à repenser leurs positionnements, leurs méthodes, leurs limites.

Les dispositifs d’action et de protection sociale se complexifient en même temps que la figure de l’étranger est délégitimée dans le discours public. Dans ce contexte, les acteurs de l’intervention sociale sont particulièrement mal à l’aise face à l’intensification des pratiques illégales de l’administration. Les demandes qui leur sont adressées par les usagers sont transformées (quel type de recours engager ?), les méthodes sont remises en question (négociation ou contentieux ?), les positionnements sont bousculés (le travailleur social n’est-il pas au cœur de la machine administrative elle-même ?).

Pourtant, même si ni la formation ni la définition du travail social ne le prévoient explicitement, un infléchissement de l’action sociale vers l’action juridique est indispensable pour intégrer la dimension de conflictualité du rapport des usagers avec la puissance publique. Malgré la contradiction apparente, cet infléchissement est d’ailleurs conforme tant aux exigences du terrain qu’aux missions assignées par la collectivité elle-même aux travailleurs sociaux.

En matière d’accompagnement social des étrangers, une montée en puissance de l’expertise juridique est visible. Les travailleurs sociaux généralistes ou spécialisés sont directement confrontés aux difficultés croissantes que rencontrent les populations étrangères dans l’accès aux droits. Schématiquement, la précarisation du droit au séjour des étrangers en France entraîne une série de conséquences « sociales » du fait du lien juridique direct entre nationalité, titre de séjour et droits sociaux associés [1]. La question de l’accès aux prestations sociales se transforme donc immanquablement en questions relatives au droit au séjour, et les priorités sociales se tournent vers la « régularisation ». Mais ce passage de la protection sociale vers les questions de police des étrangers est une source réelle de difficultés pour les travailleurs sociaux, notamment du fait de la complexité de la matière et du rapport conflictuel qu’elle entraîne avec l’administration.

En matière de titre de séjour, il est désormais notoire que le simple « suivi social » (information sur les droits, parfois accompagnement au guichet de la préfecture) ne permet pas nécessairement aux étrangers d’accéder à leurs droits, et que le recours à l’expertise juridique est indispensable pour espérer être entendu de l’administration. Au sein du service social d’une association comme le Comede [2], la transformation des activités est manifeste face aux difficultés accrues rencontrées par les étrangers pour accéder à un titre de séjour. Le tableau ci-dessous indique clairement l’accroissement des interventions en soutien aux premières demandes et l’augmentation du contentieux.

Un simple renouvellement de titre de séjour génère aujourd’hui, dans les « grandes préfectures », des anomalies aux conséquences sociales démesurées. La non délivrance de récépissé de renouvellement avec droit au travail provoque la perte pure et simple de toute ressource (emploi, allocations financières), et peut mettre en cause l’accès aux soins (impossibilité de renouveler une assurance complémentaire-CMU et obligation d’instruire une demande d’aide médicale État complémentaire). Les défaillances administratives, en apparence mineures, ont des conséquences sociales massives qui imposent une implication lourde de la part des travailleurs sociaux. Dans un contexte de surcharge de travail, cet accompagnement individuel qui nécessite des connaissances pointues sur le droit des étrangers requiert, de leur part, un investissement intense et « chronophage ».

Par ailleurs, le champ de la protection sociale n’échappe pas à la multiplication des entraves mises dans l’accès aux droits avec des niveaux de conflit très élevés du fait des choix assumés par les organismes servant des prestations. Le paradigme de cette escalade est la circulaire ministérielle du 17 février 1995 invitant les caisses d’allocations familiales à refuser aux étrangers la reconnaissance des droits qu’ils veulent faire valoir et à ne s’y résoudre qu’après que la juridiction saisie par l’usager les y contraigne. [3]

Dans un tel contexte, l’intervention sociale est appelée à modifier ses priorités de travail, à développer son niveau d’expertise juridique (diagnostic) et à étendre ses interventions jusqu’au contentieux (action). Mais comment agir et dans quelles limites ?

Les travailleurs sociaux sont initialement peu préparés pour analyser et agir dans ce contexte de résistance à l’application du droit par l’administration elle-même. Cette difficulté peut s’expliquer par l’ambiguïté originelle du travail social et par l’absence de mission claire dans le champ de l’accès aux droits [4]. Car, dès ses origines, le travail social s’est bien gardé d’expliciter clairement son rapport à la puissance publique. Il n’est pas possible ici d’en reprendre toutes les raisons mais on observe, au risque d’être schématique, un conflit d’intérêt entre, d’une part une commande sociale donnant comme priorité de favoriser la « cohésion sociale » et partant la paix sociale, et d’autre part une mission d’accompagnement individuel vers l’« autonomie » de chacun. Indépendamment de la question de son rapport au « droit des étrangers », le travail social n’en finit plus de chercher son rôle entre normativité et émancipation.

De plus, en matière d’accès aux droits, la vocation du travail social est loin d’être claire. Dans le discours officiel du secteur social, les références à l’accès aux droits et/ou à la justice sociale sont faibles et floues. Par exemple, le référentiel d’activités de la profession d’assistant de service social [5] ne comporte qu’un item (sur trente-deux) sur « l’accès aux droits ». Et encore, il s’agit seulement d’une « information de la personne  ». Le même référentiel contient en revanche huit items consacrés au rôle d’interface et de négociation (ex : « négocier pour les personnes auprès des associations, les institutions, les services publics  »). Ce dernier chiffre monte à un item sur deux dans le seul champ d’activité dit « accompagnement social ».

Pour un positionnement institutionnel

La priorité est donc clairement donnée à la coopération entre acteurs et repose sur le postulat selon lequel l’ensemble de l’« appareil social » partagerait un objectif commun et consensuel : « améliorer les conditions économiques et sociales  » [6]. Ce postulat fonctionne comme un mythe. Il est évidemment approximatif en matière de lutte contre l’exclusion (voir notamment le débat sur la légitimité de la protection sociale non fondée sur le travail). Mais il est indéniablement faux en matière de droit au séjour ou de protection sociale des étrangers en France. La discipline « droit des étrangers » met en évidence l’impossibilité, pour le travail social, de préciser clairement ses missions dédiées aux conflits des citoyens avec la puissance publique.

Face à un État qui ne respecte pas lui même la règle qu’il a édictée, l’élaboration de contrepouvoirs et l’usage du contentieux administratif semblent donc bien loin des moyens d’action du travail social. Pour autant, les travailleurs sociaux ne sont pas condamnés à être soit agent pacificateur de la collectivité soit conseiller juridique de l’opprimé. Une marge de manœuvre peut se dégager qui requiert néanmoins, de la part de chaque professionnel, une analyse lucide du positionnement [7] de sa structure dans l’organisation des pouvoirs publics.

Si les définitions du travail social sont si floues, c’est que les univers d’intervention sont multiples, le monde du travail social recouvrant des situations professionnelles et des contextes institutionnels incroyablement variés. Le terme « travailleur social » trouve ici toute sa limite, car s’il correspond à des référentiels de qualifications partagés, il ne renvoie à aucune définition commune en termes de positionnement face aux pouvoirs publics.

Les difficultés que rencontrent les travailleurs sociaux pour s’emparer de l’outil juridique au service des usagers ne sont donc ni homogènes ni immuables et ne sauraient s’expliquer par la seule « culture compassionnelle » globale du travail social. Elle doivent s’analyser au regard de la place qu’occupe l’institution employeur dans l’espace public et plus précisément dans sa distance avec le pouvoir exécutif. Entre l’assistant social du Conseil général (circonscription d’action sanitaire et sociale, aide sociale à l’enfance, …), le conseiller en économie sociale et familiale de la caisse d’allocations familiales et l’intervenant social et juridique d’une grande ONG, il n’est pas de définition ni de pratique commune possible pour l’« accès aux droits » au-delà des fondamentaux de principe et des impératifs éthiques. L’engagement des travailleurs sociaux pour soutenir des contentieux intentés par les étrangers contre l’administration dépend du degré d’indépendance de leur organisation employeur vis-à-vis du pouvoir exécutif. Cette distance au pouvoir exécutif se mesure notamment à l’aune du statut juridique et du mode de financement (privé ou public) de la structure.

C’est parce qu’il est capable d’élucider la place de son institution et de sa mission dans son rapport aux pourvoyeurs de services et de prestations que le travailleur social peut dégager, au sein de sa pratique professionnelle, la marge de manœuvre nécessaire pour soutenir l’action juridique des usagers-citoyens. L’usage de l’outil juridique, indispensable en droit des étrangers est donc borné, avant même de prendre en compte les compétences juridiques individuelles, par le positionnement institutionnel de l’organisation support. La méconnaissance de cette donnée par le travailleur social militant conduit à la double impasse de l’épuisement professionnel ou de la faute professionnelle.

Mais une fois cette limite identifiée, l’outil juridique doit en revanche être revendiqué et pratiqué comme un outil indispensable de l’arsenal du travail social, outil de conflit assumé avec la puissance publique. Dans le contexte actuel de l’immigration, il n’est pas d’accès aux droits qui puisse se limiter à la seule information juridique. Les travailleurs sociaux doivent redécouvrir la dimension dynamique du rapport entre droit et application du droit, sortir de la vision caricaturale de leur formation initiale où le droit est présenté comme la règle du jeu social intangible et « révélée ». La situation des étrangers en France aujourd’hui nous rappelle que le droit est une règle contingente et vivante qui évolue au gré des rapports de force entre acteurs sociaux, un droit à construire, en permanente évolution, un outil possible de régressions ou de conquêtes sociales.

Pour autant, les travailleurs sociaux ne sont pas des juristes. Ils ne sont ni tournés ni formés au contentieux, et les risques d’un juridisme excessif sont connus : confusion des genres (se substituer à l’avocat), faute professionnelle (recours signé par le professionnel et non par le requérant), noyade sous l’action individuelle (abandon de l’accompagnement social de seconde intention). Malgré tout, trois inflexions profondes de la pratique professionnelle sont urgentes face à la dégradation des relations avec les administrations en charge des étrangers.

A l’échelle du mandat professionnel, et pour sortir de l’insécurité et de la frilosité de certains face à la machine administrative, les fondamentaux de droit doivent être réinvestis : hiérarchie des normes, organisation administrative de la France, théorie de la décision administrative exécutoire. L’accompagnement juridique doit être revendiqué auprès de l’employeur et programmé dans la charge de travail et les priorités du service. Le recours systématique à l’aide juridictionnelle et sa promotion pour un accès sans discrimination pour les étrangers (y compris en séjour irrégulier) doivent être érigés en priorité dans le « secteur social ».

A l’échelle de l’accompagnement individuel, une maîtrise avancée sinon experte de la procédure administrative pré-contentieuse (relation entre l’administration et les citoyens, timings et délais, modalités de recours) doit s’imposer de manière à ménager (voire programmer) un possible contentieux avec l’administration. Le passage par l’écrit doit devenir un réflexe, dans un secteur où les habitudes sont fondamentalement orientées vers l’oral. La pratique fondatrice étant celle du travail en réseau basé sur la coopération par téléphone « de partenaire à partenaire », les écrits sont essentiellement des écrits de synthèse de situation ou de signalement. Ils doivent devenir des écrits offensifs pour « prendre date ».

Ensuite, la question mineure mais paralysante de l’usage ou non du papier à en-tête de la structure doit être discutée et tranchée en fonction d’une décision interne. L’usage du « recommandé avec accusé de réception » est également un cap difficile à franchir puisqu’il manifeste la fin du mythe de la coopération bienveillante entre services sociaux et fournisseurs de prestations. Il nécessite des références aux textes qui fondent le cadre juridique applicable, références souvent oubliées voire jamais assimilées. Le mythe du « ça va fâcher l’administration et desservir l’usager » doit également être déconstruit au regard de la réalité des pratiques administratives d’aujourd’hui et de la vanité de toute approche gracieuse. Pour les usagers, les graves pertes de chance imputables au défaut de rigueur à l’écrit des professionnels du social doivent interroger toute la profession (point de départ repoussé pour le versement d’une prestation, recours inutilement différés). Enfin, à l’échelle collective, la limite (l’inefficacité ? [8]) de l’outil juridique renforce la nécessité d’un couplage fécond avec l’action politique, au cours du temps professionnel (travail en réseau) ou hors du temps professionnel (organisations professionnelles et militantisme).

Contre-pouvoir

Parce que leur statut les plonge au cœur des contradictions de notre société, les travailleurs sociaux connaissent bien les ambiguïtés d’un État dont l’exécutif aménage la précarité sociale et juridique des citoyens pendant que le pouvoir législatif vote des lois de lutte contre les exclusions. Ce même État pratique la résistance à l’application de la loi tout en finançant des « points d’accès aux droits ».

Face au déséquilibre du rapport de force entre citoyens-étrangers et puissance publique au profit de l’arbitraire administratif, l’expertise juridique devient le levier prioritaire pour sortir le travail social de son rôle de simple gestionnaire de la précarité. Car même s’il peut agir en interne pour orienter son institution vers des activités visant à contenir les excès de pouvoir de l’administration, le professionnel du social n’est pas un contre-pouvoir en lui-même. Ce sont les effets de sa pratique au service des personnes (empowerment) ou éventuellement de son institution (lobbying) qui agissent comme contre-pouvoir. Un contre-pouvoir plus que jamais nécessaire et conforme aux exigences de la démocratie. Car, au-delà de son mandat strict, le travail social est au service d’un projet plus large, à savoir garantir la sécurité juridique et sociale de tous, démunis ou pas : « Le recours au droit est la seule solution qui ait été trouvée à ce jour pour sortir des pratiques philantropistes ou paternalistes – fussent-elles exercées par des instances officielles ou par des professionnels de l’aide sociale – qui conduisent à se pencher avec plus ou moins de bienveillance, ou de suspicion, sur le sort des malheureux pour apprécier si, et dans quelle mesure, il méritent vraiment d’être aidés. […] Il faut fermement rappeler que la protection sociale n’est pas seulement l’octroi de secours en faveur des plus démunis pour leur éviter une déchéance totale. Au sens fort, elle est pour tous la condition de base pour qu’ils puissent continuer d’appartenir à une société de semblables [9] ».




Notes

[1Pour une synthèse de cette problématique : « La protection sociale des étrangers, le difficile chemin vers l’égalité des droits  » ; A. Math, A. Toullier, Confluence méditerranée n°48 hiver 2003-2004

[2Le Comité médical pour les exilés (Hôpital de Bicêtre) fournit des soins et des conseils médico-juridiques aux étrangers et anime un centre ressource sur la santé des exilés. www.comede.org.

[3« Quand la sécu ignore les décisions de justice », D. Lochak, Plein droit n° 28 septembre 1995.

[4Voir également l’article de C. Garcette et Ch. Daadouch « Entre droit et éthique : le grand écart », Plein droit n° 70 octobre 2006.

[5Arrêté du 29 mars 2004, annexe I.

[6Voir la définition du travail social par les Nations Unies en 1959.

[7Sur le positionnement institutionnel en travail social et les apports de la sociologie des organisations et de l’analyse institutionnelle, voir L’intervention institutionnelle en travail social, D. Martin et P. Royer, Editions L’Harmattan, 1987.

[8« Défaite ou victoire », Danièle Lochak, Plein droit n° 47-48, janvier 2001.

[9Extrait d’un texte de référence pour penser la « protection » dans nos sociétés : « L’insécurité sociale », Robert Castel, La République des Idées, Editions du Seuil 2003.


Article extrait du n°72

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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