Article extrait du Plein droit n° 72, mars 2007
« Le travail social auprès des étrangers (2) »
Quelles politiques pour quelle intégration ?
Violaine Carrère
Formatrice de travailleurs sociaux
Ces deux dernières années viennent de connaître, en deux actes, de profonds bouleversements d’institutions piliers, depuis plusieurs décennies, des politiques sociales en direction des populations immigrées. Premier acte : avril 2005, l’Office des migrations internationales (Omi) absorbe le Service social d’aide aux émigrants (SSAE) pour donner naissance à l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem). Deuxième acte : octobre 2006, le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild) disparaît au profit d’une autre nouvelle agence, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé).
Quel sens ont ces bouleversements ? Quel est le projet politique derrière ces changements de nom, de structures ? Quelle évolution des politiques sociales concernant les immigrés accompagnent-ils ?
Une première hypothèse semble à écarter, celle d’une simple coïncidence. Certes, de prime abord, les institutions concernées n’ont que de faibles rapports les unes avec les autres, et les missions qui leur ont été fixées sont distinctes. Mais la proximité entre les deux premiers organismes « fusionnés », le SSAE et l’Omi, était, elle aussi, tout sauf évidente… Surtout, le ministre de l’intérieur en exercice au moment de ces bouleversements, Nicolas Sarkozy, a annoncé son projet de resserrer encore l’organisation institutionnelle concernant les immigrés en France. Il souhaite d’ailleurs aussi que l’Union européenne se dote d’une vaste structure commune de gestion de l’immigration. Les réformes institutionnelles effectuées en France avec la création de l’une et l’autre agences semblent bel et bien correspondre à une même ligne politique, à la reprise en mains d’outils de « gestion » des populations migrantes.
Ceci s’observe plus facilement avec l’Anaem qu’avec l’Acsé. La création de l’Anaem porte en effet clairement en elle cette volonté de contrôle de l’État sur tout ce qui concerne les migrants, en plaçant une structure composée essentiellement de travailleurs sociaux, le SSAE, dans le giron de l’Omi, c’est-à-dire d’un établissement public. Cette réforme est d’ailleurs intervenue après plusieurs années où le SSAE, qui bien qu’ayant le statut d’association était de fait sous l’étroite tutelle du ministère des affaires sociales, son budget en dépendant entièrement, avait vu ses activités largement réorientées par les pouvoirs publics vers le déploiement d’une mesure décidée en haut lieu : le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI). La création de l’Anaem consacre donc l’abandon d’une politique de travail social spécifique auprès des étrangers, de même qu’elle marque la volonté de diriger tous les efforts vers ceux que l’on désigne sous le vocable de « primo-arrivants » : entrés dans le cadre du regroupement familial, réfugiés, nouveaux titulaires d’un titre de séjour. Fin de l’action sociale en faveur des étrangers tous statuts confondus – et évidemment fin de l’aide aux sans-papiers. Passée la première étape de l’accueil, contractualisé, les étrangers sont appelés à s’adresser aux mêmes institutions sociales que l’ensemble des citoyens.
En ce qui concerne l’Acsé, les choses sont plus confuses. La presse a principalement traité l’événement comme un changement de nom, de Fasild en Ancsec ou Acsé [1]. Or la réforme opérée avec la naissance de l’Acsé va plus loin qu’il n’y paraît de prime abord. Créé par la loi du 31 mars 2006 sur l’égalité des chances, cet établissement public administratif ne reprend pas seulement l’essentiel des missions du Fasild. Son champ d’action doit englober certaines des attributions de la Délégation interministérielle à la ville (Div) et la plupart des interventions menées en direction des quartiers dits prioritaires, auparavant du ressort de la Politique de la ville. L’Agence se voit aussi confier la lutte contre l’illettrisme, avec l’intégration en son sein de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) ainsi que des missions nouvelles, telles que le Service civil volontaire, dispositif encore embryonnaire. En revanche, les missions relatives à l’accueil des populations étrangères de l’ancien Fasild, en particulier celles liées au Contrat d’accueil et d’intégration, sont transférées à l’Anaem (accueil et information des bénéficiaires potentiels du contrat, diagnostic des besoins, orientation).
Par ce découpage en deux Agences, est affichée une certaine idée de l’intégration : si les « primo-arrivants » doivent être pris en charge dès leur arrivée et bénéficier d’un accueil spécifique (d’une gestion spécifique), les étrangers résidant en France depuis davantage de temps relèvent des mêmes politiques que bien d’autres catégories de population ; ils sont concernés par toute la palette des dispositifs visant à lutter contre les discriminations ou tendant à corriger les inégalités, au même titre que les immigrés non étrangers, ou que l’ensemble des habitants des quartiers défavorisés. La logique, comme l’a dit la CGT lors des mouvements d’opposition à ces réformes, est : « en gros, tout l’accueil à l’Anaem, toute l’intégration à l’Acsé ».
Retracer l’évolution des politiques visant à l’intégration des immigrés en France peut aider à prendre la mesure de ce qui est en jeu aujourd’hui. C’est essentiellement la question du logement qui a été le fond de ces politiques, et l’histoire du Fonds d’action sociale (FAS), ancêtre du Fasild, est liée dès l’origine à cette question. En France, en effet, les pouvoirs publics se sont peu intéressés à l’action sociale dans d’autres domaines, comme ceux de l’accès à l’emploi ou de la formation, où les principaux acteurs ont été les associations. Tout commence en pleine période coloniale [2]. Le Fas est créé en 1958 avec un financement essentiellement assuré par les contributions d’organismes chargés du versement des prestations familiales. Quel est le rapport entre des régimes de Sécurité sociale et une institution chargée d’action sociale ?
Le droit aux allocations familiales avait été conçu au départ comme lié à des cotisations versées par les salariés, correspondant à une sorte de salaire différé [3]. Les familles des travailleurs des colonies résidant hors de métropole, les prestations versées pour elles l’étaient à un taux inférieur. Mais les familles de ceux qualifiés d’« indigènes », ou « musulmans » ont, elles, été totalement exclues du système : sur le travail des « indigènes » étaient prélevées des cotisations qui n’ouvraient pas droit à prestations.
Les revendications d’inscription d’égalité de droits en Algérie, un temps satisfaites par l’ordonnance du 7 mars 1944, ont été balayées par la Constitution de 1946, maintenant des régimes d’exception dans de nombreux domaines. Non seulement les prestations servies aux Algériens ont continué à être inférieures aux autres, mais jusqu’à la fin des années 90 l’argent de l’ensemble des étrangers résidant sans leur famille en France est resté dans les caisses d’allocations familiales.
Lors des travaux de refonte de la Sécurité sociale, après-guerre, on invoque de même, pour exclure les Français musulmans d’Algérie, le principe de territorialité, faisant mine d’oublier que les trois départements qui composent l’Algérie d’alors sont territoire français ! Il s’agit clairement de privilégier les naissances d’enfants métropolitains, c’est-à-dire de Français à part entière !
Comme cependant les prestations familiales ont un caractère contributif, on décide qu’une partie de la différence entre les prestations versées en métropole et celles versées en Algérie sera déposée sur le compte d’un « Fonds d’action sanitaire et sociale » (Fass), cet argent devant être consacré à « des réalisations sociales, en particulier à l’amélioration de l’habitat des Nord-Africains en métropole », c’est-à-dire au logement des travailleurs recrutés dans les colonies.
Voilà née l’institution qui deviendra le Fas, dont le code de la Sécurité sociale décrit ainsi
(art. L 762-1) la mission : il « met en œuvre une action sociale et familiale s’adressant à l’ensemble de la population immigrée résidant en France ». En effet, le Fas s’intéresse peu à peu à d’autres migrants que les Algériens, puis voit ses missions encore élargies – d’où le changement de nom de Fas [4] en Fasild – à l’ensemble des politiques d’intégration et de lutte contre les exclusions. Dans le même temps, et notamment sous la pression des syndicats CGT et CFDT, son financement cesse d’être lié au régime de prestations familiales – celles-ci n’étant pas pour autant versées intégralement à tous les immigrés [5] – et provient d’une subvention de l’État.
En dehors de l’action en faveur du logement des immigrés (action qui a en fait permis l’amélioration de l’ensemble du parc de logements sociaux et n’a donc pas bénéficié qu’aux seuls immigrés), le Fas a consacré une part notable de son budget à l’action sociale par délégation, pourrait-on dire, en subventionnant quelque cinq mille associations œuvrant dans le champ de l’immigration, qu’il s’agisse d’associations dites « communautaires » ou des associations qui s’occupent de formation des immigrés, d’alphabétisation, de cours de Français, de soutien scolaire, d’action éducative, de médiation, d’animation culturelle, d’aide à l’insertion professionnelle, d’aide administrative et d’accès aux droits, d’accompagnement social des personnes en difficulté… Il s’est ainsi peu à peu instauré grand pourvoyeur de fonds de tout un pan de la vie associative française, avec un quasi pouvoir de vie ou de mort, en tous cas de contrôle, sur les associations d’étrangers ou d’immigrés. Celles-ci sont de fait souvent exclues des financements de droit commun : « allez voir le FAS ! », leur dit-on…
Continuité ou changement ?
Pendant ce temps, la question du logement des familles immigrées, elle, a fait l’objet de mesures diverses. En 1975, un dispositif appelé « 1/9e prioritaire » a prévu d’utiliser en leur faveur une part des sommes collectées auprès des entreprises dans le cadre du 1% logement. Ce dispositif, qui a perduré jusqu’en 1997 et qui, au début, a effectivement servi à construire des logements réservés aux immigrés, a peu à peu été employé à la construction ou la rénovation de logements pour tous publics [6].
A partir de 1997, si un plan quinquennal est mis en place pour améliorer le parc de foyers de travailleurs migrants, la politique d’efforts spécifiques en faveur de l’ensemble des immigrés est abandonnée. Désormais, dans leur majorité, ils rejoignent les bénéficiaires des mesures prévues dans le cadre de la politique de la ville. Seuls restent gérés à part, avec le soutien du Fasild, les foyers de travailleurs migrants, lesquels sont bien souvent devenus des logements où vieillissent et meurent, faute d’avoir pu trouver place en logement social ordinaire, les migrants qui s’y étaient installés dans les années 60 et 70.
La fin du Fasild aujourd’hui, donc, clôt deux représentations successives de l’immigration, celle héritée de la période coloniale, et celle de l’immigré uniquement travailleur, logé en foyer (Sonacotra ou autres). Les anciennes missions du Fasild demeurent cependant presque inchangées, la loi de cohésion sociale de janvier 2005 les énonçant ainsi : « mettre en œuvre des actions visant à l’intégration des populations immigrées et issues de l’immigration résidant en France et de concourir à la lutte contre les discriminations dont elles pourraient être victimes » [7].
À l’intention des agents au moment de la création de l’Acsé, on parle de « continuité des missions ». Mais il est clair que la réforme de structure porte en elle une tout autre répartition des rôles et des objectifs différents. Les syndicats (la CGT-Fasild en particulier) s’interrogent sur plusieurs points : l’échelon national est remplacé, notent-ils, par celui des préfets de département, et les comités régionaux de l’Acsé sont les spectateurs passifs d’un jeu de négociation entre préfets et élus locaux ; quid de l’avenir du paritarisme qui régnait au sein du Fasild, dont le conseil d’administration incluait État, collectivités, partenaires sociaux et « des personnes compétentes issues de l’immigration » ? [8]. Etc.
Les inquiétudes à propos de la volonté des pouvoirs publics de soutenir l’action en direction des migrants ne datent pas du changement de structure. Déjà en 2002, puis en 2003, plusieurs voix s’étaient émues de constater la baisse de la dotation budgétaire de l’État au Fasild, ainsi qu’une décision de gel de 50 ou 75%, de cette subvention. On commençait à parler de licenciements. Des parlementaires posaient des questions écrites sur le sort de nombre des associations subventionnées par le Fasild...
En fait, la réorientation des crédits sur l’accueil des « nouveaux » migrants a bien sûr laissé de côté les immigrés de plus longue date. Ce problème a été évoqué par exemple par Christiane Taubira début 2005. Dénonçant l’absence de finalisation du contrat d’objectifs et de moyens du Fasild, la députée relevait que l’augmentation de son budget était de dix-sept millions d’euros, le coût de la montée en charge du CAI étant de vingt millions : des économies devaient forcément être faites sur d’autres missions.
Opacité
La Cour des comptes, dans son rapport de novembre 2004 sur « L’accueil des immigrants et l’intégration des populations issues de l’immigration », estimait qu’il était impossible de chiffrer les budgets à engager pour les actions de cette politique « compte tenu du grand nombre de sources de ces crédits et de la variété des opérateurs ». Elle notait : « Cette opacité risque d’être préjudiciable à la réussite de la politique d’intégration, en l’absence des outils, indicateurs et méthodes qui permettraient d’en mesurer les actions et, surtout, d’en évaluer les résultats ».
Le regroupement des structures œuvrant dans le champ de l’accueil et de l’intégration des immigrés peut sembler avoir pour objectif de disposer d’outils de planification des besoins et des budgets consacrés à ces politiques. Ce serait vérifié si les missions de ces structures étaient strictement dévolues à l’action sociale en direction des migrants. Or si l’Anaem vise bien un public de migrants, elle s’est défaite de la plupart des missions qu’exerçait le SSAE, en dehors de la « distribution » du Contrat d’accueil et d’intégration, dont rien ne dit qu’il constitue réellement un progrès dans l’accompagnement vers l’intégration [9]. Quant à l’Acsé, son rôle a d’emblée été défini comme ne concernant pas exclusivement les immigrés. Ce n’est donc pas demain qu’il sera possible d’avoir des données chiffrées sur les politiques d’intégration des migrants…
En attendant, on sait que beaucoup des associations qui depuis des décennies avaient construit un maillage serré de services à des populations en difficulté, dont des immigrés, ont fermé leurs portes, faute de renouvellement de leurs subventions. On sait que trouver des cours de Français-langue-étrangère (FLE) est devenu plus difficile qu’il y a quelques années. On sait que très peu nombreuses sont les structures susceptibles d’aider les étrangers reconnus réfugiés à trouver un emploi, une formation, un logement. Et si on connaît mieux qu’il y a quelques années les discriminations dont sont victimes beaucoup d’étrangers dans l’accès au logement ou à l’emploi, force est de constater l’insuffisance des mesures visant à réduire ces discriminations.
L’apparente rationalisation opérée par les réformes institutionnelles de ces deux dernières années (le regroupement de structures œuvrant dans des domaines connexes, la clarification des types de publics visés) souligne plus qu’elle ne règle le problème qu’a, décidément, la société française avec ses immigrés. La création de l’Anaem marque la volonté d’assigner au travail social la fonction de dire aux étrangers comment ils doivent s’intégrer, et de contrôler ces efforts, non de les aider réellement à entrer dans le droit commun. Celle de l’Acsé semble heureusement présupposer que les immigrés sont victimes de nombreuses inégalités sociales à cause de multiples facteurs et non du fait de leur statut d’étrangers ou d’immigrés et d’une hypothétique inaptitude (culturelle ?) à s’insérer dans la société française. Mais la nature des missions confiées à cette agence et le regroupement de structures disparates en son sein avalisent surtout une fois de plus le vieil amalgame immigrés/difficultés d’intégration, en même temps qu’il fait disparaître la singularité de cette part de la population, et après avoir provoqué la mort d’une large part du tissu associatif qui la prenait en charge. De politiques effectives d’intégration des migrants, qui viseraient d’abord l’égalité des droits, on attend toujours qu’il soit vraiment question.
Notes
[1] Le nom, ou du moins le sigle de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances a oscillé un temps entre Ancsec et Acsé. Sans doute parce que le sigle Ancsec été jugé difficile à prononcer, c’est désormais le raccourci Acsé qui est retenu, et c’est lui qu’on retrouve maintenant dans les documents officiels ou sur le site internet de l’agence.
[2] Sur l’histoire du Fas et son financement, lire Antoine Math, en particulier in Recherches et Prévisions, n° 53 – sept 1998.
[3] Les prestations familiales ne sont plus, depuis 1978, liées au fait de cotiser.
[4] Au cours des années 90, un autre sigle fera son apparition, celui de Fastif, rapidement abandonné.
[5] Aujourd’hui, la France, après avoir été condamnée dans une procédure d’infraction, a accepté de verser les prestations familiales liées aux cotisations des travailleurs étrangers dont la famille réside dans l’espace de l’Union européenne. Pour les familles résidant dans une quinzaine de pays, dont l’Algérie, ayant passé une convention bilatérale avec la France, certaines prestations sont également versées mais elles sont d’un montant moindre – et parfois dérisoire – que celles dues à une famille équivalente résidant en France. Pour les ressortissants d’autres pays, aucune prestation n’est versée. Si le Fasild vit désormais d’un autre financement, le temps d’un versement des allocations familiales à égalité n’est pas encore advenu.
[6] C’est ce qu’analyse la Cour des comptes dans un rapport de 1997.
[7] La loi de cohésion sociale précise que le Fasild « participe au service public de l’accueil assuré par l’Anaem », par l’organisation et le financement des prestations d’information (journée d’information « Vivre en France »), des formations civique et linguistique et des prestations de bilans associées à la signature du CAI.
[8] La même question est posée à propos des CRILD (Commissions régionales pour l’intégration et la lutte contre les discriminations).
[9] A l’issue de la phase expérimentale du déploiement du CAI dans une dizaine de départements, une étude d’évaluation a été réalisée. Le rapport rendant compte de cette évaluation est soigneusement tenu secret, ce qui laisse à penser que ses conclusions ne sont pas très positives…
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