Article extrait du Plein droit n° 126, octobre 2020
« Illégaliser, régulariser »

Les régularisations, composantes des politiques migratoires

Sara Casella Colombeau

Maîtresse de conférence, université Grenoble-Alpes

Au fil des ans, et plus nettement encore depuis le milieu des années 2000, les grandes opérations de régularisation se sont raréfiées, avec pour conséquence l’allongement des durées pendant lesquelles les personnes étrangères sont maintenues dans l’illégalité. Les gouvernants considèrent que le coût politique et administratif de ces régularisations collectives est trop élevé et que les sorties de l’illégalité doivent dorénavant s’opérer de manière quasi confidentielle, préfecture par préfecture, dossier par dossier. Le mot lui-même devient tabou et on préfère parler d’« admission exceptionnelle au séjour ». Ce sont ces évolutions et ces mécanismes discrets d’illégalisation-régularisation que s’emploient à analyser les contributions réunies dans ce dossier [1].

Les régularisations font partie de longue date de la boîte à outils des autorités françaises en matière de politiques migratoires. Elles apparaissent comme la contrepartie inévitable d’une législation trop rigoureuse et font fonction de soupape de sûreté lorsque la pression résultant de la présence en masse des sans-papiers devient trop vive. Jusqu’au début des années 1970, la régularisation a même constitué le mode « normal » d’accès à un titre de séjour, échappant à un carcan réglementaire manifestement inadapté, avec l’assentiment implicite, voire explicite, des pouvoirs publics. Ainsi, en 1968, 82% des titres délivrés l’étaient à des personnes entrées sur le territoire sans avoir respecté la procédure. Le coup d’arrêt donné à l’immigration à partir de 1972, avec les circulaires Marcellin-Fontanet, correspond principalement à l’interdiction « pour l’avenir [de] la régularisation des travailleurs entrés en France sans être munis d’un contrat de travail [2]. » Ces circulaires marqueraient ainsi le « passage d’un régime de régularisation permanente à celui d’une “régularisation exceptionnelle” [3] ».

Mais que faut-il entendre par « exceptionnelle » ? La place occupée par les régularisations n’incite-t-elle pas à douter de la pertinence d’un tel qualificatif ? Dans son avis du 22 août 1996, rendu à la suite de l’évacuation des sans-papiers occupant l’église Saint-Bernard, le Conseil d’État [4] précisait que la régularisation est une « mesure gracieuse » prise « à titre exceptionnel » par l’autorité administrative utilisant la marge de manœuvre dont elle dispose. Il n’existe, par hypothèse, pas de « droit à la régularisation » qui serait ouvert sur la base de critères prédéfinis. Les régularisations sont accordées hors du cadre de la loi, sur la base soit d’une décision ministérielle – sous la forme d’une circulaire – soit d’une décision préfectorale ponctuelle.

La pratique française

C’est la première modalité qui l’a emporté dans un premier temps : la France se distingue des autres pays d’Europe occidentale par un recours répété, dans les années 1980 et plus encore 1990, à des régularisations collectives touchant plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de personnes. Engagées sur des critères définis le plus souvent par circulaires, elles sont conçues comme limitées dans le temps. Pour s’en tenir aux principales et en se fondant sur les chiffres généralement retenus, ces opérations vont concerner 40 000 personnes en 1973, sur le fondement de la circulaire Gorse ; 130 000 personnes (sur 150 000 demandes) en 1981-1982 après l’arrivée de la gauche au pouvoir ; 15 000 demandeurs d’asile déboutés en 1991 (sur 50 000 demandes) ; 90 000 personnes encore sur la base de la circulaire Chevènement de 1997 (pour 150 000 dossiers déposés) [5].

Au cours des deux décennies qui suivent, d’autres opérations de régularisations sont organisées, d’abord en 2006, alors que Nicolas Sarkozy est ministre de l’intérieur, visant les parents d’enfants scolarisés (moins de 7 000 régularisations pour 30 000 dossiers déposés), puis en 2012, avec la circulaire Valls de 2012 qui inclut l’admission exceptionnelle au séjour au titre du travail. D’autres opérations de régularisations collectives de moindre ampleur ont également lieu entre 2006 et 2009 en réponse aux grèves avec occupations des travailleurs et travailleuses sans-papiers [6]. Mais les régularisations peuvent être aussi plus modestes, répondant à des mobilisations localisées et décidées par les autorités préfectorales. Elles peuvent enfin avoir lieu en dehors du cadre d’une mobilisation collective, dans un face-à-face entre le ou la demandeuse et l’administration.

Dans toutes ces hypothèses, les régularisations correspondent à la définition du Conseil d’État car elles interviennent hors du cadre législatif. Or, plusieurs textes adoptés à partir des années 1980 ont prévu la délivrance d’une autorisation de séjour et de travail à des personnes en situation irrégulière se trouvant déjà sur le territoire. Ainsi, la loi du 17 juillet 1984 prévoit d’accorder une carte de résident à l’étranger qui réside en France habituellement depuis plus de quinze ans. Plus tard, la loi Chevènement de 1998 pérennisera certains des critères définis lors de la régularisation collective de 1997-1998 en permettant la régularisation de personnes se trouvant en situation irrégulière sur le territoire. Aujourd’hui, une procédure dite d’« admission exceptionnelle au séjour » figure dans le code de l’entrée et du séjour et du droit d’asile (Ceseda), grâce à laquelle des personnes en situation irrégulière peuvent obtenir la régularisation de leur situation, même si le mot est désormais tabou. Quoi qu’il en soit, à partir du moment où l’on introduit dans la loi un mécanisme de régularisation permanente sous la forme d’une admission « exceptionnelle » au séjour, la régularisation ne peut pas être assimilée à une procédure se déroulant « en dehors » de la loi.

Notons qu’il est difficile d’obtenir des statistiques précises et définitives sur ces régularisations. Dans le rapport annuel de la Direction des étrangers du ministère de l’intérieur, communiqué au Parlement, les admissions exceptionnelles au séjour sont recensées, mais les chiffres rendent compte des régularisations effectuées au titre des articles L. 313-11,7° et L. 313-14 du Ceseda et correspondent donc à une conception plus large que celle donnée par le Conseil d’État. Ces statistiques prennent en compte tout octroi d’un statut régulier à un étranger se trouvant sur le territoire en situation irrégulière, que cet octroi soit ou non prévu par la loi. L’incapacité dans laquelle on est d’obtenir les chiffres des régularisations n’est sans doute pas sans rapport avec le souhait des pouvoirs publics de camoufler une réalité susceptible d’alimenter un procès en « laxisme » contradictoire avec la politique de fermeté affichée. On relève du reste une attitude analogue au Royaume-Uni où l’on a toujours évité les régularisations à grande échelle mais où elles se font discrètement, à l’abri des regards de l’opinion publique [7].

Il y a donc un décalage entre l’existence de ces modalités de régularisation permises par la loi et le flou à la fois juridique et statistique qui les entoure. En invisibilisant une part non négligeable non seulement de l’activité administrative liée à la régulation de l’immigration, mais aussi des titres de séjour délivrés, la présentation des politiques migratoires est amputée.

Visibles ou discrètes

L’idée que les régularisations ont un caractère exceptionnel est donc entretenue par les acteurs politiques et l’administration. La régularisation qui a suivi l’élection de François Mitterrand en 1981 et qui correspondait à une promesse de campagne, tout comme celles organisées par le gouvernement Jospin entre juillet 1997 et avril 1998, visaient à mettre en scène la volonté du gouvernement de régler une fois pour toutes la question des sans-papiers. Mais ce type de régularisation est très mal reçu par les acteurs préfectoraux. Comme le précise ce haut fonctionnaire, spécialiste des questions d’immigration et ayant eu des responsabilités dans les années 1980 et 1990 au ministère de l’intérieur : « Et donc pour les préfets, train de régularisation égal bureau des étrangers submergés par les demandes. Ils ne voyaient que ça, les préfets. Oh la la, il faut que je fasse venir mon secrétaire général, ça va être le souk à la direction de la réglementation pendant un an parce qu’il va falloir gérer les files d’attente… Il ne faut pas chercher plus loin. [8] »

Ce sont donc d’autres régularisations « peu visibles » et « au fil de l’eau » qui sont privilégiées. Elles résultent de la décision discrétionnaire des acteurs préfectoraux, à l’issue d’un examen individuel du dossier de la personne étrangère qui en fait la demande. En cas de réponse positive, cette régularisation aura lieu de façon discrète.
La question de la visibilité est centrale. Une anecdote relatée par un haut fonctionnaire en poste à la préfecture de police de Paris, qui suivait la régularisation de 2006, rend compte de l’importance de cette invisibilisation. Il explique comment, répondant à une journaliste du Monde qui lui demandait combien il y aurait de régularisations, au vu des 11 000 ou 12 000 dossiers déposés, il avait répondu : forcément plusieurs milliers. Le Monde avait affiché en « une » : « Il y aura plusieurs milliers de régularisations », provoquant la colère de Sarkozy.

Lors des grèves et des occupations de lieu de travail de travailleurs et travailleuses sans-papiers en 2008-2009, l’administration a ici encore cherché à en limiter le retentissement et la portée. Les négociations engagées étaient souvent très localisées et peu relayées dans les médias. Les critères de régularisation étaient discutés dans un face-à-face déséquilibré entre les personnes directement concernées et leurs soutiens, d’un côté, et une administration entièrement décisionnaire, de l’autre.

Des effets sur les luttes

L’existence de cette procédure d’admission « exceptionnelle » au séjour, concédée comme une « faveur » par l’administration, éventuellement précédée d’une mobilisation visant à introduire un rapport de force favorable, n’est pas sans effet sur les investissements militants. Car ces luttes souvent limitées à une localité supposent de négocier avec les préfectures ; dès lors, comme le montrent Mathilde Pette et Gérard Minet, dans ce numéro, les collectifs et associations se trouvent contraints d’effectuer un tri dans les dossiers qu’ils vont présenter aux services préfectoraux, pour accroître leurs chances de succès et préserver leur propre crédibilité. Le phénomène est également perceptible s’agissant des régularisations par le travail sollicitées sur le fondement de la circulaire Valls de 2012. Il en est résulté une implication croissante des acteurs du monde du travail : syndicats et employeurs. De son côté, Émeline Zougbédé montre bien comment les syndicats intervenant en soutien de grèves de travailleurs et travailleuses sans-papiers sélectionnent les dossiers qui seront transmis à la préfecture. D’autres travaux ont mis en évidence la place centrale accordée aux employeurs dans la sélection des travailleurs sans-papiers [9].

Le rapport de force déséquilibré, conjugué avec le caractère vital de l’obtention d’un titre de séjour pour les personnes directement concernées rend difficile le dépassement des cas individuels pour aller, par exemple, vers la revendication d’une régularisation générale.

Du côté préfectoral, ce travail de négociation est considéré comme une activité ordinaire. Les échanges sont quotidiens avec les associations de défense des droits des étrangers. Ainsi, plusieurs fonctionnaires de préfecture rencontrés au cours de cette enquête, qu’ils aient été en poste dans les années 1990 ou 2000, mentionnent le temps passé à recevoir les associations. Ils insistent sur leur rôle d’intermédiaires auprès de celles-ci. Le choix des associations et le traitement des cas semblent alors relever de leur bon vouloir.

Le dernier mot au préfet

L’exceptionnalité des régularisations laisse une marge de manœuvre très large aux acteurs préfectoraux. Que ce soit dans l’application de l’admission exceptionnelle au séjour ou dans la négociation avec les personnes sans-papiers mobilisées, ils occupent une place centrale, en dehors de tout « contrôle juridictionnel ou politique [10] ». C’est particulièrement le cas depuis 2006 et la loi Sarkozy qui a supprimé la possibilité d’obtenir un titre de séjour de façon automatique, en cas de résidence ininterrompue pendant dix ans sur le territoire [11].

L’objectif est donc moins de réduire l’immigration légale que de garder le contrôle sur le processus de régularisation. Le caractère discrétionnaire des décisions administratives est alors assez naturellement l’objet de négociations et de luttes. Les grèves organisées en 2008 par les travailleuses et travailleurs sans-papiers et leurs soutiens syndicaux avaient pour effet de casser le face-à-face individuel avec la préfecture et de contribuer à gagner son statut plutôt que de le « recevoir en faveur [12] ». L’objectif était d’introduire un troisième acteur dans ces négociations : la pression économique exercée par les grévistes sur les employeurs était pensée comme un levier pour obtenir gain de cause. Les négociations engagées alors avec le ministère de l’immigration portaient sur la nature des critères à retenir et, surtout, sur la fixation de ces critères afin de diminuer ce caractère discrétionnaire. Toutefois, les travailleurs sans-papiers et les syndicats ne sont pas parvenus à maintenir un rapport de force suffisant pour définir des critères clairs et communs à toutes les préfectures.

Que ces critères soient l’expression d’une « raison humanitaire » ou de l’utilitarisme migratoire – remis au goût du jour à la faveur du confinement au printemps 2020 – ce qui importe c’est que les acteurs administratifs préfectoraux ou les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) conservent le pouvoir de décision. Les conditions d’application de l’« amendement Emmaüs » en sont une bonne illustration puisqu’elles témoignent de ce que, même dans un contexte considéré comme favorable, puisque des députés de tous les bords politiques ont plaidé pour qu’il soit introduit dans la loi, le dernier mot doit rester au préfet [13].

L’expérience des personnes étrangères en situation irrégulière est forgée autant par le processus d’illégalisation que par la perspective de la régularisation. C’est ce que Sébastien Chauvin et Blanca Garcés-Mascareñas identifient comme une nouvelle « économie morale centrée autour de la figure d’un sujet "méritant" [qui] encourage les personnes étrangères en situation irrégulière à accumuler des preuves officielles ou semi-officielles de leur présence, des certificats de bonne conduite économique et légale, et autres emblèmes symboliques du bon citoyen, surtout, mais pas uniquement en vue d’une future régularisation [14] ». Les régularisations récompensent une forme de « mise à l’épreuve » des personnes étrangères ; elles créent ainsi des attentes et suscitent des stratégies de la part des étrangers en situation irrégulière.

Illégalisation et régularisation sont ainsi les deux faces d’une même médaille. Ce qui est vrai au niveau individuel l’est également au niveau de l’élaboration des politiques d’immigration. Alors que les discours actuels, au niveau national comme européen, reviennent de manière obsessionnelle sur le contrôle des frontières, la majeure partie de l’activité administrative en matière migratoire concerne des personnes qui sont déjà sur le territoire et, pour la plupart, entrées légalement. Tout est mis en œuvre pour que l’illégalisation soit la norme et la régularisation l’exception, mais l’une ne va pas sans l’autre.




Notes

[1Cette problématique a été abordée à de nombreuses reprises dans Plein droit qui lui a notamment consacré deux dossiers : n° 11, juin 1990 : « Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? » ; n° 38, avril 1998, « Les faux-semblants de la régularisation ».

[2Sylvain Laurens, Hauts fonctionnaires et immigration en France (1962-1981). Socio-histoire d’une domination à distance, École des hautes études en sciences sociales, 2006, p. 328.

[3Alexis Spire, Étrangers à la carte, Grasset, 2005, p. 245.

[4Conseil d’État, Section de l’intérieur, 22 août 1996, n° 359622, Avis « Étrangers non ressortissants de l’UE ».

[5Cette énumération n’est pas exhaustive. Pour être complet, il faudrait encore mentionner la régularisation, en 1979, de quelque 3 000 travailleurs turcs employés dans des ateliers clandestins de confection du quartier du Sentier à Paris ou, en 1995-1996, celle de parents d’enfants français auxquels la loi Pasqua de 1993 ferme l’accès automatique à un titre de séjour.

[6Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette, On bosse ici, On reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, La Découverte, Cahiers libres, 2011.

[7Voir Mike Slaven et Sara Casella Colombeau, « Au Royaume-Uni, on régularise en cachette », Plein droit n°126, octobre 2020, p. 28.

[8Entretien réalisé en juillet 2018.

[9Barron et al., op. cit.

[10Christel Cournil, « La régularisation, une pratique injuste et inefficace », Plein droit, n° 76, mars 2008.

[11Voir Nathalie Ferré, « Admission au séjour : quand l’exception devient la règle », Plein droit n°126, octobre 2020, p. 7.

[12Barron et al., op. cit., p. 297.

[13Voir Tiphaine Guignat, « L’exception Emmaüs », Plein droit n°126, octobre 2020,p. 24.

[14Sébastien Chauvin, Blanca Garcés-Mascareñas, « Beyond Informal Citizenship : The New Moral Economy of Migrant Illegality », International Political Sociology 6, n° 3 (2012), p. 243


Article extrait du n°126

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Dernier ajout : vendredi 13 novembre 2020, 14:08
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